Très loin des lectures hâtives médiatisées ces jours-ci, juste destinées à faire sensation à travers des titres racoleurs, Luisella Scrosatti a remarquablement approfondi, et compris, les réponses de Benoît XVI à Peter Seewald, en annexe de sa biographie « Ein Leben ». Et à travers son analyse, c’est l’intéressé lui-même qui donne l’explication définitive et claire du renoncement à la papauté (seulement en tant que tâche purement fonctionnelle) et du titre de Pape émérite. Et aussi du refus absolu d’intervenir directement dans les débats en cours

Ce que vous me demandez, va certainement loin dans la situation actuelle de l’Eglise

et la réponse à ces questions serait inévitablement une façon de m’immiscer dans l’action du Pape actuel.
Tout ce qui va dans cette direction, je devais et je veux l’éviter.

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Benoît XVI à Peter Seewald

Benoît, papauté spirituelle vs dictature antichristique

Luisella Scrosatti
La NBQ
9 mai 2020
Ma traduction

Les réponses de Ratzinger dans le livre de Seewald, « Benedikt XVI : Ein Leben », disent beaucoup plus que ce qui est apparu jusqu’à présent. Le pouvoir de l’Antéchrist n’est pas seulement révélé par la légitimation de l’avortement et des unions homosexuelles, mais il s’incarne dans une « dictature mondiale d’idéologies apparemment humanistes » qui exclut les chrétiens fidèles du consensus social. C’est à cela que renvoient le renoncement et le titre de « Pape émérite », avec lequel Benoît XVI entendait renforcer le pouvoir spirituel de l’Eglise. Qui se fonde sur la prière.

Les paroles de Benoît XVI, qui ont filtré du livre récemment sorti de Peter Seewald « Benedikt XVI: Ein Leben« , ne sont pas passées inaperçues. L’avortement et les unions homosexuelles, signes de l’Antéchrist: tel est l’essentiel de ce qui a émergé jusqu’à présent, et l’anti-modernité de Ratzinger a été immédiatement dénoncée, certains pour la blâmer, d’autres pour la louer.

Mais dans les réponses de Benoît XVI, rapportées dans la dernière partie du livre, il y a beaucoup plus: il y a une lecture profonde du moment que nous vivons, une clarification (définitive ?) du sens de sa « démission » et du rôle du Pape émérite, la manifestation de la réalité la plus profonde de l’Église.

Procédons dans l’ordre.

Il s’agit de 20 questions que Seewald a posées au Pape émérite à l’automne 2018. Ratzinger lui avait répondu courtoisement, mais, dans une lettre du 12 novembre, il avait également précisé que « ce que vous me demandez, va certainement loin dans la situation actuelle de l’Eglise » et que la réponse à ces questions « serait inévitablement une façon de m’immiscer dans l’action du Pape actuel. Tout ce qui va dans cette direction, je devais et je veux l’éviter ».

Il est important de bien garder ce contexte à l’esprit: les déclarations inédites de Benoît XVI sont donc des indications qui permettent de comprendre très profondément ce que l’Église vit à cette heure de son histoire et qu’il a été décidé de publier à un certain moment, malgré le risque qu’elles puissent être comprises comme une invasion de terrain. Par ailleurs, précisément dans ces réponses, Ratzinger souligne que « l’affirmation selon laquelle je me mêle régulièrement du débat public est une distorsion malveillante de la réalité ».

Le pape émérite résume notre époque comme une « crise de l’existence chrétienne » qui découle directement d’une « crise de la foi ». C’est dans la dimension de l’apostasie permanente – qui menace la présence chrétienne dans le monde – qu’il faut se placer.

La vraie bataille ne se situe pas au niveau des problématiques internes de la Curie romaine ; ce ne sont pas les Vatileaks qui menacent la papauté (« je dois dire que le spectre des choses qu’un pape peut craindre est considéré de façon trop limitée »), mais la manifestation de l’Antéchrist dans une dictature mondiale, qui conduira les fidèles chrétiens à être exclus de la vie sociale: « La vraie menace de l’Eglise et donc du ministère pétrinien [réside] dans la dictature mondiale d’idéologies apparemment humanistes, dont la contestation conduit à l’exclusion du consensus fondamental de la société ».

C’est dans ce contexte plus large que le pape émérite évoque l’avortement, les mariages homosexuels et la production d’êtres humains en laboratoire comme autant de signes de cette dictature humaniste. Et il insiste: « La société moderne formule un credo anti-christique, et si l’on s’y oppose on est sanctionné par l’excommunication sociale. La peur face à ce pouvoir spirituelle de l’Antéchrist est donc naturelle et on a vraiment besoin de l’aide de la prière de tout un diocèse et de l’Église mondiale pour y résister ».

Ces paroles providentielles éclairent la situation que nous vivons: la suspension des messes avec le peuple, la soumission de la vie de l’Eglise à des conditions pseudo-sanitaires dictées par les experts de service, sont déjà une indication très éloquente de ce qu’est et sera la place de l’Eglise dans le monde du nouvel humanisme tant proclamé.

Notre époque est donc clairement anti-christiques et nous devons lutter « contre les principautés et les pouvoirs, contre les dirigeants de ce monde de ténèbres, contre les mauvais esprits qui habitent les régions célestes » (Eph 6, 12), une bataille que l’on mène essentiellement par la prière.

Et c’est face à l’Antéchrist que le pape Benoît s’est perçu, durant son pontificat, et même maintenant, comme le pape émérite. Si l’on entre dans cette perspective, on peut alors mieux comprendre les raisons profondes de son choix et de « l’obstination » de maintenir le titre de pape émérite, un thème qui occupe une grande partie des questions posées par Seewald.

Ce n’est pas la corruption de la Curie, ce n’est pas une menace qui lui ont fait franchir le pas de 2013, qu’il avait décidé définitivement dans son cœur depuis août 2012, quand il était à Castel Gandolfo pour reprendre un peu de forces.

Seewald cherche alors à comprendre pleinement le sens de cette démission, proposant au pape émérite l’analyse du philosophe George Agamben : Avec son renoncement, Benoît XVI a voulu renforcer le pouvoir spirituel de l’Église et a en quelque sorte anticipé la séparation entre Jérusalem et Babylone, qui coexistent dans l’Église et le monde. Et ici, Ratzinger « confesse et ne nie pas et confesse » (cf. Jn 1, 20) ; il s’accroche à son bien-aimé saint Augustin pour rappeler que certains ne sont dans l’Église qu’en apparence et d’autres, sans le savoir, lui appartiennent, et que « jusqu’à la fin des temps, l’Église évolue comme un pèlerin parmi les persécutions du monde et les consolations de Dieu » (De Civitate Dei XVIII, 51, 2). Puis le commentaire des paroles du grand évêque d’Hippone: « Il y a des temps où la victoire de Dieu sur les puissances du mal se manifeste par la consolation et d’autres où la puissance du mal obscurcit tout ».

Il semble que nous nous trouvions dans la deuxième situation, qui ne doit cependant pas nous faire oublier que toujours « dans l’Église on peut reconnaître, au milieu des tribulations de l’humanité et de la puissance qui génère la confusion, la puissance silencieuse de la bonté de Dieu ». Et c’est à cause de cette épaisse obscurité, à cause de cette montée de l’Antéchrist, qu’il faut comprendre le choix d’abandonner la conduite « active » et, en même temps, de maintenir le titre de Pape émérite.

Ratzinger passe en revue le débat qui, à l’époque de Vatican II, avait conduit à la définition juridique de l' »évêque émérite », solution trouvée par l’évêque de Passau, Mgr Simon Konrad Landersdorfer : « Émérite signifie qu’il n’était plus le titulaire actif de l’évêché, même s’il était dans le cadre de la relation particulière d’un évêque avec son ancien siège. Il était donc, d’une part, essentiel de prendre en compte la nécessité de définir sa fonction par rapport à un véritable diocèse, mais sans faire de lui le deuxième évêque du diocèse. Le mot ‘émérite’ signifiait qu’il avait pleinement cédé son office, mais son lien spirituel avec le Siège qu’il avait jusqu’alors était désormais reconnu également comme qualité juridique ». Le lien spirituel, du point de vue de la foi, n’est pas quelque chose d’accessoire, un lot de consolation pour se sentir à nouveau utile; au contraire, l’essence de la charge spirituelle « est de servir son diocèse de l’intérieur, du côté du Seigneur, en priant avec et pour ».

Mais est-il possible de dire la même chose pour le Pape? Réponse: « On ne comprend pas pourquoi cette figure juridique ne devrait pas s’appliquer à l’évêque de Rome. Dans cette formule, nous avons les deux élément: pas de pouvoir juridique concret complet, mais une mission spirituelle qui, même si elle est invisible, demeure », car cette « union spirituelle ne peut être supprimée en aucune façon ». C’est cela, la « révolution » voulue par Ratzinger avec son choix: que la force spirituelle soit considérée comme quelque chose d’essentiel pour l’Eglise, comme la réalité la plus profonde. Et en tant que telle, qu’elle soit également reconnue juridiquement.

Face aux tentatives continues, inutiles et préjudiciables de réforme de l’Eglise, en changeant la structure de la Curie, en inventant de « nouveaux » plans pastoraux, etc., Benoît XVI a en quelque sorte imposé la primauté de la dimension spirituelle, par la reconnaissance juridique du Pape émérite. Son geste a été un acte radical pour pousser les chrétiens à comprendre que la prière est substance, que la dimension spirituelle est prioritaire et plus concrète que toute action matérielle, car elle signifie agir « de l’intérieur, du côté du Seigneur ».

Agamben avait mis le doigt sur le problème. C’est principalement à ce niveau qu’il faudra mener la grande bataille de notre temps.

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