Formidable carte d’anniversaire d’Andrea Gagliarducci à Benoît XVI: « Relire Benoît XVI est fondamental. Nous le lui devons, pour comprendre vraiment son pontificat. Parce que ce pontificat ne pourra probablement pas être compris pendant des années, sa dimension communicative ne s’étant pas arrêtée à l’espace d’un discours ou d’un geste. C’était la communication d’une vie ».

CASTEL GANDOLFO, juillet 2010 (Photo L’Osservatore Romano)

Ad multos annos, Benoît XVI. Son héritage

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
16 avril 2020
Ma traduction

« Nous devrons faire en sorte qu’une idée compte plus qu’une image », avait dit Benoît XVI à Joaquin Navarro Valls, directeur du bureau de presse du Saint-Siège. Et c’était le grand défi de Benoît XVI en tant que pape, et de Joseph Ratzinger en tant que théologien et professeur: mettre en lumière les idées, les faire avancer, les nourrir, parce qu’à travers les idées on cherche la vérité. Pour ce faire, il utilise un moyen de communication extraordinaire, et pourtant si sous-estimé aujourd’hui: le livre.

Benoît XVI est un homme qui communique avec les livres, ou en tout cas qui donne à ses pensées le souffle d’un livre. Ceux qui pensent que les « moyens » de la communication sont neutres se trompent. Tous ont leur propre langage, et tous doivent être lus selon leur propre langage. Mais il est également faux de penser que le moyen change les personnes. Chaque personne donne à un moyen son souffle, son rythme, ses caractéristiques. Et Benoît XVI a le souffle des livres.

C’est pour cela qu’il faut lire ses livres, pour en apprécier pleinement son raisonnement. Et il faut lire ses livres pour comprendre sa vie et son pontificat. Il y a, chez Benoît XVI, une adhésion cristalline à ce qu’il écrit. Il écrit parce qu’il croit, et il croit parce qu’il estime que tout est raisonnable, logique, conséquent. Et c’est ainsi qu’il le raconte.

En ce jour du 93e anniversaire de Benoît XVI, il est intéressant de retracer sa biographie en partant précisément de ses livres. Et il est nécessaire de partir d’un livre central: le deuxième tome de Jésus de Nazareth.

La clé de toute la vie et de l’histoire de Benoît XVI a été cette approche de l’histoire de Jésus. Une approche sincère, vraie, qui faisait fi de la froideur de la méthode historique critique. Les Évangiles sont vrais, et donc ils racontent une histoire vraie. Il faut partir de cette perspective, et non d’autres perspectives.

Le chapitre sur la Résurrection dans le deuxième volume de Jésus de Nazareth a probablement été le plus difficile à écrire, pour Benoît XVI. Comment raconter l’émerveillement des apôtres devant un Dieu crucifié. Comment définir un Messie qui était arrivé, mais qui avait apporté un nouveau monde complètement différent de celui que l’on pensait? Il y avait un monde nouveau, donné par la Résurrection. Mais l’ancien monde continuait à persister, la fin des temps n’était pas encore arrivée. On demandait aux chrétiens de vivre, et de vivre pleinement. Et on leur demandait d’avoir l’ouverture d’esprit nécessaire pour relire les signes de l’histoire, pour réinterpréter l’écriture. La vérité de Jésus crucifié et ressuscité est une vérité qui est proposée à l’homme. Et l’homme doit savoir la saisir.

La trilogie de livres sur Jésus est un projet que Benoît XVI caressait depuis longtemps. Elle faisait partie d’un travail théologique de toute une vie, mais qui s’est aussi nourri de la vie réelle. Ratzinger avait commencé sa carrière de théologien après une expérience pastorale en tant que vicaire de l’Église du Précieux-Sang [à Munich]. Ce fut une expérience déterminante.

L’écoute des confessions lui fit comprendre qu’il n’y avait plus une Église de païens devenus chrétiens, mais plutôt une Église de chrétiens qui se disent chrétiens et qui sont pourtant des païens. En sortit un essai, « Les nouveaux païens et l’Eglise », qui part d’un détail pour se pencher sur l’universel. C’est l’Europe elle-même qui est le berceau de cette perte d’identité, c’est l’Europe qui a favorisé cette « paganisation ».

Ce thème reste fort dans toute la pensée de Ratzinger, à tel point qu’il a écrit en 1992 le livre « Un tournant pour l’Europe », puis en 2004 « Sans racines » avec Marcello Pera.

L’Opera Omnia de Benoît XVI se compose de 16 volumes, et il est significatif que le premier volume publié ait été « Théologie de la liturgie », le onzième de la série. Cette décision a été prise par Benoît XVI lui-même, qui a expliqué dans l’introduction que « la liturgie de l’Église a été pour moi, depuis mon enfance, l’activité centrale de ma vie ».

A partir de là, on comprend la « révolution tranquille » de Benoît XVI. Celle-ci ne concernait pas seulement la réforme des structures, qui était plutôt une conséquence. Elle naissait précisément de la nécessité de mettre au centre la foi en la vérité du Christ.

A petits pas, le Pape a demandé que le crucifix soit placé au centre de l’autel, puis il a disposé que ceux qui recevaient la communion de ses mains la prennent à genoux, puis il a libéralisé le rite extraordinaire, avec une décision qui a créé une controverse et une polémique mais qui en réalité faisait partie d’un projet d’unification de la communauté chrétienne.

Parce que « l’Eglise se constitue toujours autour d’un autel », soulignait Ratzinger dans « Le peuple de Dieu chez Saint Augustin », le premier volume de la série des Opera Omnia qui n’est autre que la thèse de doctorat que Ratzinger a achevée en 1950. Et le peuple de Dieu – poursuivait Ratzinger – est un peuple eucharistique.

Enlever cette dimension spirituelle à la pensée de Benoît XVI, c’est tout lui enlever. La pensée du pape émérite ne peut pas se plier aux interprétations politiques. Elle regarde vers le haut, elle demande au monde de regarder la vérité et d’approcher la vérité avec humilité et volonté de comprendre.

Une tâche difficile, et difficile à interpréter, pour beaucoup. Pourtant, cela suffirait pour pouvoir vraiment voir Benoît XVI de son point de vue. Un exemple? L’utilisation du mot « démondanisation » lors de son dernier voyage en Allemagne en 2011.

Les discours de ce voyage sont probablement parmi les jalons du pontificat. Benoît XVI a mis à nu les revendications politiques de ceux qui pensaient que l’œcuménisme pouvait se faire avec des initiatives « politiques », comme la levée des excommunications, et a apporté à la place, comme don œcuménique à Erfurt, la prière commune à Dieu. Il a remis en question l’Eglise allemande, qui se nourrissait de la grandeur et de l’organisation de ses structures, et a souligné que la foi doit être le fondement, mettant en lumière le risque de faire du sacerdoce une simple fonction. Et il a parlé de la démondanisation de l’Église, nécessaire précisément pour revenir aux origines. Une démondanisation si nécessaire que Benoît XVI avait qualifié les vagues de sécularisation de providentielles pour ramener l’Eglise à son essence.

Mais cette démondanisation doit être lue précisément à partir de l’ecclésiologie de Ratzinger. Une pensée qui s’inspire de celle d’Augustin et des Pères de l’Eglise, anticipant de nombreux thèmes du Concile Vatican II.

En lisant tout de ce point de vue, on comprend que pour Ratzinger être « autour de l’autel » ne signifie pas se fermer face au monde, à la collaboration avec les Etats, à l’utilisation des biens pour la charité. Ce n’est pas un « spiritualisme » qui éloigne le peuple de Dieu de la réalité. Au contraire, [être « autour de l’autel »] permet au croyant d’être dans le monde, mais pas du monde. C’est ainsi que le croyant apporte « la force nouvelle de la foi dans l’unité des hommes et des femmes dans le Corps du Christ, comme élément de transformation que Dieu lui-même amènera à son achèvement lorsque cette histoire aura atteint son but ».

Démondaniser, c’est transformer et unir, et pour le faire, l’Église dispose d’un moyen qui a des racines très anciennes: le droit canonique, le seul droit véritablement global et universel au monde, sur lequel Benoît XVI a articulé une partie de sa révolution tranquille.

Antonio Rosmini soutenait que « la personne humaine est l’essence du droit », et Benoît XVI a fait siennes ces paroles à l’occasion du vingtième anniversaire de la promulgation du Code de droit canonique. Et il a poursuivi: « Le Ius Ecclesiae n’est pas seulement un ensemble de normes produites par le législateur ecclésial. Il s’agit en premier lieu de la déclaration faisant autorité des devoirs et des droits qui sont fondés sur les sacrements et qui sont donc nés de l’institution du Christ lui-même ».

Il suffit de regarder les livres de Ratzinger pour relire le pontificat. Et il faut aussi regarder un peu en avant, vers ce troisième volume du Jésus de Nazareth. Car comme la Résurrection est l’accomplissement de l’histoire, la naissance représente son commencement. Au fond, explique Benoît XVI, les mots de l’écriture sont « comme des vagabonds, jusqu’à ce que Jésus naisse ».

Dans « Images d’espérance. Les fêtes chrétiennes en compagnie du Pape » (livre publié en 2005 en Italie sous le titre Immagini di speranza. Le feste cristiane in compagnia del papa], Joseph Ratzinger se demande qui a reconnu Jésus. Et il trouve la réponse dans l’Évangile de Matthieu: ceux qui ne l’ont pas reconnu c’est Hérode et « tout Jérusalem avec lui », ou plutôt les savants, les spécialistes de l’interprétation.

« Et notre position, qelle est-elle? – se demande Ratzinger: sommes-nous si loin de l’étable justement parce que nous sommes trop raffinés et intelligents pour cela ? Ne nous perdons-nous pas aussi dans une exégèse biblique savante, dans des tentatives de démontrer l’inauthenticité ou l’authenticité historique de tel passage, au point de devenir aveugle à l’Enfant et de ne plus rien percevoir de lui? Ne vivons-nous pas aussi trop à « Jérusalem », dans le palais, refermés en nous-mêmes, dans notre autonomie, dans notre crainte de la persécution, au point que nous ne pouvons plus percevoir, de nuit, la voix des anges, nous joindre à elle et adorer? »

Et c’est là que l’on comprend que la pensée de Benoît XVI est une pensée vraiment populaire, parce qu’elle regarde vers le peuple. Un peuple rendu vivant par la foi chrétienne, capable de lire les signes de Dieu. Un peuple eucharistique, de croyants, qui ne vit pas d’opposition, mais de propositions. Un peuple qui accueille la vérité de Dieu sans superstructures politiques et idéologiques, et qui la fait ensuite entrer dans la vie concrète.

C’est un peuple qui fait le monde et qui fait l’histoire. Mais c’est un peuple qui regarde les choses de là-haut.

Relire Benoît XVI est fondamental. Nous le lui devons, pour comprendre vraiment son pontificat. Parce que ce pontificat ne pourra probablement pas être compris pendant des années, sa dimension communicative ne s’étant pas arrêtée à l’espace d’un discours ou d’un geste. C’était la communication d’une vie.

Cela vaut d’être dit aujourd’hui, à l’occasion de l’anniversaire du pape émérite.

Ad multos annos, Benoît XVI !

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