Parmi les vaticanistes, Andrea Gagliarducci est certainement celui qui a le plus cherché à comprendre Benoît XVI, suivant pas à pas son pontificat, expliquant son enseignement et commentant ses décisions et ses actes de gouvernement. Et c’est aussi l’un de ceux qui en parle le mieux. Après le billet sur son site en anglais Monday Vatican, où il le décrit comme un prophète, voici un autre beau témoignage, avec un mea culpa au nom des journalistes pour n’avoir pas su « raconter » le grand Pape du XXIème siècle naissant.


Benoît XVI, l’occasion manquée. Pour les journalistes

Andrea Gagliarducci
Vatican Reporting
11 février 2020
Ma traduction (italien)

Sept ans après la renonciation historique de Benoît XVI, on peut faire un examen de conscience à tête froide et se demander si vraiment les vaticanistes, et les journalistes en général, ont compris la logique du pontificat de celui qui est aujourd’hui le pape émérite. Et la réponse est « non ». Mais le fait est que Benoît XVI n’a pas seulement été mal compris par les médias, c’est-à-dire par ceux qui, volontairement ou non, ont été appelés à raconter son pontificat. Il n’a probablement pas été compris non plus par ceux qui l’ont accompagné dans cette aventure à la barre du « bateau de Pierre ».

Le fait est que Benoît XVI posait un problème. À ceux qui sont habitués à raisonner par schémas pré-constitués, le pape émérite répondait par une provocation à la fois douce et très forte: élargissez votre regard, ne visez pas seulement les choses d’aujourd’hui. Tout le pontificat de Benoît XVI a été une invitation à regarder les choses d’ici-bas, puis à prendre l’autre point de vue pour comprendre les choses dans leur complexité. Regarder d’en haut ne permet pas seulement d’avoir une vue d’ensemble. Regarder d’en haut permet aussi d’avoir un certain détachement des choses du monde, de pouvoir laisser aller le superflu. Regarder d’en haut signifie avoir la foi.

Les médias ont continué à appliquer leurs catégories préétablies à un pontificat qui posait au contraire le dramatique problème de la foi. Comment peut-on faire une nouvelle de l’absence de foi? Il faut des faits, des points de vue, des histoires. Et c’est précisément ce qui est difficile. Parce que la pensée ne peut pas être factuelle, il faut expliquer, raconter, intérioriser et réécrire.

Pour comprendre Benoît XVI, il fallait comprendre à fond les questions que lui se posait et s’est posées tout au long de sa vie, les étudier, regarder au-delà.

Pour comprendre Benoît XVI, les débats qui ont suivi le Concile Vatican II ne suffisait pas, parce que Benoît XVI avait participé à ces débats, mais s’en était ensuite détaché, avait adopté une autre approche, conscient que l’influence des médias avait également pris sur les pères conciliaires.

Pour comprendre Benoît XVI, la polarisation classique entre les progressistes et les conservateurs ne suffit pas, car il ne s’agit que d’une catégorie, d’une façon de prendre un point de vue, et de le prendre dans un langage que Benoît XVI ne pouvait pas accepter pour l’Église.

J’ai envie de dire que les journalistes ont été paresseux dans la compréhension de Benoît XVI. C’était aussi un problème de génération.

Les journalistes qui ont suivi le grand pontificat de Jean-Paul II ont été formés à l’école du Concile Vatican II, c’est-à-dire du grand débat théologique véhiculé dans les médias, bien qu’à travers le prisme de diverses idéologies auxquelles il semble qu’on ne pouvait échapper dans les années soixante. Puis, ils avaient suivi Paul VI, un homme aux grands gestes, mais toujours à voix basse, presque dans l’ordre de la normalité, à tel point que peu se souviennent, par exemple, de la messe qu’il célébrait le jour de Noël chez Ilva [usine sidérurgique] à Tarente. Avec Paul VI, il fallait réfléchir.

Le changement générationnel est intervenu sous Jean-Paul II, et d’une façon générale dans les années 90. Après la chute du mur de Berlin, on se trouvait face à une Église triomphante, sûre que l’avenir serait rose, et cela prévalait sur tout autre jugement. Puis, la santé de Jean-Paul II a commencé à se détériorer, et chaque critique, chaque débat semblait s’éteindre, tandis que ses collaborateurs autour de lui travaillaient à créer son mythe et à forcer une narration.

Les journalistes qui se sont trouvés amenés à traiter de Benoît XVI étaient ceux formés sous Vatican III, autrement dit la chambre de la clinique Gemelli toujours réservée pour Saint Jean-Paul II, habitués à faire de joyeuses chroniques du grand stoïcisme du Pape dans son gouvernement malgré la maladie, mais aussi quelque peu déshabitués à travailler sur de grandes histoires, de grands débats, de grands thèmes. Et même, plutôt habitués à chercher le sensationnel, à chercher le titre, à chercher la phrase d’accroche.

Benoît XVI n’était rien de tout cela.

C’est Benoît XVI qui avait commencé à regarder les choses d’en haut, comme le Saint Benoît dont il a pris le nom. Et les choses, vues d’en haut, ont une autre perspective.

Pour ceux qui regardent les choses d’en haut, il n’y a pas de frontières, et c’est pourquoi tous les efforts de Benoît XVI se sont concentrés sur l’unité de l’Église. La levée de l’excommunication des quatre évêques lefebvristes, la libéralisation du rite antique, mais aussi l’engagement œcuménique concrétisé dans un dialogue incessant avec les juifs, les orthodoxes, les musulmans depuis son premier voyage, les Journées mondiales de la jeunesse à Cologne en 2005, doivent être lues de cette façon.

Pour ceux qui regardent les choses d’en haut, nous sommes tous infiniment petits devant la grandeur d’un Créateur, et nous devons croire en ce Créateur même s’il nous permet d’avoir la capacité de regarder les choses sous un autre angle, et même de le renier.

Pour ceux qui regardent les choses d’en haut, les situations contingentes comptent jusqu’à un certain point, mais ce qui compte c’est le parcours, la compréhension, le fait de s’attaquer aux problèmes à partir de la racine, et les interventions de Benoît XVI en Allemagne, de la célèbre conférence de Ratisbonne à tous les discours du voyage en Allemagne en 2011, doivent être lues dans ce sens.

Pour ceux qui regardent les choses d’en haut, l’homme qui décrète sa fin en niant sa nature n’a aucune raison d’exister.

Mais Benoît XVI n’a jamais été dépeint comme un homme qui sait regarder les choses de haut. Peu ont lu ses textes. Ils les ont encore moins valorisés. Ils ont procédé par stéréotypes, utilisant les vieilles lunettes d’un pontificat mourant pour comprendre un nouveau pontificat qui avait comme nouveauté la radicalité de la vérité.

Non, Benoît XVI n’a pas été compris. Il n’a pas été compris par les petites intrigues de palais, auxquelles le pape émérite a cependant toujours accordé peu d’attention, car ceux qui regardent les choses d’en haut savent que l’Église est entre les mains de Dieu et non des hommes. Mais il n’a pas non plus été compris par les médias, trop occupés à chercher les nouvelles, le scoop, le scandale, à créer des fantômes et des ennemis, et trop peu occupés à poser une question fondamentale: « Qui est Benoît XVI? »

Aujourd’hui encore, alors que du monastère Mater Ecclesiae il continue à éclairer d’une pensée jamais banale (du dialogue avec le monde juif au dernier texte dans le livre du cardinal Sarah sur le célibat, de la lettre pour le cinquantième anniversaire de la Commission théologique internationale à l’analyse du thème des abus), on tente de reléguer Benoît XVI dans un recoin de l’histoire, ou de le réduire au silence.

Par son renoncement, Benoît XVI a montré une fois pour toutes qu’il n’avait pas été compris. Il a donné la preuve d’une énorme modernité de pensée, et aussi d’une grande confiance en Dieu, il a marqué un nouveau chapitre dans l’Église. Au lieu de le reconnaître, chacun a poussé un soupir de soulagement. Et puis ils ont recommencé à faire comme si ce pontificat n’avait été qu’une parenthèse, extrapolant la pensée de Benoît XVI à des fins pratiques et sans la mettre presque jamais en contexte, revenant aux vieux préjugés sur Benoît XVI qui auraient dû être balayés par les faits. Le film « Les deux papes » en est la dernière preuve.

Benoît XVI n’a pas été un pape qui pouvait fonctionner par stéréotypes, on ne pouvait pas non plus le ranger dans des catégories de foi. Benoît XVI a peut-être été le pape le plus courageux de l’histoire moderne. Comme il était trop difficile à cadrer, on a préféré le raconter par stéréotypes. Pourtant, aujourd’hui encore, chaque fois qu’il prend la parole, un débat se crée, et on en a tellement peur qu’on parle même d’imposer un « silence institutionnel » au pape émérite. Cela doit vouloir dire quelque chose.

Benoît XVI a été, pour les vaticanistes, la grande occasion de faire le saut qualitatif dans la profession, de comprendre que le Vatican n’est pas l’Église et que l’Église est beaucoup plus que ce que nous pensons. C’était la grande opportunité de construire une nouvelle façon de raconter l’Église, une façon qui n’était ni adulation ni opposition, mais qui était tout simplement vraie. Nous avons eu les adulateurs de Benoît XVI, nous avons eu les ennemis. Pour le vrai, il semble qu’il y ait encore du travail à faire.

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