ou plutôt « LA » question, posée par le philosophe italien Giorgio Agamben: « Comment se peut-il qu’un pays entier se soit, sans s’en rendre compte, effondré éthiquement et politiquement face à une maladie? »

Une règle qui affirme que l’on doit renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, impose de renoncer à la liberté.

Une question

Quolibet (via Maurizio Blondet)
13 avril 2020
Ma traduction

La peste marqua pour la cité le début de la corruption…. Personne n’était plus disposé à persévérer dans ce qu’il jugeait avant être le bien, parce qu’il croyait qu’il pouvait mourir avant de l’atteindre

*

(Thucydide, La guerre du Péloponnèse , II, 53)

Je voudrais partager avec ceux qui en ont envie une question à laquelle je n’ai pas cessé de penser depuis plus d’un mois maintenant. Comment se peut-il qu’un pays entier se soit, sans s’en rendre compte, effondré éthiquement et politiquement face à une maladie?

Les mots que j’ai utilisés pour formuler cette question ont été soigneusement examinés un par un. La mesure de l’abdication à ses propres principes éthiques et politiques est, en effet, très simple: il s’agit de se demander quelle est la limite au-delà de laquelle on n’est pas disposé à y renoncer. Je pense que le lecteur qui prendra la peine de considérer les points suivants devra convenir que – sans s’en apercevoir ou en feignant de ne pas s’en apercevoir – le seuil séparant l’humanité de la barbarie a été franchi.


1) Le premier point, peut-être le plus grave, concerne les corps des personnes mortes. Comment avons-nous pu accepter, uniquement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, que les personnes qui nous sont chères et des êtres humains en général non seulement meurent seuls, mais – chose qui n’était jamais arrivée auparavant dans l’histoire, d’Antigone à aujourd’hui – que leurs corps soient brûlés sans funérailles?


2) Nous avons ensuite accepté sans nous poser trop de problèmes, au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de limiter notre liberté de circulation dans une mesure qui n’avait jamais été atteinte auparavant dans l’histoire du pays, même pas pendant les deux guerres mondiales (le couvre-feu pendant la guerre était limité à certaines heures). Nous avons donc accepté, au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de suspendre de fait nos relations d’amitié et d’amour, car notre voisin était devenu une source possible de contagion.


3) Cela a pu se produire – et nous touchons ici à la racine du phénomène – parce que nous avons scindé l’unité de notre expérience vitale, qui est toujours inséparablement corporelle et spirituelle en même temps, en une entité purement biologique d’une part et une vie affective et culturelle d’autre part. Ivan Illich a montré les responsabilités de la médecine moderne dans cette scission, qui est considérée comme allant de soi et qui est au contraire la plus grande des abstractions. Je sais bien que cette abstraction a été réalisée par la science moderne à travers les dispositifs de réanimation, qui peuvent maintenir un corps dans un état de pure vie végétative.


Mais si cette condition s’étend au-delà des limites spatiales et temporelles qui lui sont propres, comme nous essayons de le faire aujourd’hui, et devient une sorte de principe de comportement social, nous tombons dans des contradictions dont il n’y a pas d’issue.
Je sais que certains s’empresseront de répondre qu’il s’agit d’une condition de temps limitée, après quoi tout reviendra comme avant. Il est vraiment singulier qu’on puisse répéter cela sinon en toute mauvaise foi, dès lors que les mêmes autorités qui ont proclamé l’urgence ne cessent de nous rappeler qu’une fois l’urgence passée, les mêmes directives doivent continuer à être respectées et que la « distanciation sociale », comme on l’a appelée avec un euphémisme significatif, sera le nouveau principe de l’organisation de la société. Et, en tout cas, ce que, de bonne ou de mauvaise foi, on a accepté de subir ne pourra être effacé.

Je ne peux pas, à ce stade, puisque j’ai accusé les responsabilités de chacun d’entre nous, ne pas mentionner les responsabilités encore plus graves de ceux qui auraient eu pour tâche de veiller sur la dignité de l’homme.

Tout d’abord, l’Église qui, en devenant l’esclave de la science, devenue la véritable religion de notre temps, a radicalement renoncé à ses principes les plus essentiels. L’Église, sous un pape nommé François, a oublié que François a embrassé les lépreux. Elle a oublié que l’une des œuvres de miséricorde est de rendre visite aux malades. Elle a oublié que les martyrs enseignent qu’il faut être prêt à sacrifier sa vie plutôt que sa foi et que renoncer à son voisin signifie renoncer à la foi.

Une autre catégorie qui a failli à ses devoirs est celle des juristes. Nous sommes depuis longtemps habitués à l’utilisation inconsidérée des décrets d’urgence par lesquels le pouvoir exécutif remplace le pouvoir législatif, abolissant ainsi le principe de la séparation des pouvoirs qui définit la démocratie. Mais dans ce cas-ci, toutes les limites ont été dépassées, et on a l’impression que les paroles du Premier ministre et du chef de la protection civile ont, comme on l’a dit pour celles du Fürher, immédiatement pris force de loi. Et nous ne voyons pas comment,une fois passé le délai de validité des décrets d’urgence, les limitations de la liberté pourront être, comme on l’annonce, maintenues. Avec quels dispositifs juridiques ? Avec un état d’exception permanent ? Il appartient aux juristes de vérifier que les règles de la constitution sont respectées, mais les juristes gardent le silence. Quare silete iuristae in munere vestro ? (ndt: pourquoi gardez-vous le silence, juriste, sur ce qui vous concerne?)

Je sais qu’il y aura immanquablement quelqu’un qui répondra que le grave sacrifice a été fait au nom de principes moraux. A ceux-là, je voudrais rappeler qu’Eichmann, apparemment de bonne foi, ne se lassait jamais de répéter qu’il avait fait ce qu’il avait fait selon sa conscience, pour obéir à ce qu’il croyait être les préceptes de la morale kantienne.

Une règle qui affirme que l’on doit renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, impose de renoncer à la liberté.

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