Après avoir reparcouru la diplomatie de Benoît XVI, toute basée sur la Vérité, Andrea Gagliarducci revient sur ce magistère caché que les journalistes n’ont pas voulu ou pas su voir: ils n’ont pas compris, cet héritage précieux qu’il nous confiait, avec, au centre, la Foi, mais aussi la famille, la joie, la Vérité, ils n’ont vu que le scintillement de la présumée nouveauté. Mais l’enthousiasme suscité par le successeur était-il justifié?

Benoît XVI aux JMJ de Cologne, août 2005

La question que (peut-être) Benoît XVI aurait voulu

Andrea Gagliarducci
Vatican reporting
11 février 2021
Ma traduction

C’est vrai qu’être journaliste nous oblige à regarder l’ici et le maintenant, et qu’en conséquence, tout prend un autre souffle. Il y a huit ans, lorsque Benoît XVI a lu sa célèbre declaratio par laquelle il annonçait qu’il allait bientôt démissionner de la papauté, nous étions tous conscients que nous étions confrontés à un événement historique, de ceux qui marquent une époque. Nous avons été sous le choc, parce que c’est l’Histoire qui frappait à notre porte, et elle le faisait d’une manière inattendue mais discrète, tout comme le Pape qui faisait cette Histoire, juste à ce moment, était surprenant et humble. Mais la limite du journaliste est précisément là: regarder l’histoire pendant qu’elle s’accomplit, ne pas reconnaître l’histoire quand elle s’est accomplie.
C’est ce qui s’est passé avec Benoît XVI, un pape à la fois moderne et traditionnel, un arbre avec des racines bien plantées dans l’histoire et la tradition de l’Église et des frondes si hautes que peu de personnes pourraient les regarder, encore moins s’aventurer à cette hauteur. Nous avons donc laissé derrière nous tout un magistère qui est resté caché non seulement par le scintillement du moment, qui éblouit et ne nous permet pas de voir au-delà, mais aussi par l’aveuglement de l’aujourd’hui, qui nous a amenés à chercher des révolutions, à amplifier les changements, et à décider, par goût de l’information ou de l’hyperbole, que l’Église était ici et maintenant, et que le pontificat à venir devrait par la force des choses être différent.

Et il l’est, différent, parce que le Pape est différent, les priorités sont différentes, les perspectives sont différentes, le mode de vie est différent. Mais aujourd’hui, alors que Benoît XVI a passé plus d’années en tant que pape émérite qu’en tant que pape, il est logique de se demander si beaucoup des enthousiasmes suscités par le nouveau pontificat étaient justifiés ou pas. Parce qu’il y a tout un magistère caché que nous avons peut-être raconté, mais que nous avons ensuite oublié. Ou que nous avons raconté avec des catégories idéologiques et politiques, mais [pas] avec les catégories de Benoît XVI.

Des catégories différentes, j’ai envie de dire plus catholiques: la foi (et en effet le premier héritage, le plus immédiat, de Benoît XVI est l’Année de la Foi); la famille (parce que Benoît XVI ressentait profondément les liens familiaux) ; la joie (parce que, au-delà de chaque amertume, pour Benoît XVI vivre l’Evangile ne pouvait qu’apporter la joie); la Vérité (comme quelque chose à vivre, non à rechercher, parce que pour Benoît XVI la vérité vient à vous, et il ne peut en être autrement, venant de Dieu).

Si nous commençons à tout lire à travers des lentilles dénuées de préjugés et non idéologiques, nous nous trouvons devant une autre vérité. Et de nombreux châteaux de cartes que nous avons construits s’écroulent.

Ce magistère caché doit être redécouvert, pour comprendre. Le 9 novembre 2006, Benoît XVI rencontre les évêques suisses lors d’une visite ad limina. Et il leur a dit : « Nous ne devrions pas laisser notre foi être rendue vaine par trop de discussions sur de nombreux détails moins importants, mais au contraire avoir toujours sous les yeux avant tout sa grandeur ».

Le pape théologien, le pape qui a consacré toute sa vie à l’étude, était au fond avant tout un homme de foi. Oui, les discussions académiques sont bien, mais elles ne doivent pas mettre la foi de côté. On parle de théologie parce qu’on parle de Dieu. Toute superstructure est vaine.

Le 24 avril 2005, lors de la messe de début du ministère pétrinien, Benoît XVI rappelle que « l’une des caractéristiques fondamentales du pasteur doit être d’aimer les hommes qui lui sont confiés, comme il aime le Christ, au service duquel il est placé ». Et il ajoute: « Aimer signifie: donner aux brebis le vrai bien, la nourriture de la vérité de Dieu, de la parole de Dieu, la nourriture de la présence, qu’il nous donne dans le Saint-Sacrement ».

Ce sont des mots qui montrent à quel point, finalement, Benoît XVI est resté le confesseur, le vicaire qui écoutait les gens ordinaires parler de leurs péchés, et qui essayait de leur donner un chemin à suivre. Un « berger avec l’odeur de la brebis », dirait-on aujourd’hui, qui demandait à chacun d’être de même. C’est là aussi un aspect oublié.

Le 25 septembre 2011, Benoît XVIrencontre à Fribourg des catholiques engagés dans l’Église et la société. Et il y a trois passages qui sont fondamentaux pour comprendre comment Benoît XVI regarde l’histoire de l’Église, et ses problèmes profonds.

« Dans le développement historique de l’Église – dit le Pape émérite – une tendance opposée se manifeste également: c’est-à-dire celle d’une Église satisfaite d’elle-même, qui s’installe dans ce monde, se suffit à elle-même et s’adapte aux critères du monde ». Et encore : « Il n’est pas rare qu’elle accorde plus d’importance à l’organisation et à l’institutionnalisation qu’à son appel à s’ouvrir à Dieu et à ouvrir le monde à son prochain ». Et enfin : « Libérée des charges et des privilèges matériels et politiques, l’Église peut mieux se consacrer au monde entier et de manière véritablement chrétienne, elle peut être véritablement ouverte au monde ».

Car au fond, « il ne s’agit pas ici de trouver une nouvelle tactique pour relancer l’Eglise. Il s’agit plutôt de mettre de côté tout ce qui n’est que tactique et de rechercher la pleine sincérité, qui ne néglige ni ne réprime rien de la vérité de notre aujourd’hui, mais réalise pleinement la foi dans l’aujourd’hui en la vivant, précisément, totalement dans la sobriété de l’aujourd’hui, en la portant à sa pleine identité, en enlevant de celle-ci ce qui n’est foi qu’en apparence, mais qui en réalité est convention et habitude ».

Ici tombe toute idée d’un Benoît XVI accroché au pouvoir, ou celle de considérer le Saint-Siège comme une structure de pouvoir. Le Saint-Siège, pour Benoît XVI, est un instrument qui a son propre langage à respecter car c’est un langage qui raconte une histoire. Mais, en tant qu’instrument, il ne peut pas passer avant tout le reste. Ce qu’il faut, c’est la sobriété, la démondanisation. Aujourd’hui, nous dirions « une Église pauvre pour les pauvres », mais ce serait réducteur.

Il est certain que Benoît XVI ne s’intéresse qu’à la Vérité. A tel point que le 12 septembre 2008, s’exprimant au Collège des Bernardins à Paris, il souligne « De fait, les chrétiens de l’Eglise naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme de la propagande, qui devait servir à accroître leur propre groupe, mais comme une nécessité intrinsèque découlant de la nature de leur foi: le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous ».

Et c’est un Dieu miséricordieux, comme il l’a expliqué, avant le conclave qui l’a élu, dans la Missa Pro Eligendo Romani Pontifice du 18 avril 2005: « Jésus Christ est la miséricorde divine en personne: rencontrer le Christ signifie rencontrer la miséricorde de Dieu. Le mandat du Christ est devenu notre mandat par l’onction sacerdotale; nous sommes appelés à promulguer – non seulement en paroles mais par notre vie, et par les signes efficaces des sacrements -, l’année de miséricorde du Seigneur ».

Il a été dit que dans cette messe il y avait déjà le programme de gouvernement de Benoît XVI. Et c’est vrai. Mais pas dans le sens où on le pense. Benoît XVI avait déjà anticipé que pour lui venait en premier lieu la foi en un Dieu miséricordieux. Il n’y aurait pas de « justice sommaire »/giustizialismo (*), mais il n’y aurait pas d’autre programme de gouvernement que celui consistant à faire la volonté de Dieu.

À Cologne, en 2005, à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse, Benoît XVI a donné voix à l’inquiétude du monde face à une vie sans Dieu. Les gens », a-t-il affirmé, « ont tendance à s’exclamer: ‘la vie, ça ne peut pas être celle-là’. Et c’est vrai. Et donc, avec la miséricorde de Dieu, il y a une certaine explosion nouvelle de la religion. (…) Mais une religion bricolée ne peut pas nous aider. Elle peut être confortable, mais en temps de crise, nous sommes laissés à nous-mêmes ».

Mais pourquoi le pape émérite disait-il cela? Parce que, nous explique-t-il, « toute ma vie a toujours été traversée par un fil conducteur, celui-ci: le christianisme donne de la joie, élargit les horizons. En fin de compte, une existence vécue toujours et seulement ‘contre’ serait insupportable ».

Et pourtant, la joie peut être brisée. Et elle l’est lorsque l’Eglise est considérée comme une structure idéologique, et est traitée comme telle par les hommes d’Eglise, qui ne regardent pas aux racines, mais se tournent vers d’autres critères. Ainsi, le soir du 11 octobre 2012, cinquante ans après le « discours à la lune » de Jean XXIII, Benoît XVI est apparu lui aussi à la fenêtre de son bureau dans le Palais Apostolique.

Regardant les personnes arrivées en procession pour rappeler ce discours historique du bon Pape avant le Concile, il dit: « Aujourd’hui aussi nous sommes heureux, nous portons la joie dans nos cœurs, mais je dirais une joie peut-être plus sobre, une joie humble: au cours de ces 50 années, nous avons appris et expérimenté que le péché originel existe et se traduit toujours en péchés personnels, qui peuvent devenir des structures de péché, étant donné que dans le champ du Seigneur il y a toujours de l’ivraie, que dans le filet de Pierre il y a aussi de mauvais poissons ».

Ce sont des morceaux de discours, des extraits, qui parlent déjà d’un autre magistère, très loin de celui du pape conservateur, lié aux structures, éloigné des gens et compliqué dans la manière de parler. Ce qui était probablement intolérable pour le monde, c’est que Benoît XVI croyait en ce qu’il faisait. Il avait la foi. Chaque décision qu’il a prise était imprégnée de foi. Dans chacun de ses actes, il s’est d’abord penché sur l’impact que cela aurait sur la foi.

Il y avait toujours Dieu au centre, pour Benoît XVI, et il l’a rendu plastiquement visible lorsqu’il a demandé de placer, lors de ses célébrations, le crucifix au centre, devant l’autel, afin que le regard soit fixé sur le Christ, et non sur le prêtre. On a parlé d’un retour au traditionalisme, mais ce n’était qu’une tentative de redonner un sens à l’Eglise.

Et donc, lu à la lumière de ces éléments, on peut comprendre que le Magistère caché de Benoît XVI raconte une révolution tranquille qui avait pour objectif premier de remettre le Christ au centre, sans proclamations. Là aussi, il y avait une foi profonde: il fallait laisser une brèche ouverte, parce que de cette façon, le Christ pouvait passer et il se chargerait d’entrer dans le cœur des hommes.

Mais il s’agit d’un magistère caché dont nous avons peu parlé et que nous avons peu compris. Un magistère caché qui reste là, suspendu, mais prêt à être ramassé par qui veut bien aller lire sans préjugés les discours, les textes, les actes de Benoît XVI.

Jusqu’à cet acte final, révolutionnaire et étrange de la declaratio de renonciation. Et là, on se demande: mais nous, les journalistes, nous sommes-nous posés les bonnes questions? Parce que tout le métier consiste en cela. Non pas regarder l’ici et le maintenant. Non pas raconter les faits. Il consiste à poser les bonnes questions.

Quelle aurait donc été la question que Benoît XVI aurait voulu que nous lui posions face à cette declaratio? Je pense qu’il aurait simplement voulu que nous lui demandions s’il avait prié à propos de cette décision. S’il l’avait vraiment prise dans un dialogue sincère avec Dieu. Et donc, il aurait voulu que nous adressions la question au Christ, plutôt qu’à son vicaire. Il aurait voulu qu’on lui demande : que voulez-vous nous dire avec cela? Où devons-nous aller ?

Parlant avec Peter Seewald dans la biographie « Benoît XVI. Une vie », le pape émérite a dit : « Je n’appartiens plus à l’ancien monde, mais le nouveau n’a pas encore vraiment commencé… » Il a raison. Mais peut-être que le nouveau monde n’a pas commencé, non pas parce que ce n’est pas un monde possible aujourd’hui. C’est simplement parce que les gens n’ont pas su se poser les bonnes questions. Nous, les journalistes, nous ne l’avons pas fait. Peut-être que d’autres ne l’ont pas fait non plus.


(*) Giustizialismo: Peut-être une allusion à la doctrine politique de Perron. Mais dans le jargon journalistique italien, le terme désigne l’exigence d’une justice rapide, sévère et parfois sommaire contre les coupables de crimes particuliers, notamment ceux de nature politique, le crime organisé et la malhonnêteté dans l’administration des affaires publiques (wikipedia).

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