La « règle des six » figure parmi les mesures prônées hier soir par Emmanuel Macron pour contenir la transmission du virus: pas plus de six convives à table. Si l’on veut maintenir la fiction de l’Etat de droit, impossible d’en faire autre chose qu’une recommandation, du moins officiellement. Mais on peut aussi encourager – fût-ce de façon subliminale – la délation (qui fonctionnera bien toute seule). Sur ce point, nos voisins italiens (qui se voient aussi invités fermement à respecter cette « règle des six »: au fait, qui donne les ordres?) semblent être allés plus loin que nous. AM Valli nous confie son incrédulité face à ce qui est une parfaite et surtout très inquiétante illustration de la célèbre fable de la grenouille bouillie .

Ne pensez pas que la transition d’une démocratie libérale à une dictature doit nécessairement se faire de manière traumatisante. Nous pouvons aussi glisser lentement, en douceur, vers la dictature, entourés de ceux qui nous rassurent que tout est pour notre bien, pour notre santé.

Le virus, l’état policier et la grenouille bouillie

J’ai lu que, pour éviter les rassemblements et lutter contre le virus, « les fêtes privées de plus de six personnes ne sont pas interdites mais fortement déconseillées, elles ne sont donc pas passibles d’une amende. Toutefois, les voisins peuvent signaler le rassemblement aux autorités. Voici comment ».

Je me frotte les yeux, je relis. C’est écrit tel quel. Je regarde un site web très fréquenté. Je me demande où nous sommes. En Italie ou en RDA? Ai-je voyagé dans le temps et l’espace ?

Je me frotte à nouveau des yeux, avec en plus un petit pincement. Ce n’est pas un cauchemar. Malheureusement, je suis réveillé. Je continue à lire.

Titre : « Comment et à qui signaler les fêtes privées à la maison ». Développement: « La recommandation de ne pas organiser de fêtes privées à domicile avec plus de six personnes (en plus des cohabitants) a suscité beaucoup de controverses, surtout après les déclarations du ministre de la Santé Roberto Speranza qui a donné aux voisins la tâche de dénoncer les transgresseurs. Finalement, l’interdiction s’est transformée en recommandation : c’est-à-dire que les dîners, apéritifs et fêtes domestiques avec plus de six personne ne sont pas absolument interdits mais ‘fortement déconseillés' ».

Mais commes elles sont bonnes ces Autorités (avec un A majuscule, bien sûr)! Mais comme elles sont remplies de sollicititude et tolérantes quand elles s’inquiètent pour nous ! Pas d’interdictions, bien sûr ! Juste un conseil, une recommandation. Disons même un avertissement. Eh, oui. Parce que l’idée de départ n’est pas que nous sommes des citoyens responsables, mais des sujets indisciplinés et imprudents. Alors, un petit coup d’oeil à l’intérieur de nos maisons, après tout, c’est envisageable. Pour notre bien.

Et les voisins, au nom du ciel, ne sont pas des espions. Mais, vous savez, une signalisation peut être opportune. Et même préférable. « C’est à la police de décider si elle doit intervenir ou non. » En effet, « tout citoyen, s’il le souhaite, peut signaler aux autorités de sécurité publique les rassemblements et autres comportements interdits. Un simple appel à la police de la route, à la police, aux carabiniers et à la Guardia di Finanza suffit ». Rassurez-vous : « Cela ne se traduit pas toujours par une dénonciation en bonne et due forme, mais il s’agit plutôt d’informer la police d’un fait interdit ou déconseillé (comme les fêtes privées de plus de six personnes) ». Dans tous les cas, n’oubliez pas : « Vous devez décrire l’événement en détail, indiquer le lieu où il se déroule et, s’ils sont connus, les noms et prénoms des participants ».

Puis, on précise sur un ton encore plus tranquillisant: « Cela ne signifie pas que celui qui organise une fête risque de voir la police débarquer chez lui. Il s’agit d’une hypothèse résiduelle limitée aux cas les plus flagrants tels que des fêtes très nombreuses sans respecter les mesures prévues (masque et distance) qui peuvent se transformer en foyers dangereux ».

Eh oui : il s’agit juste d’une « hypothèse résiduelle », réservée aux « cas les plus flagrants ». Mais en attendant, le message, ou plutôt l’avertissement, a été lancé : si vous êtes un bon citoyen, respectueux de la loi et responsable, devenir un délateur n’est pas un mal. Au contraire, regardons les choses en face, c’est un devoir. Il s’agit d' »empêcher le pays d’entrer dans une nouvelle phase d’urgence ». Et vous ne voudriez pas, par hasard, que votre pays entre dans « une nouvelle phase d’urgence » ? Bien sûr que non !

On sait comment sont les choses: on répand la terreur, on est invité à rester du bon côté, on recommande d’informer les Autorités. Tout cela a un nom : l’État policier. Et nous l’avons vu à l’œuvre non seulement dans les défuntes URSS et RDA, mais un peu partout où a pris le pouvoir un dictateur si bon qu’il veut assurer la sécurité des citoyens partout. Par tous les moyens.

Dans le film La vie des autres, qui raconte l’histoire du capitaine Gerd Weisler de la Stasi (le Ministerium für Staatssicherheit, ministère de la Sécurité d’État, la principale organisation de sécurité et d’espionnage en République démocratique allemande, au service du Parti), l’officier espion dit à ses élèves : « Ceux que vous interrogez sont des ennemis du socialisme, ne l’oubliez jamais ».

Il me semble déjà voir l’interrogatoire à charge de quelqu’un qui, ayant hébergé des gens chez lui et ayant été gracieusement signalés aux autorités compétentes par ses voisins diligents, se retrouvera devant un officier convaincu d’interroger non pas un citoyen innocent jusqu’à preuve du contraire, mais un « ennemi du pays ».

Ne pensez pas que la transition d’une démocratie libérale à une dictature doit nécessairement se faire de manière traumatisante. Nous pouvons aussi glisser lentement, en douceur, vers la dictature, entourés de ceux qui nous rassurent que tout est pour notre bien, pour notre santé.

Nous connaissons le principe de la grenouille bouillie dont Noam Chomsky parle dans son livre « Media and Power ». « Imaginez une casserole remplie d’eau froide dans lequel une grenouille nage tranquillement. Le feu est allumé sous la marmite, l’eau se réchauffe lentement. Bientôt, elle devient tiède. La grenouille trouve cela très agréable et continue à nager. La température augmente. Maintenant, l’eau est chaude. Un peu plus que ce que la grenouille apprécie. Elle se fatigue un peu, mais elle n’a pas peur. A présent, l’eau est vraiment trop chaude. La grenouille trouve cela très désagréable, mais elle est affaiblie, elle n’a pas la force de réagir. Alors, elle supporte et ne fait rien. En attendant, la température continue de monter jusqu’à ce que la grenouille soit simplement morte bouillie. Si la même grenouille avait été immergée directement dans l’eau à 50°C, elle aurait donné un fort coup de patte, elle aurait sauté tout droit hors de la marmite.

C’est tout. En acceptant tout, en adhérant au récit dominant diffusé par les grands médias, en étant influencé par la peur, nous pouvons devenir de parfaites grenouilles bouillies. Il me semble que toutes les conditions sont réunies.

Notre maison, nos quatre murs étaient le dernier refuge, la dernière redoute : maintenant, ils s’en prennent à cela aussi. Pour notre bien, évidemment.

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