La censure sur les réseaux sociaux, qui a commencé avec l’effacement de tweets de Donald Trump, puis son bannissement en cascade des différents médias sociaux, va bien au-delà de la punition à sa personne et soulève de très graves problèmes pour notre liberté. Eclairage de Stefano Magni sur la NBQ.

Le pire, c’est la perspective d’avenir. La destruction d’un réseau social rival peut être un signe inquiétant : on ne peut échapper au contrôle de ceux qui occupent actuellement une position dominante. Non seulement vous devez suivre leurs règles, mais vous ne pouvez pas non plus migrer en croyant que vous vous en tirerez à bon compte.

Une réaction emblématique (et cousue de très gros fil blanc, dans la complicité avec l’interviewer) à la censure sur Twitter: celle du philosophe mondain (surtout connu comme « ex » de Carla!!) Raphael Enthoven, au micro d’une station commerciale qui prétend détenir LA vérité (prière de ne pas rire…):

« Je ne vois rien de choquant dans le fait qu’un réseau social se prive de la parole d’un séditieux, d’un voyou, d’un type appelle à l’insurrection, qui est un pompier pyromane. Ils font ce qu’ils veulent, en particulier quand il s’agit d’un appel à l’insurrection qui a fait cinq morts et qui ébranle une démocratie. » Car pour Raphaël Enthoven, Twitter n’est ni « un droit », ni « un service public ». « C’est une entreprise privée avec des règles, avec une charte, qui est parfaitement fondée, à mon avis, à exclure celui qui ne les respecte pas. » En d’autres termes, « Twitter ne doit rien à ceux qui s’y expriment ».

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Source

Fermez le ban. Ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à aller voir ailleurs.
Mais, dit Stefano Magni, que fait-on, quand il n’y a plus d’ « ailleurs »?

Tué, le réseau social qui a laissé parler Trump

Stefano Magni
La NBQ
13 janvier 2021
Ma traduction

L’argument type de ceux qui défendent la censure de Twitter et de Facebook, contre Trump, mais aussi de millions d’autres utilisateurs ordinaires et hier même du journal Libero [un quotidien de droite, en général mieux inspiré, où Antonio Socci tient une rubrique régulière, ndt]: ce sont des entreprises privées, elles ont le droit de censurer qui elles veulent du site qu’elles possèdent, si ça ne vous plaît pas, allez sur un autre réseau social. Mais si les autres réseaux sociaux sont détruits ? C’est ce qui s’est passé avec Parler.

L’argument type de ceux qui défendent la censure de Twitter et Facebook, contre Trump, mais aussi des millions d’autres utilisateurs ordinaires et hier même du journal Libero : ce sont des entreprises privées, elles ont le droit de censurer qui elles veulent du site qu’elles possèdent, si vous n’acceptez pas leurs conditions allez sur un autre réseau social. Eh bien, au moins la dernière partie de cet argument a été réfutée ce week-end: un autre « réseau social », plus précisément Parler, a été littéralement effacé du Web. On n’a même pas eu besoin d’une loi, ni d’attendre la décision d’un magistrat pour instaurer la censure. Il a été supprimé en cinq clics par cinq des principales entreprises opérant sur le web. Aujourd’hui, il est littéralement impossible de s’inscrire auprès de Parler, les comptes personnels sont inaccessibles et le chemin du retour en ligne est long et difficile. L’accusation qui a déclenché ce lynchage en ligne est la plus grave à ce jour : avoir hébergé des partisans de Trump, même le jour de l’assaut du Capitole. Mais les bien informés savaient que l’élimination physique de Parler du Web était dans l’air depuis des mois, au moins depuis novembre, après sa brusque montée en puissance au lendemain des élections américaines, avec toutes les nombreuses interventions des grands réseaux sociaux pour lui casser les jambes.

Parler a été fondée en 2018 par deux ingénieurs du Nevada, John Matze et Jared Thomson. Parler ne divulgue pas les noms de tous ses propriétaires, à l’exception de John Matze qui occupe toujours le poste de PDG. Rebekah Mercer, investisseur, et Dan Bongino, commentateur politique, tous deux issus de milieux conservateurs, ont déclaré qu’ils faisaient partie des propriétaires. L’inspiration conservatrice au début du projet était assez claire, Parler se proposait comme une alternative à Twitter, à un moment où ce dernier avait clairement fait un choix de parti et était de plus en plus intrusif sur le contenu. Le conservatisme était cependant plus dans la méthode que dans le fond. Sur Parler, ils n’ont pas censuré les libéraux et ne les ont pas harcelés avec des messages d’éclaircissements de la part de « fact checkers indépendants », simplement chacun pouvait dire ce qu’il voulait, tant qu’il ne s’agissait pas de crimes tels que des menaces, du spam, des activités criminelles. Il y avait des modérateurs, mais c’étaient des juges plutôt que des « constructeurs d’un monde meilleur » comme ce à quoi posent souvent les réseaux sociaux rivaux. L’entrée était ouverte à tous, mais ces deux dernières années, Parler a attiré, à commencer par Nigel Farage, surtout le monde anglo-saxon conservateur, fatigué de voir ses profils bannis de Twitter.

L’aventure s’est pratiquement terminée à l’aube de 2021, non pas parce que Parler a échoué, mais au plus fort de son succès. Après les élections américaines, quand Facebook et Twitter ont commencé à occulter le profil de Donald Trump, à censurer ou à ajouter des commentaires aux informations sur les fraudes présumées, à supprimer toutes les informations qui auraient pu mettre Biden en difficulté (à commencer par le scoop du New York Post sur Hunter Biden), des centaines de milliers de personnes ont commencé à migrer vers Parler. En novembre, il a atteint un pic de 10 millions d’utilisateurs, dont 4 millions d’actifs. Et les rumeurs d’une « punition » infligée à Parler par les géants du Web ont commencé en novembre.

Le lynchage en ligne est arrivé ponctuellement, avec une rapidité surprenante. Le vendredi 8 janvier, Google a exclu Parler de son système et de son catalogue [le « Google store »], le rendant incompatible même avec les téléphones portables qui utilisent le système d’exploitation Android. Le lendemain, le réseau social a été exclu par Apple, et finalement le dimanche 10, Amazon (qui hébergeait son site web) a informé Matze qu’il allait unilatéralement interrompre le service. En un week-end, un réseau social prometteur et en pleine expansion a de fait cessé d’exister. Comme si cela ne suffisait pas, d’autres entreprises l’ont également coupé : Okta Inc a fermé Parler en le rendant incompatible avec les logiciels des grandes entreprises, et Twilio Inc a fermé son service d’authentification à deux composants utilisé par Parler. « Tous les fournisseurs, des services de messagerie aux fournisseurs d’e-mail en passant par nos avocats, nous ont jetés dehors le même jour », a déclaré le PDG John Matze à Fox News, ajoutant qu’il ne voulait plus rentrer chez lui parce qu’il recevait des menaces de mort concrètes.

Les raisons de cette exclusion du web citées par les protagonistes sont assez impressionnantes. Sont mentionnés l’assaut au Capitole, qui aurait été organisé par Parler, puis les menaces de mort contre le vice-président Mike Pence, et l’organisation d’une nouvelle émeute le 19 janvier, la veille de l’inauguration de Biden. La porte-parole de Parler, Amy Peikoff, s’est défendue en disant : « Nous avons traité ponctuellement ce type de contenu et nous travaillons activement avec les forces de l’ordre depuis des semaines ». Elle l’avait également signalé à Amazon et avait reçu une réponse encourageante. La nouvelle de l’exclusion de ses services, qui, selon Matze, est venue comme un coup de tonnerre, était d’autant plus incompréhensible. Actuellement, Parler (avec les avocats restants) poursuit Amazon, accusant le géant de Seattle d’agir pour des raisons politiques contre les termes du contrat. Mais la bataille promet d’être difficile, tout comme la route vers un éventuel retour en ligne du réseau social « conservateur », qui devrait construire de toutes pièces une infrastructure propre. Si on leur permet de la construire.

Les difficultés de modération et la présence de contenus violents, signalées comme un problème de Parler, sont en réalité typiques de tout réseau social et deviennent insurmontables face à une augmentation soudaine du nombre d’utilisateurs. Sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook se sont déroulés les « printemps arabes », des djihadistes ont été recrutés, des trafiquants qui organisent la traversée de la méditerranée par des migrants sont toujours présents, des dictateurs ont leur profil institutionnel sur leurs plateformes. Les « normes communautaires » étaient compatibles avec les émeutes des Black Lives Matter (19 morts et des centaines de blessés), les géants du Web se sont même faits les promoteurs de leur cause. Tout comme les mêmes réseaux sociaux Twitter et Facebook ont fait circuler les menaces contre le professeur Samuel Paty, qui se sont soldées par sa décapitation à Paris. Il est difficile d’expliquer pourquoi tant de rigueur a été appliquée à Parler. Sa seule vraie différence est sa tolérance politique affichée. Cette façon de se présenter comme un refuge pour les personnes interdites de Twitter, à qui il a proposé une philosophie opposée: « être libre de parler et de penser comme vous le souhaitez ». À l’ère de la tolérance libérale, cette attitude est inacceptable.

Mais il y a pire, et c’est la perspective d’avenir. La destruction d’un réseau social rival peut être un signe inquiétant : on ne peut échapper au contrôle de ceux qui occupent actuellement une position dominante. Non seulement vous devez suivre leurs règles, mais vous ne pouvez pas non plus migrer en croyant que vous vous en tirerez à bon compte. Twitter et Facebook sont privés, même s’ils flirtent visiblement avec un parti politique qui, à partir du 20 janvier, gouvernera la première puissance mondiale. Les États apprennent très vite à appliquer les méthodes actuellement utilisées par des privés contre un réseau social rival. Rappelons-leur encore une fois : pas de loi, pas de procès, un seul clic et votre entreprise est détruite. Plus notre identité est numérisée (pas seulement nos activités de jeu et de travail, mais aussi notre argent et nos papiers d’identité), plus les conséquences personnelles seront graves. En Chine, ils le font déjà, non seulement avec les réseaux sociaux ou les profils d’utilisateurs, mais aussi avec de vraies personnes : un mot de trop et avec le profil WeChat (presque le seul réseau social pour les utilisateurs chinois) l’accès au compte bancaire de l’utilisateur et son identité numérique sont supprimés, il devient un paria réduit à la misère et à l’immobilité. Alors, oui: nous sommes en droit de craindre ces développements.

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