Exclusif: le reportage du "Corriere"

Ma traduction intégrale en français, d'après la version originale mise en ligne par un site italien. Et la confirmation de quelques affirmations pourtant contestées d'Antonio Socci, en particulier que les mots attribués à Benoît XVI "il n'y a qu'un seul Pape, François" ne sont que le fruit de rumeurs et n'ont sans doute jamais été prononcés. Ce qui change tout (5/7/2019)

Original en italien au format PDF, via <Chiesa e post Concilio>

>>> Voir aussi:
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Benoît XVI fait la couverture du Corriere
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Une présence lucide qui veille sur l'Eglise (Nico Spuntoni, La Bussola)
¤ Benoît XVI redoute-t-il un schisme? (Marco Tosatti)
¤ Benoît XVI est l'espoir (A. Socci)

 

Attention. Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, ce n'est pas une interview, mais un reportage, autour d'une conversation à bâtons rompus remise en forme par l'auteur, Massimo Franco... et peut-être par d'autres, intéressés à ce qu'il n'y ait aucun "dérapage".


Les adversaires de Bergoglio, souvent des conservateurs à la recherche désespérée d'une parole de Benoît qui résonne comme une critique à Bergoglio, se sont entendus répondre immanquablement qu'«il n'y a qu'un seul pape, François»

Le secret du Pape émérite


Massimo Franco
"7" Corriere della Sera
28/6/2019
Ma traduction


Une rencontre extaordinaire dans l'endroit le plus protégé du Vatican, où l'histoire d'un homme croise celle, millénaire, de l'Eglise. La voix est à peine plus qu'un souffle, mais ce qu'il dit, et son regard, démontrent lucidité et rapidité de pensée; l'affection pour notre pays «très aimé pour y aller en vacances, un peu moins pour la politique». Et l'attention constante à ce qui se passe dans les salles vaticanes.

«L'Italie a toujours été un beau pays, mais un peu chaotique. Mais à la fin, elle parvient toujours à retrouver son chemin...». La voix de Benoît XVI n'est guère plus qu'un souffle. Les mots sortent lentement, mais ce qu'il dit et son regard attentif et pénétrant témoignent d'une lucidité et d'une rapidité de pensée enviables chez quiconque: d'autant plus chez un homme de plus de 90 ans qui se trouve être le premier Pape émérite de l'histoire de l'Eglise catholique. Joseph Ratzinger confie son message à l'Italie, «si aimée pour partir en vacances, un peu moins appréciée pour la politique», par un chaud après-midi romain. Il est assis sur un banc de bois, adouci par un coussin, devant le sanctuaire de Notre-Dame de la Garde, sous le monastère cloîtré des Jardins du Vatican où il vit depuis mai 2013, date à laquelle il a renoncé à son pontificat. Il porte une soutane blanche sous laquelle apparaissent des chaussettes blanches, enveloppées de sandales en cuir marron, et au poignet, il porte deux montres, l'une de style moderne, noire et blanche, en plastique [ndt: ce n'est sans doute pas une montre mais un appareil connecté qui permet de prévenir les proches en cas de malaise...].

LES CARICATURES D'EMILIO GIANNELLI
Devant lui, sur un autre banc, nous nous asseyons avec Mgr Georg Gänswein, Préfet de la Maison Pontificale, son secrétaire qui est aussi un lien symbolique entre le Pape François et son prédécesseur. Et à côté de Ratzinger, Emilio Giannelli, notre dessinateur, s'est assis, penché vers lui. Il lui apporte en cadeau trois caricatures "irrévérencieuses", il plaisante: il sait que Benoît aime ses dessins. Le Pape émérite les observe avec une attention amusée. Il sourit, appréciateur, et ses yeux deviennent encore plus vifs devant l'hilarité contagieuse de Giannelli, qui lui parle de Sienne, sa ville. Il pose des questions sur la politique italienne, qu'il connaît bien. Il rappelle Giulio Andreotti, s'interroge sur Massimo D'Alema, cite d'autres noms, avec l'écho familier de son débit allemand. Un silence irréel règne, très peu romain. Seul arrive le bruit étouffé d'une procession dans les Jardins du Vatican, à l'occasion du Corpus Domini.
La surveillance est discrète mais bien visible.
Pour arriver ici, au point le plus haut et le plus protégé du minuscule état au cœur de la capitale, la petite voiture bleue avec la plaque SCV, conduite par un gigantesque garde suisse en civil, a gravi de courts virages en épingle à cheveux, entre roseraies, fontaines, autels, arbres séculaires et même immenses cactus. Et à chaque tournant des allées immaculés et désertes, il y avait un gendarme du Vatican armé de talkies-walkies et d'écouteurs, tandis qu'on passait au-dessus de la tour de l'IOR, le controversé Institut des œuvres religieuses, puis sur la place d'où l'on accède aux Archives secrètes, et enfin, au-delà du palais du gouverneur. La silhouette carrée de la Casa Santa Marta, résidence du pape François, semblait très éloignée, plus basà gauche.

Rencontrer le Pape émérite est un privilège rare, même au Vatican. Sa dernière sortie publique remonte au 28 juin 2016, dans la Salle clémentine. Pour ses 65 ans de sacerdoce, François voulut lui adresser un discours chaleureux, soulignant combien le petit monastère où il s'est retiré est «bien autre chose qu'un de ces coins oubliés dans lesquels la culture du déchet (la cultura dello scarto) tend à reléguer les personnes quand, avec l'âge, leurs forces diminuent». Paroles prophétiques, aujourd'hui qu'il célèbre 68 anéées en soutane. Paradoxalement, plus le Pape émérite est devenu invisible, fragilisé dans son physique, plus chacune de ses paroles a trouvé un écho puissant et inattendu. Peut-être parce qu'il a démontré une lucidité surprenante; et parce qu'il a croisé et révélé les inquiétudes d'une Eglise divisée et désorientée.

DANS LES JARDINS
Pour intercepter Benoît hors de son ermitage, il faut aller jusqu'aux endroits les plus reculés de ces Jardins. Certains après-midis romains, les ecclésiastiques qui vivent au Vatican peuvent l'entrevoir, assis sur le banc où nous l'avons rencontré, ou sur un autre derrière la grotte de Lourdes, la chapelle creusée dans la roche où il se rend de temps en temps, s'agenouillant lentement et récitant le chapelet. De loin, c'est une tache blanche encadrée du vert sombre des arbres. La petite voiture de golf est arrêtée à une distance respectueuse, dans l'attente qu'il finisse sa brève promenade et ses méditations. Comme toujours, Mgr Gänswein l'accompagne. Et bien que Benoît XVI apparaiisse amaigri, fragile, il confirme une curiosité intellectuelle intacte.
De la petite colline encadrée des murs vaticans, la Rome séculière que l'on entrevoit en bas, à quelques centaines de mètres, semble distante de milliers de kilomètres. Et Benoît XVI aussi, en apparence, est loin de tout.
Il est enveloppé dans sa soutane, blanche comme ses cheveux et sa calotte, et comme ses mains effilées et maigres, presque diaphanes : à tel point que l'anneau épiscopal qu'il porte à l'annulaire, cadeau du chapitre métropolitain de Munich et Freising pour son ordination en mai 1977, semble démesuré et trop lourd pour ces doigts. Sa vie suit des rythmes presque immuables. A Mater Ecclesiae qui, autrefois, abritait la direction de Radio Vatican et que Jean-Paul II avait désignée comme résidence de clôture, il habite avec quatre "Memores", des soeurs laïques et Mgr Gänswein. Pendant la journée, sa secrétaire, Birgit, vient y travailler, mais le soir, elle retourne à l'Institut Schoenstatt, qui tire son nom de la ville allemande où elle est née.
La journée commence tôt avec la messe. Après le petit déjeuner, Benoît ouvre sa correspondance, répond ou fait répondre à quelques lettres. Et il reçoit, dernièrement de moins en moins, les personnes qui demandent à le voir. Il lit des livres et quelques journaux italiens et allemands. On sait qu'il apprécie les dessins de Giannelli dans le Corriere della Sera. Il écoute de la musique classique et religieuse. De temps en temps, après le dîner, il se met au piano et joue, après avoir vu les nouvelles de la première partie de soirée. Et le samedi après-midi, avec les quatre moniales laïques, il lui arrive de se faire lire un livre qui l'intrigue spécialement. Mais dans cette routine rien ne lui échappe de ce qui se passe dans l'Église. Il a l'occasion de parler avec François, avec qui ils échangent des conseils (!!). Et de temps en temps, le Pape Bergoglio va le voir, même si la nouvelles de leurs contacts n'est pas toujours donnée.
Au début de cette étrange cohabitation entre deux papes, François disait de lui que c'était «comme avoir un grand-père sage à la maison: mon papa», malgré le fait qu'il n'y a qu'une différence de neuf ans entre eux. C'est la photographie d'une relation basée sur le respect mutuel et la loyauté; et un pacte tacite selon lequel Jorge Mario Bergoglio serait «le Pape de l'action», Ratzinger «le Pape de la prière» [ndt: donc encore le Pape, ce qui donnerait raison à Antonio Socci], comme le dit souvent (?) Benoît XVI. Et «par chance», déclara alors Mgr Gänswein, les relations entre les deux sont excellentes. Et sont restées telles, même si «le grand-père sage à la maison» a ressenti au moins une fois le besoin d'exprimer publiquement ses idées, froissant la surface du conformisme du Vatican et déroutant le cercle étroit de plusieurs conseillers de Bergoglio. Lorsqu'en avril les "Notes" du Pape émérite sur la pédophilie sont sorties, deux mois seulement après la rencontre des épiscopats du monde sur le même sujet, une nervosité inattendue s'est manifestée.

LA LETTRE
Des cardinaux et des collaborateurs de François tentèrent d'accréditer anonymement la thèse d'un texte écrit par d'autres, parce que Ratzinger aurait été trop faible pour le faire personnellement; d'une attaque sournoise contre le «Pape de l'Action», malgré le fait que l'émérite avait demandé dans une lettre au Secrétaire d'État, le cardinal Pietro Parolin, et au Pontife l'autorisation de publier ces réflexions. Quelqu'un a même suggéré à Benoît de publier un communiqué revendiquant la paternité des "Notes". Sa réponse souriante a été que ceux qui ont fait circuler ces rumeurs ne croiraient pas non plus à une clarification de sa part. Mais si par hasard ils avaient été dans le petit monastère des Jardins du Vatican en novembre dernier, les critiques auraient remarqué combien leur malice était mal dirigée. Ils auraient vu Benoît remplir laborieusement trois ou quatre pages de notes en une dizaine de jours. Puis, après quelques semaines, en ajouter autant: jusqu'à ce qu'il complète son texte en février 2009.
Finalement, ces feuilles remplies en allemand ont été dictées par Ratzinger lui-même à sa secrétaire historique, Sœur Birgit Wansing, avec lui depuis 1984. Sœur Birgit les a tapées à l'ordinateur, imprimées, et renvoyées au Pape émérite, qui les a "validées" après une série de révisions et de corrections. Mais cette affaire, avec l'appendice des polémiques empoisonnées, a mis en lumière toute la fragilité d'une cohabitation non codifiée par une loi du Vatican entre le Pape et l'"ex-Pape", après le tournant historique du renoncement en février 2013.

DOUBLE PHOTO
Dans certaines nonciatures, comme on appelle les ambassades du Saint-Siège à l'étranger, et même dans certains bureaux du Vatican, certains gardent encore sur les murs la photo de François et celle de Benoît, et ce n'est pas seulement une question de nostalgie mais le signe d'un traumatisme pas complètement éliminé. A Buenos Aires, un juriste catholique bien connu expose dans son salon un énorme portrait à l'huile double face: d'un côté le pape argentin est représenté, de l'autre son prédécesseur allemand. Et selon les personnes qui lui rendent visite, il montre l'un ou l'autre portrait.
Mais, au-delà de ces détails, il y a la confirmation de la difficulté de gérer toute déclaration du prédécesseur, bien qu'il soit encouragé par François à le faire, avec une Église en tension. Aussi parce que trop de gens mécontents du pontificat de François considèrent Benoît comme une sorte de chef spirituel et moral alternatif; et comme une certitude en termes doctrinaux. Le Pape émérite a toujours rejeté ces tentatives. Et il réaffirme ses relations loyales et affectueuses avec François, malgré les différences évidentes de personnalité, dans son approche de la doctrine et de la liturgie. Mais les craintes que cet équilibre presque miraculeux entre Bergoglio et Ratzinger soit rompu n'ont jamais disparu. Au point qu'une vieille idée est même revenue chez certains représentants des sommets du Vatican, émergée dans les premiers mois de perplexité, sinon de panique, qui ont suivi le pas en arrière de Benoît XVI: celle d'un motu proprio papal qui mettrait Ratzinger en cage dans le rôle d'un ermite silencieux.
Seulement trois articles, dont le premier pour dire: le Pape doit s'appeler Émérite. Le second, pour établir qu'il ne doit plus jamais parler et se montrer en public. Et le troisième, qu'il ne devrait plus voyager. Aujourd'hui encore, il n'est pas rare de parler avec des cardinaux qui répètent: «Un Pape qui renonce doit disparaître, se refermer dans le silence total». Mais ce document n'a jamais été approuvé, et ne le sera pas pendant le pontificat actuel. François a choisi de lui demander conseil, de l'impliquer. Alors que promulguer un motu proprio de cette teneur signifierait se renier lui-même, et hypothéquer le comportement de ses successeurs, y compris lui-même, si un jour il choisissait de renoncer à la papauté. Ainsi, Benoît s'est trouvé dans une situation unique, bien que non recherchée ou désirée. Il assume un rôle sans précédent: à l'arrière-plan, discret, mais crucial. Et il le fait avec naturel, en s'escamotant et en même temps en laissant arriver sa voix faible mais parfois explosive.
De «grand-père sage à la maison», il s'est transformé en un rivage et une digue rassurante pour ceux qui ne sont pas à l'aise dans l'église de François. Mais aussi pour réaffirmer certains principes théologiques et endiguer, sur le front opposé, la pression sur François de ceux qui voudraient s'engager dans un dialogue radical et risqué avec la modernité. Ainsi, avec ses "Notes", il a réaffirmé une gravité théologique qui compense l'approche doctrinale plus empirique, très latino-américaine, de certains collaborateurs du Pape argentin. Quand l'histoire secrète de ces années dans le monastère de Mater Ecclesiae sera écrite, on ne pourra pas laisser de côté les visites très confidentielles de cardinaux et d'évêques qui ont frappé à cette porte pour se rassurer et exprimer leurs critiques et leur perplexité envers le présent pontificat. Et on découvrira ce qui a été fait pour éviter les déchirures. Les adversaires de Bergoglio, souvent des conservateurs à la recherche désespérée d'une parole de Benoît qui résonne comme une critique à Bergoglio, se sont entendus répondre immanquablement qu'«il n'y a qu'un seul pape, François» [ndt: à noter que Benoît XVI ne l'a jamais écrit ni dit, il s'agit d'une confidence indirecte, càd d'une rumeur.]
L'obssession de l'unité de l'Eglise, pour Ratzinger, est plus aigüe que jamais. Et les fantasmes d'un schisme sont présents, tant à lui qu'à son successeur et à de nombreux cardinaux. La perspective d'une déchirure dans sa bien-aimée Allemagne est de moins en moins invraisemeblable.

LES DANGERS
Les ouvertures à la fin du célibat, au sacerdoce féminin, au mariage homosexuel, de la part du cardinal Reinhard Marx et d'une grande partie de l'épiscopat progressiste, sont en train de déstabiliser le catholicisme dans ce pays. Et le Pape émérite est le terminal et l'élément modérateur d'un ferment qui peut se transformer, justement, en schisme ouvert; C'est Benoît XVI qui a encouragé et consolé le cardinalGerhard Müller, le gardien de l'orthodoxie "licencié" il y a deux ans par François, et devenus l'un de ses détracteurs les plus pointus et les plus irréductibles. Mais il l'a fait dans une optique unitaire qui tranche avec les propos belliqueux et suicidaires des supporters des "deux Papes".
Peut-être aussi, et justement parce qu'il a accompli un geste historique et controversé, le premier après 700 ans de pontificats, ce théologien en apparence si fragile conserve-t-il en réalité une formidable capacité d'analyse sur la force et les défis que l'Eglise a devant elle. «L'unité de l'Eglise a toujours été en danger, depuis des siècles. Ella l'a été pendant toute son histoire. Guerres, conflits internes, forces centrifuges, menaces de schismes» a-t-il l'habitude de répondre à ceux qui lui manifestent leurs craintes. Et pourtant, il démondre qu'il a confiance qu'elle tiendra. Sa thèse, confiée à quelqu'un qui l'a rencontré, est qu'«à la fin, la conscience que l'Eglise est, et doit rester unie, a toujours prévalu. Son unité a toujours été plus forte que les luttes et que les guerres internes».

Le temps a volé. Les caricatures et les livres sont confiés au chauffeur de la voiture électrique. Benoît monte, et salue, avec un léger signe de la main. L'auto disparaît derrière le tournant, sans faire de bruit, emportant Benoît XVI avec ses mystères.

 
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