Ici s’achève la série d’articles que le barnabite italien a consacré au Concile, entre 2009 et 2018 (*), et qui pourraient s’insérer utilement dans le débat actuel. Dans ce dernier volet, il conclut l’échange courtois mais néanmoins vif avec « Cesare Baronio » (**). Plaidant toujours pour une juste interprétation du Concile, dans le sillage de la vraie tradition, il prend la défense des papes « conciliaires » de Paul VI à Benoît XVI et écarte fermement la tentation de certains de revenir à la situation d’avant – ou, pour reprendre une expression du général De Gaulle, « au temps de la marine à voile ».

(*) Je n’ai pas traduit les deux articles de « Cesare Baronio » (dont le P. Scalese fait un bon résumé qui suffit à la compréhension de ses réponses). En vo ici:

(**) Précédents volets

Illustration du site de « Cesare Baronio »

Concile et tradition

Père Giovanni Scalese CRSP
31 janvier 2018
Ma traduction

« Cesare Baronio » a très courtoisement répondu jeudi dernier à ma réponse à sa « Lettre à un prêtre ».
Je remercie Monseigneur à la fois pour le ton, très cordial, utilisé, et surtout pour le contenu, qui est un témoignage personnel très précieux pour moi. Baronio nous fait connaître l’état d’esprit et les attentes que beaucoup avaient à la veille et au cours de Vatican II. Il est intéressant de savoir comment ce moment très important de l’histoire de l’Église a été vécu :

Personne, à l’époque, qui ne prît une part active à la conjuration, n’aurait pu vraiment avoir la perception de la menace que pourrait représenter la convocation d’un Concile. Au contraire : nous avions tous l’espoir plus que légitime – évident, je dirais – que cela marquerait un moment d’élan apostolique.

*

« Cesare Baronio », Lettera ad un sacerdote (II)

Eh bien, comme le rappelle Monseigneur lui-même un peu plus loin, en plus des « conjurés », il y en a qui étaient conscients de la menace: les « représentants les plus autorisés de la Curie romaine » et, j’ajouterais, Pie XII lui-même, qui, face à la proposition de reprendre le Concile Vatican I (qui avait été interrompu sans jamais se conclure officiellement), préféra le reporter, conscient précisément des dangers que la convocation d’un Concile entraînerait. Clairement, en Italie, on ne se rendait pas compte de ce qui bouillonnait dans la marmite à l’époque, mais à la Curie, ils savaient bien quelle était la situation de l’Église dans le reste de l’Europe.

Quoi que puissent dire ses détracteurs, je suis convaincu que même Jean XXIII n’était pas pleinement conscient des conséquences possibles de sa décision historique. La preuve en est qu’en même temps que le Concile, il a également convoqué le Synode romain, qui a eu des résultats très différents des réunions ultérieures du Concile. Ce qui suggère que, dans l’esprit du « Bon Pape », le Concile aurait dû se dérouler sur le modèle du Synode diocésain, alors qu’en réalité les choses se sont passées un peu différemment…

En tout cas, une fois le Concile convoqué, tout le monde, même ceux qui auraient pu avoir des doutes sur son opportunité, s’est mis au travail avec beaucoup de zèle pour le préparer au mieux, convaincu qu’il pouvait être une occasion précieuse de rajeunir l’Eglise sans déchirement par rapport au passé et de relancer son action apostolique. Les schémas qui devaient servir de base à la discussion des Pères et à la rédaction de documents furent préparés; beaucoup espéraient la condamnation du communisme, la consécration de la Russie au Cœur Immaculé et la définition du dogme de Marie Médiatrice et Co-rédemptrice.
Mais une fois que le Concile eût commencé, il prit un virage imprévu: les schémas préparatoires furent mis en veilleuse et les Commissions – composées, comme le rappelle Monseigneur, avec des critères très discutables – prirent en charge la gestion du Concile. De condamnation du communisme, de consécration de la Russie et de dogmes mariaux, il ne fut plus question.

Sur l’existence d’un plan, non pas pour réformer mais pour révolutionner l’Église, Baronio et moi sommes d’accord. Nos positions divergent sur la mise en œuvre de ce plan et, par conséquent, sur l’interprétation à donner à Vatican II.
La position de Monseigneur n’est pas tout à fait claire: d’une part, il affirme que les Pères du Concile « ont été les premières victimes de la tromperie ourdie aux dépens de toute l’Église » (ce sur quoi on pourrait, dans certaines limites, tomber d’accord); d’autre part, on croit comprendre qu’eux aussi étaient d’une certaine manière complices de la conspiration.
Le jugement sur les papes qui ont gouverné l’Église pendant et après le Concile (Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI) est encore moins clair: dans ce cas aussi, on croit comprendre que, par leurs interventions, ils ont délibérément favorisé la démolition de l’Église (tout le sens de la « Lettre » de Baronio pourrait être résumé dans la fable de la « grenouille bouillie »: « Ce qu’ils t’ont fait, ce qu’ils ont fait à chacun de nous, c’était de te faire croire, à petits pas, que rien ne changeait, même si en fait tout changeait »). La position de Monseigneur peut se résumer à l’affirmation que le Concile, avec ses ambiguïtés, n’aurait fait que poser les prémisses du post-Concile.

Personnellement, je suis convaincu que le plan de déstabilisation de l’Église était là et que, pendant le Concile, tout a été fait pour le réaliser. Je crois cependant que le Pape et les Pères conciliaires ont effectué, sous la conduite de l’Esprit Saint, un sage travail de discernement; en acceptant beaucoup des demandes de renouveau (je pense qu’il faut admettre sereinement que dans l’Église pré-conciliaire, il y avait des choses à changer…), ils ont pu se maintenir dans le sillon de la tradition (se rattachant, au besoin, à la « grande tradition » de l’Église, dont ils s’étaient probablement, au fil des siècles, parfois éloignés) et ils se sont fortement opposés aux propositions subversives qui avaient été faites. Je ne sais pas si les Pères du Concile ont été les premières victimes de la tromperie; c’est peut-être vrai, mais je sais avec certitude que Dieu sait écrire droit sur les lignes tordues. Et les résultats du Concile – je veux dire ses documents – n’ont pas été ceux prévus et souhaités par les novatores (à tel point qu’ils n’ont pas été reçus par eux avec un enthousiasme excessif). Y a-t-il des ambiguïtés dans les textes conciliaires? Je pense que c’était inévitable dans un concile pastoral qui n’avait aucune prétention à définir et à condamner.

D’où l’importance d’interpréter correctement un concile de ce type. Baronio affirme : « La bonne foi des membres… n’enlève rien à la portée dévastatrice des décisions, car ce n’est pas l’intention de ceux qui les ont approuvées qui est intéressante, mais le résultat final ». Eh bien, l’un des critères fondamentaux pour l’interprétation des lois est l’intention du législateur:

Can. 17 – Les lois ecclésiastiques doivent être comprises selon le sens propre des mots dans le texte et le contexte; si le sens demeure douteux et obscur, il faut recourir aux lieux parallèles s’il y en a, à la fin et aux circonstances de la loi, et à l’esprit du législateur.
*

Code de droit canonique, www.vatican.va/archive/FRA0037/__P2.HTM

De manière analogue, les textes conciliaires doivent être interprétés non pas à la lumière des intentions des théologiens de la commission, mais selon la mens des Pères, qui ne devait certainement pas être celle de détruire l’Église. Et c’est exactement ce qu’ont fait, à mon avis, les papes de la période post-conciliaire. Il ne fait aucun doute que, de leur côté, ils ont fait preuve d’une ténacité particulière dans la mise en œuvre des décisions de Vatican II. Pourquoi être surpris ? C’était un concile œcuménique, pas un conseil pastoral paroissial! Mais, en même temps, ils ont su s’opposer à tous les efforts qui auraient voulu une interprétation et une application « large » du Concile, non pas selon la lettre de ses documents, mais selon son prétendu « esprit », qui a été interprété par l’École de Bologne. Je ne crois vraiment pas que les Saints Pontifes, que le Seigneur a donnés à l’Église au cours de ces cinquante années, avaient l’intention de nous amener progressivement, à notre insu, à la situation actuelle. Certes, même dans leur action, on peut trouver des incertitudes, des incohérences, des décisions douteuses, des erreurs ; mais cela fait partie de l’humanité de chacun d’entre nous (même des saints !). Ce qui importe, c’est qu’avec leur Magistère, ils ont toujours confirmé et défendu la foi immuable de l’Église. Ce qui se passe dans l’Église aujourd’hui n’est pas l’évolution naturelle du travail des papes post-conciliaires, mais est en totale antithèse avec celui-ci. C’est ce que démontrent toutes les décisions qui sont prises progressivement: il s’agit toujours, comme par hasard, de l’abrogation de mesures prises au cours des cinquante dernières années. Ces jours-ci, on apprend la mise au rebut imminente de Humanae vitae, par ailleurs amplement prévue.

Comme je le faisais remarquer dans mon post du 11 août 2017,

Je crois que le moment est venu de commencer à défendre le vrai Concile contre ceux qui prétendent l’interpréter de manière erronée, en faisant passer pour « Concile » ce qui en est une simple caricature. Je crois que le temps est venu pour les vrais amoureux de la tradition de commencer à considérer Vatican II et le Magistère post-conciliaire comme faisant partie de la tradition (avec toutes les distinctions théologiques possibles) et de les défendre au nom de la tradition. Penser que la tradition s’est arrêtée en 1962 (ou 1958) reviendrait à donner raison à ceux qui, avant, pendant et après le Concile, jusqu’à nos jours, ont tenté et tentent de subvertir l’Église. Le Concile, le vrai, n’a pas été une révolution, mais seulement une tentative, plus ou moins réussie, de renouveler l’Église dans le sillage de la tradition. La révolution est ce que les modernistes d’hier et d’aujourd’hui ont essayé et essaient d’imposer. Ils doivent être contrecarrés non seulement au nom de la tradition, mais aussi au nom du Concile lui-même, qui fait partie intégrante de cette tradition.

La référence de Baronio à la nouvelle traduction du Psautier introduite par Pie XII, à propos de laquelle j’ai fait remarquer il y a quelques années que Vatican II s’est avéré plus « traditionaliste » que le Pape Pacelli, est significative. J’ai exprimé mes réflexions sur la tradition à plusieurs reprises. Dans le post du 31 octobre 2017, j’ai donné l’exemple de vetero-catholiques qui, au nom de la tradition, ont abandonné l’Église catholique pour en arriver aujourd’hui à accepter le sacerdoce féminin. Dans un vieux post daté du 12 mars 2009, j’ai rapporté un autre exemple, tiré de l’histoire de ma congrégation, qui montre comment parfois une fidélité littérale à la tradition peut en fait être sa pire trahison.

Et ici, j’en viens à l’observation que m’a faite un lecteur, concernant la conclusion de mon dernier post:

Penser que pour contrer la dérive actuelle, il faut abjurer Vatican II et revenir à la situation ante est pure illusion. Non seulement parce que l’histoire ne retourne pas en arrière, mais aussi et surtout parce que, sans le Concile, nous ne disposerions pas des outils nécessaires pour lire correctement la situation actuelle, pour évaluer sa gravité réelle et pour y remédier de manière adéquate.

Le lecteur me fait remarquer que cette phrase est « intrinsèquement fausse ». Je comprends qu’elle puisse être un tantinet hermétique et donc pas immédiatement compréhensible. Elle pourrait probablement constituer, plus qu’une conclusion, l’introduction d’un nouveau traitement; mais je suis profondément convaincu de cette affirmation. Je suis convaincu que, pour s’opposer à la dérive actuelle, on ne peut continuer à utiliser les armes émoussées de la néo-scolastique pré-conciliaire. C’est comme prétendre abattre un drone télécommandé avec un arquebuse. Mais encore avant de combattre les erreurs, il est important de pouvoir lire la situation actuelle et d’en évaluer la gravité réelle. Et même dans ce cas, on ne peut pas le faire avec les vieux outils du passé, mais on doit utiliser les outils conceptuels de notre époque. On ne peut pas nier que, dans cette perspective, le Concile a renouvelé le langage et la façon même de penser de l’Église, sans renier sa tradition séculaire. Un rejet a priori du Concile, même s’il est apparemment motivé, ne nous met pas dans la meilleure position pour comprendre la gravité du moment présent, ni ne nous aide à y faire face de manière adéquate.

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