au premier rang, le Pape, qui lors de l’Angélus du dimanche 8 mars (prononcé dans la quiétude de son bureau et retransmis en vidéo) a dépensé plus de mots « pour une lointaine ville syrienne que pour le pays dont il est l’évêque de la capitale ». Et cela au même moment où les autorités italiennes décident de suspendre toutes les messes au moins jusqu’au 3 avril. Sandro Magister publie sur son blog (en italien) la réflexion désabusée d’un universitaire italien spécialiste des relations entre l’Eglise et l’Etat.


Le Pape, et l’Italie prostrée par le coronavirus. Si proche et si lointaine

Sandro Magister
Settimo Cielo
9 mars 2020
Ma traduction

François, premier pape non italien

Roberto Pertici

Le dimanche 5 mai 1940, Pie XII se rendit solennellement à la basilique de Santa Maria sopra Minerva pour commémorer Sainte Catherine et Saint François, patrons de l’Italie. À cette occasion, il éleva une prière pour le pays dont il était le primat:

« O Jésus, Verbe tout-puissant, Roi des siècles, qui, lors de la division que vous fîtes du peuple et à la séparation des fils d’Adam, fixâtes les conditions du peuple (Dt 22, 8) et, à l’intérieur des frontières de l’Italie, élûtes et établîtes le lieu saint où siège Votre vicaire, regardez avec bienveillance ce peuple et cette terre que vous aimez, baignés du sang des Princes de vos Apôtres et de nombreux martyrs, consacrés par les vertus et le travail de tant de vos Vicaires, évêques, prêtres, vierges et bons et fidèles serviteurs. Ici, la foi en vous brilla toujours d’un éclat immaculé, elle sanctifia les antres et les abris de ceux qui croient en vous, elle purifia les temples des faux dieux et vous éleva des basiliques d’or d’un bord à l’autre des mers qui les entourent; ici, votre peuple s’est rassemblé de plus en plus autour de vos autels, oubliant les dissensions, soucieux de l’harmonie des âmes, et ici, ce même peuple vous implore, ô Divin Roi des Nations, de corroborer de votre grâce et de votre faveur l’intercession auprès de votre trône de bonté et de miséricorde, que nous confions à vos deux grands Serviteurs François et Catherine pour notre plus haute et plus spéciale protection. Écoutez, ô Jésus, notre prière, que nous vous présentons par leurs mains ».

C’était une prière pour la paix: cinq jours plus tard, l’Allemagne devait attaquer le front français et entamer ce qui semblait être la phase finale de la guerre en Europe. Prier pour la paix en ces jours-là, c’était espérer que l’Italie, encore « non belligérante », resterait en dehors du conflit, dans la ligne suivie par la diplomatie pontificale des mois précédents et propagée par « L’Osservatore Romano » et la presse catholique.

Cette campagne avait fortement irrité les dirigeants du régime et Mussolini lui-même, qui tentait au contraire de préparer le pays à la guerre: selon les témoignages des ambassadeurs anglais et français auprès du Saint-Siège, Osborne et d’Ormesson, sur la route de Santa Maria sopra Minerva, à un carrefour, la voiture du pape aurait ralenti et aurait fait l’objet de diverses injures par des groupes de jeunes fascistes: « Le pape nous dégoûte! », « A bas le pape! » Ce n’est pas un hasard si Pie XII ne devait sortir à nouveau dans les rues de la ville dont il était l’évêque que le 19 juillet 1943, après le premier bombardement allié de la capitale: cet épisode est trop connu pour être relaté ici [Ndt: voir Benoit-et-moi-2008].

L’attention que lui et ses successeurs ont portée à « la chère et bien-aimée Italie », comme on appelait généralement notre pays dans la rhétorique pontificale, a peut-être souvent été excessive et perçue par beaucoup de nos compatriotes comme une protection étouffante, mais il ne fait aucun doute que dans les moments vraiment difficiles, les Italiens (croyants et non-croyants) ont souvent tourné les yeux vers l’évêque de Rome, recevant de lui des paroles à ne pas oublier. Les anciens se souviennent encore de Paul VI célébrant la messe de Noël dans la cathédrale de Florence un mois et demi après l’inondation du 4 novembre 1966 et de son message aux « hommes des Brigades rouges » lors de l’enlèvement d’Aldo Moro en 1978.

On dira qu’il s’agissait de papes italiens, aux sentiments patriotiques notoires depuis leur jeunesse, comme dans le cas d’Angelo Giuseppe Roncalli et de Montini lui-même, héritiers de la tradition « conciliatoire » lombarde. Pour eux – contrairement à de nombreux catholiques « intransigeants » – l’Italie unifiée était un fait établi, un point de non-retour. Mais même un pape non italien comme Jean-Paul II a été l’auteur en 1994 d’une prière mémorable pour l’Italie, ce n’est pas un hasard, car pour le pape polonais les nations sont des réalités spirituelles profondes: il suffit de relire son grand discours à l’assemblée de l’ONU du 5 octobre 1995. Et il faut souligner avec force que les fortes racines nationales de ces pontifes se sont toujours combinées avec une extraordinaire capacité à incarner l’universalité du catholicisme et leur rôle.

Tous ces souvenirs et réflexions m’ont accompagné le dimanche 8 mars alors que j’écoutais le pape François dans le premier Angelus réciter devant une Italie prostrée, « divisée en deux » par l’épidémie de coronavirus.

Eh bien, François a dépensé plus de mots, même ajoutés a braccio, pour une lointaine ville syrienne…

(« Je salue les associations et les groupes qui s’engagent en solidarité avec le peuple syrien et en particulier avec les habitants de la ville d’Idlib et du nord-ouest de la Syrie – je vous vois ici – contraints de fuir les récents développements de la guerre. Chers frères et sœurs, je renouvelle ma grande appréhension, ma douleur pour cette situation inhumaine de ces personnes sans défense, dont de nombreux enfants, qui risquent leur vie. Nous ne devons pas détourner le regard de cette crise humanitaire, mais lui donner la priorité sur tous les autres intérêts. Prions pour ces personnes, nos frères et sœurs, qui souffrent tant dans le nord-ouest de la Syrie, dans la ville d’Idlib »).

… que pour le pays dont il est évêque de la capitale.

(« Je suis proche par la prière des personnes qui souffrent de l’épidémie actuelle de coronavirus et de tous ceux qui s’en occupent. Je me joins à mes frères évêques pour encourager les fidèles à vivre cette période difficile avec la force de la foi, la certitude de l’espérance et la ferveur de la charité. Que le temps du Carême nous aide tous à donner un sens évangélique même à ce moment d’épreuve et de douleur »).

Comme on peut le voir – si l’on s’en tient au texte – pour le pape François, la crise humanitaire syrienne a « la priorité sur tous les autres intérêts ».

Bien sûr, il y a eu aussi l’entorse au cérémonial (la brève apparition à la fenêtre de la place Saint-Pierre), mais une opinion publique perdue et agitée pouvait – disons-le franchement – s’attendre à quelque chose de plus.

Le pape – on le sait – lit généralement des discours préparés, mais à plusieurs reprises, le pontife actuel a montré sa capacité à lever les yeux et à parler a braccio sur les questions qui lui tiennent le plus à cœur. Si ce n’est pas à lui, le manque de perception est à imputer à ses collaborateurs les plus proches: on dit qu’il y a maintenant constamment à l’œuvre au Vatican une pluralité d' »experts en communication », mais en cette occasion, ils n’ont pas trouvé les mots justes.

On peut dire quelque chose d’analogue de la Conférence épiscopale italienne qui, au-delà du zèle dont elle a fait preuve pour suivre les règles d’hygiène prescrites par les autorités, a eu du mal à prononcer des mots non génériques, « catholiques » dirais-je, sur la crise actuelle. Je me trompe peut-être, mais sa voix n’a pas réussi à prendre un relief particulier parmi les nombreuses que les médias ont répandues sur les Italiens. Ceci au niveau du discours public, car je suis sûr que les prêtres des zones touchées sont dans les tranchées à côté de leurs fidèles et se sont engagés « usque ad effusionem sanguinis » dans leurs soins et leur assistance, matérielle et spirituelle.

Ce silence signifie-t-il quelque chose? Je n’entrerai pas dans les questions théologiques qui dépassent mes compétences. Je reformule alors la question sous une autre forme: quand et comment l’Italie a-t-elle fini de signifier quelque chose pour notre clergé ?

On m’opposera – comme dans tous les spots [de publicité] pour les 8 pour mille – que les prêtres italiens sont très actifs dans la sphère sociale, dispensant une activité caritative et sociale d’une ampleur énorme. Tout cela est vrai, à tel point que même le pape François a mis en garde à plusieurs reprises contre la tentation de transformer les structures ecclésiastiques en une énorme ONG.

Mais tout ce grand effort caritatif ne réussit pas ensuite à se transformer en un projet culturel conscient, car il manque quelques questions de fond sur la réalité italienne, son histoire, ses traditions culturelles, ses événements. Pour beaucoup de prêtres et d’évêques, la société dans laquelle ils travaillent avec tant d’empressement est sans histoire et surtout ils ne montrent aucune relation empathique avec la civilisation qu’elle a exprimée et exprime.

On dira que cela est commun à la plupart des Italiens, et c’est vrai. Que le clergé n’a fait que partager cette expérience collective qu’on a appelée la « mort de la patrie »: et c’est également vrai. Qu’en somme, le futur cardinal Giulio Bevilacqua, combattant sur l’Ortigara en 1916, contemporain de ses contemporains, et les prêtres d’aujourd’hui contemporains des leurs.

Néanmoins, ce qui reste de l’Italie, en ces jours de désarroi, se sent inévitablement un peu plus seul.

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