Concomitamment avec la publication du pavé biographique de Peter Seewald destiné en principe à une carrière internationale, (1000 pages, dont les spécialistes du découpage au ciseau à dissection, qui n’ont nulle intention de les lire, ont déjà extrait grâce au miracle des outils numériques les quelques passages qui les intéressent, ceux à caractère polémique plus la déclaration d’amitié désormais obligée de Benoît XVI pour son successeur) un petit livre dense et riche mais très loin des anecdotes et donc sans intérêt pour les médias sort confidentiellement en Italie pour essayer de comprendre la pensée du grand intellectuel qui occupa le trône de Pierre de 2005 à 2013. Très belle revue d’AM Valli (à lire, même si le livre ne sortira probablement pas en France)

© Roberto Monaldo / LaPresse 22-05-2008

La bonne bataille du soldat Ratzinger.
Le dernier Pape d’Occident

Tandis qu’en Allemagne sort le livre de Peter Seewald Benedikt XVI. Ein Leben (Benoît XVI. Une vie) dans lequel il y a une interview du pape émérite qui fait beaucoup parler, en Italie l’éditeur Liberilibri propose « L’ultimo papa d’Occidente? » de Giulio Meotti, un ouvrage complètement différent de celui de Seewald, mais non moins important pour décrypter Joseph Ratzinger et saisir la portée de son pontificat.

Dans l’interview de Seewald, selon les anticipations, Benoît XVI parle du mariage homosexuel et de l’avortement comme de réalités rendues possibles par le pouvoir spirituel de l’Antéchrist, et évidemment la plupart des commentaires se sont concentrés sur ces expressions fortes.

« Il y a cent ans – argumente le pape émérite – tout le monde aurait jugé absurde de parler de mariage homosexuel » alors qu’aujourd’hui, au contraire, « si on s’oppose » à tout cela, « on est puni par la société avec l’excommunication ». Il en va de même pour « l’avortement et la création d’êtres humains en laboratoire ».

Dans sa conversation avec Seewald, le pape émérite aborde également le thème des loups qui l’ont mordu pendant son pontificat et dit que « la vraie menace pour l’Église et donc pour le ministère pétrinien » ne réside pas tant dans les scandales et les manœuvres internes de la Curie romaine, « mais dans la dictature mondiale d’idéologies apparemment humanistes, et que ceux qui s’y opposent sont exclus du consensus social de base ».

Il y a dans ces mots l’écho de ceux que le cardinal Ratzinger a prononcés dans la Missa pro eligendo romano pontifice à la veille du conclave de 2005, lorsqu’il déclara: « On est en train de constituer une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui ne laisse comme dernière mesure que son propre moi et ses désirs ».

Le nihilisme et le relativisme, très soulignés dans l’identification du danger, ont placé Ratzinger dans la ligne de mire. D’où le drame de son pontificat, tout se jouant pour la défense de la vraie foi et de la vraie Église mais toujours sous l’attaque de loups voraces (externes et internes à l’Église) soucieux de déformer, de discréditer, de délégitimer.

Ce drame du théologien et pape Ratzinger est traité dans le livre de Giulio Meotti, d’un format beaucoup plus petit que le volume de Seewald (1184 pages), mais riche en contenu. Un excursus dans la pensée de Ratzinger pour en montrer le fil conducteur: une confrontation serrée avec la modernité, sans exclure les coups.

Souligner que la Vérité existe et peut être recherchée à la lumière de la raison humaine, montrer que les religions ne sont pas toutes les mêmes, mettre en évidence les racines chrétiennes de l’Occident, dénoncer le processus d’autodissolution de notre civilisation: telle est, en somme, la mission que Ratzinger a mise au centre de son pontificat. Ce qui revient à dire aller vers le désastre, si l’on considère la barbarie dominante. Mais le pape bavarois, doux et timide, décida de s’immoler. Un martyre au sens littéral, en se rappelant que le mot martyr vient du grec μάρτυς , mártus, ou témoin.

Dans ces conditions, il était fatal que Benoît XVI (le choix du nom était significatif: saint Benoît, le patriarche du monachisme occidental) fût attaqué, et vaincu, par les nouveaux barbares. Mais la défaite confère une dignité et, je dirais, une solennité encore plus grande à son témoignage de martyr de la vraie foi.

Défendant la foi et l’Église, Benoît XVI a défendu notre pensée, nous a rappelé qui nous sommes et d’où nous venons, nous a montré la beauté et la richesse de notre tradition culturelle et spirituelle, nous a invités à réfléchir à l’absurdité de la volonté de suicide dont l’Occident est prisonnier. Mais nous ne pouvions pas comprendre. Désormais en proie à la barbarie, nous avons ri du pape « berger allemand », nous l’avons traité avec insolence avec notre grossièreté intellectuelle, nous l’avons accusé de ne pas savoir lire les « signes des temps », nous l’avons même censuré. Quand il y a une confrontation entre la sagesse et l’ignorance, la gentillesse et l’arrogance, l’acuité et la grossièreté, on sait comment cela se termine: la meute de chiens hurlants l’emporte sur le fin penseur. Au moins en termes humains.

La veille immédiate du conclave de 2005 fut marquée non seulement par l’homélie mentionnée plus haut, mais aussi par la mémorable conférence que Ratzinger a donnée à Subiaco, au monastère de Sainte-Scholastique, lorsqu’il reçut le prix Saint Benoît pour la promotion de la vie et de la famille en Europe. Intitulée L’Europe dans la crise des cultures, cette conférence était un hymne à nos racines chrétiennes et dénonçait, comme toujours avec la plus grande liberté intellectuelle, le nouveau « moralisme » – ainsi que le définit Ratzinger – « dont les mots clés sont justice, paix, préservation de la création », mots-talisman, qui pourtant ne disent rien et ne servent qu’à être acceptés au grand bal des idées actuelles.

« Que signifie la justice? Qui la définit? A quoi sert la paix? » Telles sont les questions que Ratzinger posa, avec la délicate franchise typique d’un homme d’étude qui ne connaît aucune convenance ni commodité politique. Et cela fait presque pleurer en pensant que ce même moralisme domine la scène aujourd’hui dans la sphère catholique. Pour être admis au grand bal, nous avons vendu nos âmes, ou du moins le peu d’âme que nous avions.

Puis, lorsqu’il est devenu pape, Ratzinger ponctua son pontificat d’autres leçons qu’il faudrait relire et re-méditer continuellement, comme le discours au Collège des Bernardins à Paris, comme la lectio magistralis sur « Foi, raison et université – souvenirs et réflexions », donnée à l’université de Ratisbonne lors de son voyage en Bavière, comme les paroles adressées aux autorités civiles à Westminster Hall, comme le discours qu’il a écrit mais qu’il n’a jamais pu prononcer à l’université La Sapienza de Rome, où une poignée de fauteurs de troubles ont empêché le pape d’entrer dans une université fondée par un pontife.

Pour ceux qui, comme moi, ont suivi pas à pas, en tant que journaliste, le pontificat de Benoît XVI, ces années ont été une aventure intellectuelle et spirituelle sans égale, une plongée dans les eaux cristallines de l’intelligence chrétienne. Mais ce furent aussi des années de tristesse, car derrière et à côté de chaque mot et de chaque initiative du Pape, il y avait toujours aux aguets une protestation grossière, une attaque contre la logique, un prétexte pour déclencher la controverse, un piège insidieux externe ou interne. On l’a bien vu dans le cas de Ratisbonne, où les réflexions du pape sur la foi et la raison ont été utilisées pour attiser le conflit avec l’Islam.

« On a l’impression générale qu’au cours des quatre derniers siècles, l’histoire du christianisme a été une bataille continuelle en retraite », a écrit Ratzinger, comme le rappelle à juste titre Meotti, dans le livre Riflessioni sulla creazione e il peccato (Au commencement, Dieu Créa le ciel et la terre). Eh bien, le soldat Ratzinger, bien que conscient que face à la modernité montante il n’y avait que la retraite, n’a pas cessé de se battre, même pas pour un jour. Sauf pour ensuite s’écarter. Pourquoi?

Certains disent que la réponse se trouve dans le trait de caractère de Joseph Ratzinger.

C’est ce qu’il a fait en 1969, lorsqu’il a laissé la ville chaotique de Tübingen en proie à la contestation étudiante et s’est rendu dans la ville plus calme de Ratisbonne. Il l’a fait en 1974, quand, sans dire un mot, il a abandonné le Synode de Würzburg, à orientation protestante. Et il l’a fait à nouveau en 2013, lorsqu’il a renoncé à son pontificat actif. Il ne s’agit pas, explique Seewald, d’évasions, mais de décisions rationnelles, prises chaque fois que Ratzinger se rend compte qu’il n’y a rien d’autre à faire pour ne pas devenir un collaborateur du Mal. Et n’oublions pas que Cooperatores veritatis est en fait la devise de Benoît XVI, insérée dans le blason du Pape.

Meotti écrit :

« Tout le pontificat de Ratzinger a été une défense de la civilisation occidentale ou, plus simplement, de l’Occident. Mais il n’y a pas un seul défi dont Ratzinger soit apparemment sorti victorieux ».

C’est vrai. Le nihilisme et le relativisme ont gagné. Et les paroles de l’Evangile de Jean me viennent à l’esprit :

« La lumière est venue dans le monde, mais les hommes ont aimé les ténèbres plus que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Car celui qui fait le mal hait la lumière et ne se montre pas, afin que ses œuvres ne soient pas à nouveau mises à l’épreuve. Mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il apparaisse clairement que ses œuvres ont été faites en Dieu ».

Au fond, nous avons été avertis.

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