et les trois « scénarios » de Roberto de Mattei, en 1996, alors que Rome baignait déjà, un peu comme aujourd’hui, dans une atmosphère de fin de règne, sinon de pré-conclave. Extrait de son livre de 2018 « Un automne romain« .

En 2018 paraissait aux éditions des Belles Lettres, dans une édition soignée, un petit bijou de Michel de Jaeghere (le directeur des hors-séries du Figaro, presque toujours de grande qualité) intitulé « Un automne romain« .
La quatrième de couverture en donne un résumé bien meilleur que ce que je pourrais écrire:

Michel De Jaeghere est journaliste. Chargé de suivre l’information religieuse, il est envoyé à l’automne 1996 à Rome pour y « couvrir » la mort de Jean-Paul II, qu’on annonce imminente, et le conclave où sera désigné son successeur.
Les rumeurs sont contradictoires, les papabile poussent leurs pions, mais Jean-Paul II ne meurt pas ! Désœuvré, l’envoyé spécial explore le Vatican, les ruines de la Rome antique, les musées, multiplie les rencontres avec vaticanistes, prélats, cardinaux. Il note ce qu’il voit, commente ce qu’il visite, rapporte ce qu’on lui raconte. Son journal de voyage prend dès lors les allures d’un savoureux portrait de la Ville où les Monsignori complotent à l’ombre des souvenirs prestigieux de la Rome des Papes, étroitement mêlés avec ceux de la Ville des Césars. L’histoire de l’art y fait sa place à l’archéologie, le récit historique s’entrecroise avec les souvenirs littéraires, le reportage avec la méditation sur l’histoire, dans l’esprit des Promenades dans Rome de Stendhal.

L’atmosphère dans laquelle baigne la chronique de Michel Jaeghere, écrite d’une plume élégante, émaillée d’anecdotes érudites et très plaisantes à lire, n’est pas sans évoquer l’air de fin de pontificat, voire de pré-conclave que l’on respire à Rome en ce moment, si l’on en croit certains chroniqueurs (forcément bergogliophobes!!) parmi lesquels des hôtes récurrents de ces pages: si rien n’indique que François ait l’intention de démissionner ou que sa santé donne des inquiétudes à ses soutiens, il est clair que ses ennemis, et (surtout!) ses meilleurs amis préparent sa succession. Sans compter que ses sorties tombent de plus en plus dans l’indifférence générale, au moins en dehors de l’Italie. L’enthousiasme factice de début a fait place à la déception – et à l’impatience du changement qui tarde décidément tellement qu’on est désormais sûr qu’il n’ira pas à son terme. Le confinement lui aura porté un coup fatal.

Certains des personnages que l’auteur rencontre au cours de ses promenades romaines de 1996 semblent tout droit sortis de Vatican Insider ou du blog d’un quelconque vaticaniste d’aujourd’hui… Parmi ses rencontres, celle avec Roberto de Mattei – dont il dresse un portrait très vivant – émerge particulièrement :

Déjeuner avec Roberto De Mattei, professeur d’histoire des idées à l’université de Rome « La Sapienza », directeur de Correspondance européenne.
L’hôtel Colombus est l’ancien palais de la famille della Rovere, celle des papes de la Sixtine, Sixte IV et Jules II. Sur la via della Conciliazione, à deux pas de Saint-Pierre, il affiche les formes d’une forteresse aux tours puissantes, une façade orangée que perce une arcade Renaissance, des fenêtres à meneaux. La salle à manger est rythmée de colonnes de marbre, qui soutiennent une voûte peinte à fresque. Le luxe y est feutré, soyeux. Un pianiste exécute en sourdine le répertoire d’Andrea Bocelli. Haute stature, regard pétillant d’intelligence, Roberto de Mattei est, en Italie, le plus saillant des intellectuels contre-révolutionnaires, la figure émergente d’un traditionalisme ultramontain. Il dirige le centre culturel Lepanto, qui s’efforce d’alerter l’opinion européenne sur les enjeux de la montée de l’islamisme en Europe.

L’analyse de l’intellectuel italien trouve nombreux échos dans la situation actuelle. J’avais publié sur mon site en janvier 2019 la transcription de l’entretien qu’une amie avait eu l’obligeance de m’adresser. J’avoue que l’article m’était sorti de la tête, mais aujourd’hui, au hasard d’une lecture de vacances, il m’est revenu en mémoire, et j’ai à nouveau été frappée par sa justesse. On peut dire que ce qu’il avait prédit s’est réalisé, au moins dans les grandes lignes (il ne pouvait évidemment pas prévoir que Jean-Paul II « durerait » encore aussi longtemps), à ceci près que ce qu’il voyait comme des alternatives se sont avérés des faits qui se sont succédé chronologiquement, mais pas dans l’ordre annoncé ni selon le timing prévu.


Le premier scénario, « celui de la survie d’un pape affaibli qui laisse se développer les forces centrifuges dans l’Église » , et qui « reste sur le trône de Pierre dans un état de faiblesse qui laisse à ses adversaires le champ libre pour détruire de son vivant tout ce qu’il a tenté de restaurer » est celui qui s’est effectivement réalisé dans l’immédiat, mais qui n’a peut-être pas été au bout de ses menaces. C’est certainement celui auquel Benoît XVI a pensé pour lui-même, et cela a dû peser lourd dans sa décision de renoncement de 2013.

Le second scénario, « l’élection de Martini ou d’un candidat que soutiendrait Martini » est celui que nous avons vécu depuis 2013 jusqu’à nos jours; c’est l’accomplissement post-mortem du rêve de Martini, avec Bergoglio dans le rôle du candidat, même si l’on sait que l’archevêque de Milan d’alors n’avait pas une très haute estime pour « son » candidat. L’analyse est impeccable:

(…) nous verrions la mise en oeuvre de son programme, qui est un programme de démantèlement de la papauté. On commencera par la liquidation de l’enseignement moral en invoquant le primat de la pastorale. L’enseignement dogmatique suivra, par conséquence nécessaire : aucune institution ne peut durablement maintenir des principes dont elle a commencé à proclamer que leur application était facultative, leur pertinence relative. La stratégie la plus probable ne sera pas la négation frontale de l’enseignement dogmatique, mais la stratégie du chaos.

Le troisième scénario, enfin, est celui que nous avons vécu dans la douleur (mais aussi, souvent dans la joie) de 2005 à 2013, avec l’élection non pas d’un candidat soutenu par le cardinal Ratzinger, mais de ce dernier lui-même.

En ce cas, nous aurons une papauté assiégée. Pour elle, il n’y aura pas d’état de grâce. La pression sera formidable. On demandera au pape de renoncer à ce qui sera considéré comme la part d’ombre de l’héritage de Wojtyla, c’est-à-dire à son enseignement moral, à Veritatis Splendor, à Evangelium Vitae, et de prolonger au contraire ses sorties de route œcuméniques, celles qui ont culminé avec la réunion interreligieuse d’Assise, qui a vu le vicaire de Pierre laisser mettre sur un pied d’égalité la Révélation reçue des apôtres, celle de Mahomet, les prétendues sagesses bouddhiques ou shintoistes et jusqu’aux rites animistes d’Afrique, aux élucubrations chamaniques des Indiens d’Amérique.
S’il refuse, la persécution n’est pas à exclure. Elle ne prendra certes pas la forme sanglante des premiers siècles, mais elle procédera d’une combinaison de campagnes médiatiques, rumeurs, harcèlement, calomnies visant à réduire les chrétiens à la mort civile. L’opinion publique sera convoquée pour des procès solennels, où les droits de la défense seront bafoués avec une parfaite bonne conscience. Le bas clergé médiatique tiendra le rôle de l’accusateur public. L’arsenal des lois antiracistes ou anti-sectes fournira les instruments juridiques. On incriminera les finances du Saint-Siège, les mœurs de la Curie ou celles des clercs, qui ne sont certes pas irréprochables, mais dont on ne se souciera qu’autant que l’on voudra nuire au pontife. Les vrais motifs seront l’intolérance, l’appel à la discrimination implicite que constituerait le seul fait de tenir l’Église pour dépositaire d’une vérité intangible, irréformable, universelle. Ce seront les nouveaux jeux du cirque.

Impossible de ne pas voir une description saisissante du lynchage qui a commencé dès le 16 avril 2005, et qui a culminé avec les scandales pédophiles, puis les vatileaks, avant de s’achever le matin du 13 février 2013.

J’aurai certainement l’occasion de reparler du livre de Michel de Jaeghere, en progressant dans ma lecture.
A suivre… peut-être.

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