Le drame du coronavirus, dit Andrea Gagliarducci a mis en évidence un grave manquement de l’Eglise en tant qu’institution – qu’il impute aux médias du Vatican (*) : elle n’est pas intervenue, ou pas avec suffisamment de clarté, sur le thème de l’atteinte à la liberté de célébrer le culte, risquant ainsi de créer une sorte de jurisprudence.

(*) A l’évidence pour éviter d’impliquer le Pape. Mais il est clair que la responsabilité est la sienne.

L’article fait écho à un fait d’actualité survenu à Paris en l’église Saint-Nicolas du Chardonnet samedi lors de la veillée pascale, dans l’indifférence (sinon la réprobation) de l’opinion publique et avec une couverture médiatique sordide et fausse (photos sur le Salon Beige):


Coronavirus, le problème que l’information religieuse ne semble pas voir

Andrea Gagliarducci
Vatican Reporting
5 avril 2020
Ma traduction

Le drame du coronavirus, et les mesures exceptionnelles qui ont été prises pour le contenir, entraîne un danger latent, qui n’a probablement pas encore été réellement abordé par l’information religieuse, et encore moins par les médias du Vatican: le danger de la dictature de la technocratie.

L’encyclique Laudato Si du Pape François aborde le thème de la technocratie, en la définissant comme cette confiance absolue dans les moyens techniques qui conduit à mettre l’être humain de côté. La technocratie, combinée à la logique du profit, conduit à la culture déchet, dont le pape François parle depuis le début de son pontificat.

Cela ne semble toutefois être qu’un aspect du problème. La technocratie a un sens plus large. Quand on parle de technocratie, on parle d’une prédominance des moyens techniques sur l’ensemble des activités humaines. Seules les fonctions technologiques comptent, pas les fonctions spirituelles. L’homme lui-même est également considéré comme une machine.

C’est un problème culturel qui, comme tous les problèmes culturels, a des racines profondes. Déjà l’invention de la pilule contraceptive a été expliquée par un de ses inventeurs dans le cadre d’un projet visant à faire du sexe un fait uniquement récréatif, et non procréatif, alors que la recherche sur la fécondation in vitro permet aux enfants qui naissent d’être un objet, convoité, acheté.

Les êtres humains ne peuvent être considérés comme des objets que s’ils ne sont pas pris en compte dans leurs données humaines. Et la donnée humaine comprend la foi, les besoins spirituels, aussi importants que les besoins matériels.

Tout cela n’est pas prévu dans les décrets des différents gouvernements concernant l’urgence coronavirus. Le décret de la présidence italienne du Conseil sur l’urgence coronavirus n’inclut pas les raisons de culte pour la possibilité de mouvements, excluant formellement aussi la possibilité pour les prêtres de se précipiter pour donner l’extrême onction lorsqu’elle est demandée.

Ce n’est pas tout. À la demande des évêques italiens, une note ultérieure du ministère de l’intérieur a précisé que, dans le cas des célébrations de Pâques, le prêtre peut être accompagné de quelques concélébrants (les rites de Pâques ne peuvent pas être célébrés seuls, ils sont choraux), et que le mouvement peut être justifié comme un déplacement de travail. Dans la pratique, le sacerdoce est réduit au travail, perdant ainsi tout son sens.

Et puis, le ministère italien de l’intérieur lui-même a dit que les gens peuvent effectivement aller à l’église pour prier, mais seulement s’ils sont sur le chemin de la maison au travail ou du travail à la maison. Une fois de plus, le besoin spirituel des gens est totalement nié.

A vrai dire, le Viminal [siège dudit ministère, ndt] a ensuite précisé cette partie dans une explication ultérieure à la rubrique « FAQ », où il est précisé que « l’accès aux lieux de culte est autorisé, à condition que les rassemblements soient évités et que la distance entre les personnes de l’assistance ne soit pas inférieure à un mètre. Il est possible de se rendre au lieu de culte le plus proche de chez soi, c’est-à-dire le plus près possible de son domicile. Il est également possible de rejoindre les lieux de culte à l’occasion des déplacements autorisés, c’est-à-dire ceux qui sont déterminés par des besoins ou des nécessités de travail avérés, et qui se trouvent sur l’itinéraire déjà prévu, de sorte qu’en cas de contrôle par la police, vous pouvez montrer ou faire l’autodéclaration attendue. Toutefois, la suspension de toutes les cérémonies, y compris les cérémonies religieuses, reste ferme ».

En pratique, selon le ton de la note, c’est le gouvernement qui décide de la suspension des cérémonies religieuses.

Ce n’est pas seulement un problème italien. En France, les restrictions sont les mêmes. En Argentine, la présidence de la Conférence épiscopale a été reçue en audience par le président de la République Fernandez pour discuter précisément de cette question. En Hongrie, au contraire, les décrets du gouvernement précisent expressément que l’autonomie des églises doit être respectée, c’est pourquoi la liturgie n’est pas comprise comme une manifestation ou un rassemblement.

Si les mesures anti-coronavirus suspendent certainement les libertés constitutionnelles fondamentales, il est également vrai que la liberté de culte est un droit collectif, et fait partie de ce « droit de tous les droits » qu’est la liberté religieuse.

Pris par l’urgence, personne ne l’a mis en évidence.
Il est évident qu’il faut distinguer les plans. La suspension des célébrations religieuses a été – a expliqué le cardinal Angelo Bagnasco dans une interview à Avvenire le 4 avril dernier – un « accomodement » à la situation concrète, « à de sérieux risques pour la santé et la vie ». Et le cardinal d’ajouter que « la décision de garder les églises ouvertes sauvegarde le souffle spirituel de ceux qui entrent pour une visite personnelle, et les précautions nécessaires. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de complaisance vis-à-vis de quelqu’un, mais de faire preuve de bon sens: non pas une complaisance au rabais pour justifier la médiocrité ou la paresse, mais une complaisance de grande valeur parce qu’elle vise le bien de la collectivité ».

Mais il y a le plan juridique, qui peut créer un précédent. Il aurait été important de le souligner par décret, en assemblée, lorsque la Conférence épiscopale italienne a dialogué avec le gouvernement sur la question. L’absence de référence à la liberté de culte dans les décrets peut être une arme à double tranchant.

Le silence du Saint-Siège sur cette question est frappant. Et on est frappé par le silence des médias du Vatican. L’information religieuse perd d’une certaine façon l’occasion de raconter un aspect fondamental de la vie de l’Église, qui s’inscrit précisément dans cette mission menée au fil des siècles: celle de la proximité des personnes.

Pour faire face à l’urgence du coronavirus, le pape François a décidé de diffuser en direct sa messe du matin à Sainte Marthe, le diocèse de Rome organise une messe quotidienne en direct du sanctuaire de l’amour divin (tenue quotidiennement dans les premiers jours par le cardinal Angelo de Donatis, vicaire du pape pour le diocèse de Rome), et toutes les paroisses se sont organisées pour donner une messe aussi directe que possible, pour permettre aux fidèles de participer même à distance. Jamais les évêques n’ont été aussi visibles.

Le pape François a, en outre, ajouté les grands gestes, à commencer par la dernière prière, iconique [??], sur une place Saint-Pierre complètement déserte, tandis que la consécration de plusieurs pays au cœur de Jésus et de Marie, qui a eu lieu à Fatima le 25 mars dernier, a apporté une autre réponse de foi. Et les réponses de la foi ont été comme la consécration à Marie du Sri Lanka, la redédicace de l’Angleterre comme dot (dowry) de Marie [Cf. https://fr.aleteia.org/2017/09/19/langleterre-sera-de-nouveau-consacree-a-marie-en-2020/] – déjà prévue avant le coronavirus.

Il y a, en somme, une demande de foi. Mais de quelle manière peut-on professer la foi si ensuite le droit de professer cette foi n’est pas défendu ?

Il semble que l’Eglise, prise par l’urgence, ait perdu de vue le débat politico-culturel. Comme si elle ne pouvait pas comprendre que les besoins spirituels doivent également être protégés juridiquement, et non seulement promus par la prière et l’adoration. Ces dernières sont essentielles. Mais précisément parce qu’elles sont essentielles, elles doivent être protégées.

Avec l’urgence du coronavirus, Vatican News a lancé la rubrique « En première ligne », qui recueille divers témoignages et présente le travail de l’Eglise en première ligne. Et il y a, en effet, le travail des organisations de l’Église qui doit être valorisé. À commencer par les hôpitaux catholiques qui, dans de nombreux endroits, sont les seuls services de santé possibles, surtout en Afrique où – selon l’Organisation mondiale de la santé – 70 % des établissements de soins sont catholiques.

Mais il arrive aussi de plus en plus souvent que les États veuillent prendre possession des structures religieuses, et c’est un premier pas vers l’éradication du sentiment religieux. Les établissements de santé religieux ont une approche non positiviste du patient, une approche profondément humaine. Les hôpitaux sont nés dans un contexte chrétien, et ont toujours traité l’être humain comme un unicum. L’approche purement scientifique, avec les pavillons séparant les spécialisations, n’est venue qu’avec la pensée positiviste, et a également montré ses limites. Parce que l’être humain est un unicum qui ne peut pas toujours être divisé, il a besoin d’équilibre, il a besoin de soins.

C’est là que la technocratie s’insinue, qu’elle devient une méthode de gouvernement. Parce qu’un homme considéré uniquement par de simples données techniques devient un homme plus facilement contrôlable. Un homme dont l’âme n’est pas considérée est un homme qui peut ou non exister.

Pour toutes ces raisons, l’absence d’une défense formelle, forte, de la liberté de culte, est frappante et elle est frappante surtout dans le monde catholique. Au-delà de la nécessité de se protéger de l’épidémie, on devrait penser qu’au nom de la science, on peut un jour décider simplement de fermer des églises, et le gouvernement pourra le faire avec un précédent juridique non négligeable. Car personne dans le monde de l’Église n’a demandé à appliquer ce principe, ni à le faire figurer dans des décrets.

C’est un problème très grave, dont on peut également constater les premières aberrations. À Cerveteri, la police a interrompu une célébration parce que les fidèles, entre autres choses en gardant des distances de sécurité, s’étaient rassemblés devant l’église. À Rocca Priora, un prêtre qui tenait une adoration eucharistique à laquelle assistaient une vingtaine de fidèles a été dénoncé pour avoir violé les règlements du gouvernement. En Grèce, un prêtre orthodoxe a été arrêté parce qu’il allait célébrer la messe. Et ce ne sont que les épisodes qui ont le plus marqué les journaux.

Alors, le ministère de l’Intérieur italien répond aux évêques par une note juridiquement insignifiante, qui va dans le sens de considérer le sacerdoce comme un simple travail, et le besoin spirituel des croyants comme quelque chose qui peut être fait entre la maison et le travail.

Ainsi sont satisfaits dans le décret tous les besoins matériels, mais les besoins spirituels ne sont pas pris en compte. Les bureaux de tabac ne sont pas fermés, mais le fait que les prêtres ne se rendent pas dans les églises pour travailler n’est pas pris en compte.

En attendant, dans cette situation de panique généralisée, les États en profitent pour mener à bien un programme très dur. En Angleterre, l’avortement à domicile a été approuvé [et en France, le ministre de la santé, qui déplore une « inquiétante » (sic!) baisse du nombre d’IVG en raison du confinement, encourage au recours à « l’IVG médicamenteuse » dont le délai est rallongé à 9 semaines, ndt]. En Italie, les chimios sont suspendues car elles ne sont pas considérés comme des thérapies urgentes, mais pas les avortements. Heureusement, il y a aussi certains États des États-Unis qui suspendent les avortements précisément parce qu’ils ne sont pas thérapeutiques. Mais ce sont des cas qui sont le signe d’un monde qui veut vraiment mettre toutes les valeurs de côté.

On parle très peu de ces affaires. L’accent est mis sur les personnes, la tragédie du coronavirus, la nécessité de parler aux autorités. Pourtant, le Saint-Siège est un acteur mondial, qui devrait dire un mot sur ces questions et qui a les moyens de le dire. Après tout, la souveraineté du Saint-Siège est le moyen par lequel le Saint-Siège défend les véritables droits de l’homme, et il le fait pour tous.

Il semble que se soit perdu, en ce moment, le sens de l’Église en tant qu’institution. Cette institution n’est pas un héritage médiéval. Le travail effectué au niveau international a un sens pour les gens, et un sens très fort. La capacité à se tourner vers l’avenir, vers les conséquences qu’un vulnus peut avoir sur la liberté de culte, devrait amener le Saint-Siège à mettre ces thèmes en lumière.

Il faudrait une prise en main de la Secrétairerie d’État, une série d’interventions en coulisses avec les différents gouvernements par l’intermédiaire des nonces pour défendre la liberté de culte, une action coordonnée des évêques pour mettre en évidence les horreurs légales qui sont créées en temps de coronavirus.

Tout cela n’exclut pas la juste prière, la juste dévotion, la juste confiance en Dieu. Au contraire, cela les protège. Mais cela n’est pas remarqué. La « pensée » a été perdue, cette extraordinaire capacité d’anticipation des temps, qui a toujours mis l’Eglise en première ligne.

Ainsi, on se retrouve aujourd’hui dans un monde déshumanisé, où les êtres humains sont considérés comme faisant partie d’un mécanisme et où l’État décide même des besoins primaires. Même en cas d’urgence, la partie juridique doit être préservée. Parce qu’à l’avenir, tout cela sera toujours considéré comme un précédent. Et, au fond, une église fermée aux célébrations, avec un prêtre célébrant en ligne, sera de plus en plus contrôlable. Parce qu’on peut toujours déconnecter le signal en ligne, on peut toujours faire taire quelqu’un. Et en ligne, chaque message peut être contrôlé.

Mais on ne peut pas contrôler les personnes et leurs rencontres, on ne peut pas contrôler les émotions qu’on vit réellement devant le Saint Sacrement ou en parlant à un prêtre. C’est le problème technologique, qui a également été abordé en profondeur lorsque la réforme des médias du Vatican a commencé à être discutée, et qu’ont été coupées les ondes moyennes de la radio. Qui étaient l’unique moyen qu’aucun gouvernement ne pouvait bloquer, car en dehors de toute législation internationale, et donc libres.

L’Église a créé une institution pour avoir une liberté. Et c’est à travers l’institution qu’elle est avec le peuple. L’Église, avec ses écoles, ses œuvres d’art, son travail, a toujours veillé à ce que le peuple devienne une élite, qu’il puisse comprendre les Écritures et, à partir des Écritures, arriver à son développement intégral.

C’est une Église qui a travaillé pour que le peuple fasse partie de la classe dirigeante, afin que les gens puissent comprendre les erreurs des « Pharisiens » et créer un monde plus juste. Un monde où la dimension spirituelle va de pair avec la dimension pratique, car au fond l’homme est corps et âme.

Aujourd’hui, alors que l’Église reste à juste titre proche du peuple, prie avec le peuple, parle avec le peuple, tout en continuant son travail d’aller vers les périphéries, il semble que cette dimension institutionnelle ait plutôt été perdue. Ainsi, les lois des États risquent sérieusement d’aller à l’encontre du droit à la liberté de culte, l’ultime, le plus étroit passage, pour contrôler la liberté religieuse.

Ainsi, la dernière question, la question cruciale, se réduit à celle-là: l’Église a-t-elle perdu la capacité d’être prophétique? Va-t-il finir par céder à la dictature de la technocratie ?

Mots Clés :
Share This