Je suis une grande fan des « Lettres de Screwtape« , de C.S Lewis, échanges épistolaires entre un apprenti-diable et son oncle; j’apprécie beaucoup Juan Manuel De Prada, un intellectuel catholique espagnol, esprit libre, que j’ai découvert grâce à Carlota. L’association des deux promet donc des étincelles, d’autant plus que la crise covidique actuelle est un terrain idéal pour exercer la verve des imitateurs. De Prada inverse la situation, et publie un recueil de lettres, cette fois du disciple au maître, qu’il a écrites pendant le confinement. De quoi mettre l’eau à la bouche, mais je crains que pour les non-hispanophones, cela n’aille pas plus loin: il est peu probable que ce soit traduit. Voici en tout cas une recension sur la NBQ

Le scientisme de Malacoda (*), comment le diable exploite le covid

(*) Nom italien de Wormwood (le neveu), son oncle, en anglais Screwtape, s’appelle Berlicche.

Miguel Cuartero
La NBQ
26 octobre 2020
Ma traduction

Quel est le rapport entre le Coronavirus et le Prince de ce monde ? L’intellectuel espagnol Juan Manuel De Prada l’explique dans son nouveau livre (« Cartas del sobrino a su diablo » – disponible sur Amazon avec Kindle), dans lequel le diable Malacoda [alias Wormwood] raconte à son oncle Berlicche [alias Screwtape] comment il a réussi à étendre son pouvoir en profitant de la crise actuelle. Et pourtant, tout ne se passe pas comme il le souhaiterait…

José Manuel De Prada

Quel est le rapport entre la pandémie de coronavirus et l’œuvre du diable ? C’est ce qu’explique l’intellectuel espagnol Juan Manuel De Prada qui illustre la genèse d’une « dictature anthropologique » menée en profitant de la crise sanitaire du Covid-19 qui a ouvert toutes grandes les portes à l’action du « Prince de ce monde ». Journaliste, pendant vingt-cinq ans éditorialiste d’ABC, premier quotidien national, critique littéraire, chroniqueur de télévision et auteur de plusieurs essais et romans historiques, De Prada est presque inconnu du grand public italien; cependant, sa figure mérite plus d’attention, car il représente une pensée critique autorisée en dehors du chœur, qui s’enracine dans la tradition catholique la plus cristalline.

Ces jours-ci, De Prada a présenté son nouveau livre « Cartas del sobrino a su diablo. Crónicas de la España coronavírica » (Lettres du neveu à son diable. Chroniques de l’Espagne dans le Coronavirus). Il s’agit d’un recueil de lettres publiées sur ABC pendant le confinement, des lettres inspirées des – plus connues – « Lettere di Berlicche » de C.S. Lewis (le titre joue avec celui de Lewis qui s’intitule en espagnol « Cartas del diablo a su sobrino« ) et dans lesquelles le diable Malacoda raconte à son oncle Berlicche comment il a réussi à étendre son pouvoir en profitant de la crise actuelle.

Les 31 lettres contenues dans le livre se veulent un « hommage explicite et dévot » à ce que De Prada appelle « le livre d’apologétique chrétienne le plus aigu et le plus ironique jamais écrit ». Cependant, l’intention de l’auteur n’est pas d’écrire un ouvrage d’apologétique chrétienne mais de raconter de manière satirique et piquante ce qui se passe en Espagne dans les domaines politique, social, économique et religieux avec la conviction que « derrière toute question politique se cache une question théologique » (et on pourrait ajouter que derrière toute question théologique se cache une question philosophique).

Ainsi De Prada raconte, avec une ironie amère, le travail diabolique en Espagne, fléché par la pandémie. Mais la leçon peut être valable pour l’Italie comme pour tout autre pays où le Coronavirus a semé la mort et la confusion permettant au diable (assisté de ses obséquieux employés) de travailler sans être dérangé pour voler les âmes à son ennemi. « Depuis le début de l’urgence – dit De Prada – j’ai eu l’impression que cette crise était la bonne occasion pour le mal, en enlevant tous les masques, de se présenter dans toute sa terrifiante splendeur ». « À la veille de l’état d’urgence qui nous a confinés dans nos maisons pendant quelques mois, j’ai été assailli par la terrifiante impression que l’Espagne était devenue une terre propice et bien fertilisée pour l’action du ‘Prince des mensonges’ et son plan inaliénable pour implanter le style de vie que l’argent aime : une société sans contraintes formée d’hommes et de femmes en conflit, où la contagion favorise les salaires de misère et facilite la mobilité de la main-d’œuvre ».

Une conception systématique que la majorité des Espagnols ont ignorée, craignant davantage (venant de droite) l’instauration d’un système « bolivarien » (les socialistes au pouvoir soutiennent en fait la dictature communiste de Nicolás Maduro). Mais le danger, selon De Prada, est beaucoup plus insidieux que le croque-mitaine d’une Espagne à tendance bolivarienne : le vrai drame est que le Prince des Mensonges, assisté par les politiciens au pouvoir, est capable de déformer la réalité pour établir une dictature anthropologique qui redéfinit les rôles et les objectifs de la vie sociale et renverse les termes de la conscience morale comme l’a prophétisé Isaïe dans une citation que De Prada a utilisée à plusieurs reprises pour décrire l’état actuel de perversité de la conscience occidentale : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le mal bien, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, qui changent l’amertume en douceur et la douceur en amertume. Malheur à ceux qui se croient sages et se croient intelligents » (Is 5, 20-21).

Avec la pandémie, le « Prince des Mensonges » n’a plus besoin de se présenter de manière sibylline et réservée (comme le diable de Lewis), mais peut enfin agir, avec assurance et sans entrave, en toute liberté. Malacoda n’est plus le jeune et inexpérimenté petit diable des Lettres de Berlicche, mais il a acquis l’expérience, la conscience et l’effronterie nécessaires pour agir en plein jour. C’est sur ce « fumier apostat » de l’Espagne « coronavirique » que le diable a pu « reconfigurer la réalité des choses même si c’est en contradiction avec les faits » (citant Marcuse) en convainquant les masses selon la logique idéologique qui s’auto-certifie comme expression du bien.

Malacoda (Orugario dans la version espagnole) a donc changé de stratégie, conscient que l’Espagne n’est plus la nation catholique (et donc fidèle à « l’Ennemi ») dans laquelle travaillait oncle Berlicche. Par conséquent, les stratégies et tactiques diaboliques changent. Si auparavant il y avait un engagement à semer la « querelle » entre les hommes pour les inciter à la querelle et au conflit, maintenant le mot d’ordre est « unité », répété comme un perroquet par les politiciens au pouvoir et leurs fidèles. Tous unis et cohérents, car – le diable le sait – la route de l’enfer est pavée de bonnes intentions. De même, si auparavant ils essayaient de décourager les hommes avec le pessimisme, maintenant Malacoda les domine avec des messages positifs (le paradoxe de l’homo festivus en pleine tragédie), qui dans cette période résonnent de toutes les chaire qui comptent : de la télévision et des balcons. En effet, Malacoda a apprécié le cadeau que lui a envoyé son oncle, le Traité de la nature humaine de Hume, où le philosophe proclame la supériorité des facultés sensibles sur la réalité intellectuelle (« la raison est et ne peut être qu’esclave des passions »).

À cette fin, le diable a bénéficié de la contribution de la droite la plus radicale qui a diverti les citoyens avec des slogans nostalgiques inutiles imprégnés d’anticommunisme grossier, bons à répandre des querelles et des polémiques avec des messages qui empêchent le discernement rationnel mais chatouillent la bile. « Qu’allons-nous faire du communisme, écrit Malacoda, bon seulement à produire des martyrs, en étant capable d’établir un gouvernement mondial ploutocratique qui produit de l’apostasie et de la dégénérescence à grande échelle ?

La proposition du « salaire minimum », suggérée par l’astucieux diable par le biais de dirigeants bien formés, a détourné les masses du drame de la fermeture des activités commerciales, les trompant avec la douceur du salaire garanti et les aplatissant dans le néant, tandis que le virus génère la panique et aggrave la solitude et la dépression.

C’est ainsi qu’à petits pas, Malacoda a pu réaliser son plan d’action et se vanter auprès de son ancien mentor d’avoir mis en place un régime d' »urgence mutante » grâce à la diffusion de « bêtises d’apparence scientifique parfaite », souvent contradictoires (par exemple sur l’utilisation des masques : un jour ridicule et ensuite indispensable) mais tenues pour acquises par beaucoup et donc utiles pour tout type de contrôle social. Ainsi, Malacoda a réussi à soumettre les hommes à la superstition scientifique, « élevant au rang de prêtres de cette superstition des experts qui, à tour de rôle, proclament au peuple des instructions déguisées en science ».

Semer la peur de la mort et en même temps se bercer de l’illusion tout-ira-bien, éliminer de la pandémie toute référence spirituelle et toute lecture de foi, instiller la peur de l’autre, anesthésier les consciences pour renverser les principes de la loi morale, mettre en place une biopolitique qui resserre les citoyens dans les chaînes étroites d’une dictature sanitaire, détruire l’économie, façonner l’homme réduit par la peur : le Prince de ce monde puise largement dans le chaos provoqué par le Coronavirus. Pourtant, Malacoda lui-même observe avec une déception mal dissimulée que sa grande œuvre de destruction est vouée à l’échec parce qu’il est conscient que la mort n’est pas un châtiment mais une promesse d’éternité. Une éternité dont lui et son oncle Berlicche sont exclus à jamais. Une pilule de saine théologie qui fait souvent défaut aux initiés. Malacoda affirme en effet: « Personne, cher oncle Berlicche, ne connaît la théologie mieux que nous, les diables ».

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