Même si comme moi vous prenez le coronavirus au sérieux, convaincu qu’en plus du péril (inconnu) qu’il représente pour notre intégrité physique, il peut tout doucement nous faire glisser dans un régime de semi-liberté – ou semi-dictature, mais si vous en avez marre, re-marre, et plus que marre de la rengaine imbécile serinée par les médias H24, ce billet de Marcello Veneziani va vous apporter au moins le réconfort de savoir que vous n’êtes pas seul à penser comme cela.

A la fin, l’Italie explosera d’ennui (*) et de paranoïa

(*) Jeu de mot: en italien, « ennui » se dit noia

Marcello Veneziani
7 mars 2020
(La Verità, 6 mars 2020)
Ma traduction

Assez, on n’en peut plus, on a les poumons rompus. Je comprends la prophylaxie, la prévention, la prudence. Mais là, nous perdons la tête pour sauver notre peau, nous devenons lâches à la première menace de toux ou d’éternuement; nous détruisons définitivement un pays déjà en panne, avec une économie à genoux, un système brisé, des villes mortes, des maisons fermées pour esquiver le virus. Des millions de citoyens ruinés pour éviter le risque de voir des milliers de personnes tomber malades à cause du coronavirus.

Nous vivons depuis des jours, entre ennui (noia) et paranoïa, dans l’Hôpital Italie, un immense service de santé, un pays hospitalisé, un peuple traité comme honteux a priori, contraint de se méfier de chaque rencontre entre humains et de juger chaque rencontre de personnes comme séditieuse et contagieuse, au dîner, au cinéma, à l’école, dans les bus, partout. Il ne s’agit plus d’une méfiance « raciste », mais envers le genre humain à commencer par les voisins: le prétendu racisme est remplacé par la misanthropie d’État, la tranchée sur le balcon, l’apartheid des copropriété; l’introversion devient un bien public et la convivialité est une arme inadaptée. Et ils nous traitent comme des enfants idiots en répétant chaque minute que nous devons nous laver les mains souvent. Nous avons compris, c’est assez, pitié, madame l’institutrice, ne nous cassez pas les pieds avec les mains propres, comme à l’époque de la maternelle, de Ponce Pilate et du “pool di Milano[1]

Nous nous sentons comme des lions en cage et des singes en captivité, entraînés à vivre cachés, barricadés à la maison, poussés à nous isoler, à ne fréquenter personne, à ne sortir que lorsque c’est nécessaire, à éviter les voyages et tout type de circulation. Chaque jour, ils nous annulent des engagements, nous devenons fous, tôt ou tard nous ferons une bêtise.

Tout mouvement émotionnel devient infectieux. D’accord, renonçons à ces effusions aussi, en fait, nous avions besoin d’un tournant après tous ces baisers entre personnes qui se connaissent à peine. Tout va bien, le masque, le tampon, le gel antibactérien et l’éternuement dans le creux du coude ; mais on ne peut pas vivre longtemps dans cette désolation générale, la disparition de l’humain et du social.

Mais surtout, il est inacceptable que les Italiens soient pris en otage par la télévision. Elle est la seule à profiter de la contagion, à profiter du virus avec ses taux d’écoute élevés et forcés. Forcés de rester chez eux, réduits à l’assignation à résidence et à l’inactivité, les Italiens doivent engloutir la télévision comme de l’huile de ricin. C’est leur seul hublot sur le monde. La télévision répète sans cesse sur toutes les chaînes le Virality, qui est le reality show viral en temps réel, sur le virus. L’écran vomit des tonnes de banalités, des montagnes de divagations sur la maladie et une alternance de propos rassurants et d’alarmes. Tout ça pour vanter de bonnes audiences. Mais que faire si vous enfermez vos téléspectateurs à clé, comme dans « Le pont de Cassandra« ? Depuis des semaines, l’actualité est monographique, monomaniaque, ne parlant que de contagions, de quarantaines et de variations sur le thème. On passe d’un hôpital à l’autre, d’un mort à un soigné, d’un survivant à un positif, sans jamais faire de détour.

En arrière-plan, la tragédie d’un pays prisonnier du virus du vidéo-verbeux. Nous en sommes au point de ramener chaque discours, chaque activité, chaque communication publique au coronavirus. Vous n’aurez pas d’autre sujet en dehors de lui. Nous ne parlons plus de politique et d’économie, de tourisme et de commerce sauf pour ce qui concerne le virus; nous ne parlons plus d’art et de cinéma, de théâtre et de musique, de culture et de littérature, de sexe et de moteurs parce que chaque discours commence et se termine avec le coronavirus. Voilà la véritable contamination universelle, bien plus que le virus: le syndrome paranoïaque et névrotique de masse d’une possible contagion. Matin après-midi et soir, vie, mort et miracles du Virus. Et merde, arrêtez cette fixation si vous ne voulez pas déclencher une réaction hystérique de masse.

Je ne mets pas en cause la prévention, mais la psychose verbeuse et morbide qui l’accompagne. Même en temps de guerre, on ne parlait jamais uniquement de guerre, mais il y avait des millions de morts et il n’y avait pas de prophylaxie. En temps de guerre, il y avait plus de vie, plus de variété de thèmes, plus de curiosité sur le monde qu’en ce très malheureux hiver 2020. On sortait, on allait au théâtre sous la menace des bombardements et des raids, on allait dans des bars et les cafés-chantants; il y avait des chars, mais on allait danser, on faisait l’amour. Et on continuait à travailler, on allait à l’école. Là, au contraire, on ne parle de rien d’autre et on ne fait rien d’autre. La seule variation permise est l’ironie sur la maladie via les réseaux sociaux, le bagou socio-sanitaire, le filon nosocomial pour exorciser le virus mais en restant en pyjama et en masque.

Tous deviennent virologues et serinent préceptes sanitaires et analyses complotistes; tous suivent en direct le match avec le virus, le classement des villes et des nations infectées devient le nouveau championnat. C’est la nouvelle passion sportive des Italiens, détenteurs du record du coronavirus. Une obsession, une crétinisation hypocondriaque massive. Les fondamentalistes voient la main divine ou diabolique dans la contagion et annoncent la fin du monde; les joyeux optimistes sourient sous les masques et disent que tôt ou tard, cela finira. Mais même eux ne cessent de parler du virus. Alarmiste ou minimaliste, tous là, faisant la danse du virus. Si pour nous sauver du virus, nous devons ruiner nos vies, renoncer à l’humanité, végéter comme des fous effrayés sous verre, alors redonnez-nous le risque de vivre (aridatece il rischio di vivere)


Ndt

[1] Allusion au groupe des juges de Milan qui dans les années ’90 avait enquêté sur la corruption dans le parti socialiste de Bettino Craxi, une vaste opération de purge politique dénommée “mani pulite/mains propres” (précision de Anna)

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