Marcello Veneziani nous raconte comment il a vécu l’incroyable soirée de Vendredi dernier quand le Pape, seul, sous la pluie sur la Place Saint-Pierre vide a prié avant de donner sa bénédiction urbi et orbi (*). Il est clair que l’heure n’est plus à la polémique, et beaucoup de catholiques ont été sincèrement émus. Mais Veneziani, quoique lui aussi touché par la fragilité de François, y a vu surtout son inadéquation au rôle. C’était « une image spectrale », où « la désolation de l’Eglise reflétait la désolation du monde ». En contraste avec une autre image, il y a presque 15 ans jour pour jour, celle des funérailles de Jean-Paul II.

(*) Video ici: www.youtube.com


Cette apostrophe blanche dispersée dans le vide

Marcello Veneziani
La Verità, 29 mars 2020
Ma traduction

Le vide. La pluie, les sirènes, les colonnes, le vide. Les mouettes, les oiseaux, les projecteurs, le vide. L’autel dans le désert, la silhouette blanche et chancelante, la respiration sifflante, la voix, le vide. C’est une de ces images, un de ces moments, de ces pauses dans l’univers qu’on n’oubliera pas. Le pape qui prêche dans le désert, qui invoque la plénitude de l’humanité, qui annonce l’indulgence plénière mais autour, tout est vide. De gens, de liturgie. Nous serons tous sauvés ensemble, dit-il, nous sommes tous dans le même bateau mais on ne voit personne. La désolation. La puissance d’une image spectrale, la puissance par soustraction, le silence qui en dit plus que les mots.

Oui, les gens suivent à distance, prient à distance, mais ils regardent à travers la fenêtre de sécurité qui se mesure en pouces. Pourtant le message le plus fort est le vide. Inconnu, solitude, désarroi, silence.

Mais le vide est-il mystique ou est-il l’absence d’esprit, le vide est-il le sacré, mis sous vide extrême, théologie négative, métaphysique zen ou bien est-il la religion épuisée et l’humanité qui pour sauver sa peau reste chez elle et renonce à un acte de foi? Le vide est-il l’attente de Dieu, et donc l’annonce de la grâce, ou est-il l’abandon, l’éloignement, la perte de Lui et de la foi ?

Je ne parviens pas à expliquer la bénédiction du Pape et l’indulgence plénière directement chez moi, qui s’obtient avec le simple désir de la vouloir. Quand je me suis proposé d’assister à la cérémonie – très humain, responsable, lâche en chambre – je me suis dit: ce ne sera pas un Bergoglio quelconque, ce soir au crépuscule; ce sera le Saint-Père, il parlera en tant que vicaire du Christ. Tout le reste passera au second plan, toute controverse ou perplexité antérieure sera suspendue, oubliée face au pouvoir du rite, du sacré, de la liturgie.

Mais le rite a été pauvre et inhabituel, la liturgie minimale, dépouillée. Une déchirure à la tradition au nom de l’état d’exception, comme tout ce que nous vivons en ces jours d’urgence planétaire. L’Esprit Saint affleurait dans le chant marial, dans l’Évangile de Marc, puis dans la litanie de saint Thomas d’Aquin, datée à tort d’il y a mille ans par les commentateurs en studio, se trompant de quelques siècles. Et bien sûr dans le Christ crucifié de San Marcello al Corso, protecteur contre la contagion. La désolation dans laquelle le pape était plongé était un message puissant et peut-être un appel: elle montrait la condition réelle de notre époque, de notre monde que le christianisme reflète parfaitement. La désolation de l’Église reflète la désolation du monde.

Du Pape, vendredi, j’ai été frappé et touché avant tout par une chose: sa fragilité flagrante, son apparition, seul et perdu, misérable et vulnérable face à l’immense tragédie de la propagation du virus et du retrait de la foi. Inadéquat dans les paroles, les gestes, le corps, le regard. Humble, sans charisme. Humble, sans grâce. Mais humble, humble évangéliquement.

On avait pitié de son extrême précarité, de son inadéquation manifeste face aux exigences du monde – salut, guérisons, miracles – de son incapacité à représenter le drame de l’époque et la puissance de l’esprit. Ses mots faibles, étouffés, dans le contenu plus encore que dans le ton. Je ressentais de la tendresse pour cette apostrophe blanche dans le vide, je le sentais faible, trop humain, fraternel plutôt que paternel, petit, écrasé par une mission plus grande que lui. Aimable dans son exposition fragile, à la fois pour sauver et pour être sauvé.

Alors j’ai cherché des précédents significatifs à Saint-Pierre. Et je me suis souvenu d’une image exactement opposée à celle que nous avons vue vendredi dernier. C’était en avril, il y a quinze ans, sur la place Saint-Pierre, il y avait le monde, les gens se pressaient dans les rues, le clergé, les religieuses et les religieux du monde entier, les puissants de la terre. C’était le rite funéraire pour la mort de Jean-Paul II, après un long et magnifique pontificat. Il y avait le monde ce jour-là à Saint-Pierre. Le seul absent, c’était lui, le pape. Le contraire de ce qui s’est passé vendredi dernier.

Mais à un certain moment, sa présence a été ressentie par tous. Au centre de la colonnade trônait la solitude nue d’un cercueil de cyprès et un livre était agité par le vent, planant sur le cercueil nu. Il déployait les ailes de l’Evangile, animé par le vent. Cette image mobile sur le repos éternel, qui résumait la cérémonie d’adieu du pontife était puissante dans le silence et l’absence. Woytila avait rendu vivant l’Evangile pendant son apostolat; et vivant apparaissait à cet instant ce livre qui battait des ailes presque comme pour garder son refuge extrême, sa papa-immobile de bois nu.

A voir ce battement incessant des pages, on pensait à celui qui les feuilletait, comme s’il voulait faire un dernier tour d’horizon de toutes ses narrations apostoliques avant l’Examen. Même mort, le pape, avec l’aide d’un vent évangélique, aussi puissant que sa voix l’avait été autrefois, sut communiquer, capter l’attention des fidèles et de la scène mondiale, laissant dans l’ombre le chœur des puissants et les cérémonies liturgiques. L’invisible s’est donné en spectacle, en mondovision, à la mort du pape. Cette animation de l’Evangile dans le paysage statique d’une cérémonie funéraire chuchotait aux présents qu’il n’y a de vraiment vivant dans le monde que l’invisible et que ceux qui s’en approchent en sentent le souffle. On aurait vraiment dit l’âme d’un Grand dans l’acte final de déployer ses ailes et de saluer la terre; après tout, l’âme, le pneuma, le souffle, tout évoque l’animation du vent. Et l’haleine, qui est maintenant victime du virus. L’âme s’envolait, saluant l’assistance.

Je compare les deux images de la place Saint-Pierre, celle de vendredi et celle d’alors, et je ne sais toujours pas si ce sont deux images opposées, ou si l’une est juste l’envers de l’autre. Et où était la vie, où était la mort. En fin de compte, le vent nous emportera avec lui.

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