Personne mieux que lui n’a posé le diagnostic d’un Occident post-chrétien malade, dont nous avons sous les yeux les derniers soubresauts. Voici encore une belle critique d’un livre auquel nous avons déjà consacré plusieurs articles, et un hommage au Pape émérite – il faudrait dire au prophète – qu’il fallait absolument réduire au silence.

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Benoît XVI et le crépuscule de l’Occident

Maria Stefania Gelsomini
16 février 2021
Filo diretto
Ma traduction

Joseph Ratzinger : en tant que pape, sa présence était intolérable, son génie une menace, sa démission un soulagement pour beaucoup. Benoît XVI, écrit John Waters dans l’introduction du livre de Giulio Meotti, L’ultimo Papa d’Occidente…, « était la voix prophétique de l’agitation humaine et d’un avenir sombre », et risque d’être le dernier pape dont Friedrich Nietzsche a parlé, du moins en Occident.

Meotti, journaliste de longue date pour le quotidien « Il Foglio », s’est lancé dans la tâche difficile mais stimulante de rassembler et de synthétiser les interviews, les discours, les conférences, les colloques, les livres de Joseph Ratzinger sur une période de cinquante ans : depuis l’époque où il enseignait la théologie à Tübingen et à Ratisbonne jusqu’à sa nomination comme cardinal en 1977, depuis son élection comme pape sous le nom de Benoît XVI jusqu’à sa démission retentissante en 2013, et jusqu’à aujourd’hui. Des écrits dans lesquels résonne la voix d’une dissidence laïque radicale, l’une des plus fortes de l’histoire du XXe siècle et au-delà.

Théologien le plus brillant de son temps, un intellectuel suprême, doux et réservé, traditionaliste et amoureux de la musique, il se démarque totalement de l’image charismatique et pop de son prédécesseur Jean-Paul II. Son principal projet en tant que pontife était la récupération de la culture occidentale et d’un concept intégré de la raison. Benoît XVI, écrit Waters dans l’introduction, « s’est révélé comme une voix totalement nouvelle dans la culture moderne, parlant avec une clarté et une profondeur énormes de l’humanité dans un monde qui essaie de vivre sans le Christ. Ses paroles tranchantes pénétraient les paradoxes de la réalité en en extrayant les secrets, comme un poète ».

Ratzinger avait tout prévu: la césure de Soixante-Huit, l’effondrement de son Église, la domination du relativisme, l’adieu de l’Europe au catholicisme qui s’accomplit sans larmes ni nostalgie, la force et le fanatisme islamiques, le néo-marxisme de l’Église populaire, l’écologie explosive, le nouveau monde des Nations unies, l’eugénisme démocratique, le paradoxe d’un Occident qui, au plus fort de sa puissance matérielle, atteint le sommet de l’insécurité culturelle, l’avènement d’une Europe post-européenne.

Voici un extrait significatif, qui résume l’essence du livre :

C’était en 1990 : le premier gouvernement post-communiste était déjà né dans la Pologne de Karol Wojtyla, le mur de Berlin n’était plus qu’un souvenir, les Tchèques et les Slovaques de la place Venceslas avec Václav Havel avaient fait la « révolution de velours », la Roumanie avait tiré sur le satrapie socialiste Nicolae Ceausescu, l’Union soviétique s’effondrait comme un géant d’argile, et l’histoire était « de notre côté », de l’Occident, ou du moins il nous le semblait. Maintenant que toute l’Europe avait affirmé la valeur de la liberté et de la démocratie, n’est-il pas évident que l’Occident allait conquérir le monde? Et n’était-il pas vrai que l’Occident coïncidait désormais avec le monde?

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Elle était là, « la fin de l’histoire », où il n’y avait plus d’adversaires visibles, crédibles à lunique idée triomphante du XXe siècle qu’était la démocratie libérale. Ce sont les « derniers hommes » dont avait parlé Friedrich Nietzsche, garés dans l’impasse de l’histoire, c’est nous, qui avions gagné la guerre idéologique mais ne savions que faire de cette victoire. Nous nous comportions comme les orphelins d’un grand ennemi. Le mal était clairement perceptible, et par réflexion le bien aussi. Ratzinger, en revanche, mettait déjà en garde l’Europe contre un risque imminent de « suicide ». Il voyait plus loin que les autres. Il voyait un Occident reposant sur des trophées imaginaires, étourdi par l’ivresse du triomphe, enivré par le sentiment de toute-puissance, qui avait commencé à devenir paresseux, à s’envelopper dans les toiles d’araignée de l’ennui de la vie. Ratzinger avait compris qu’en Occident, une nouvelle puissance déidéologisée s’était imposée, mais pas moins granitique qu’auparavant, qui ne cherche plus à influencer la pensée mais à l’écarter, imposant un conformisme purement extérieur.

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Le désert avance, disait Nietzsche à la fin du XIXe siècle dans l’épuisement nihiliste des valeurs occidentales. Ratzinger dira lui aussi que nous sommes confrontés à une « désertification spirituelle ». Jean Mercier a raison lorsqu’il définit celle de Ratzinger comme « la génération du désert ». Tout lui est apparu atténué et anesthésié, mais dans les profondeurs d’un désert intérieur, Ratzinger a vu se nicher la graine de la dissolution. Dans ce chaos, l’Église aurait constitué « la mémoire d’être des hommes face à une civilisation de l’oubli, qui ne connaît plus qu’elle-même et son propre critère de mesure ». Pouvait-il y avoir une plus belle définition dans laquelle pourraient aussi se reconnaître les laïcs alarmés par la discontinuité historique et culturelle que l’on entrevoyait déjà?

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L' »Occident » est une entreprise colossale, à laquelle allait associer son nom cet homme qui deviendra l’un des géants du XXe siècle et qui, dès qu’il parlait et écrivait, multipliait la cartographie de ses ennemis, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, parmi les progressistes, les catholiques libéraux, les musulmans. Le deux cent soixante-cinquième successeur de Pierre, qui s’installa dans les appartements papaux avec ses livres, la table achetée dans les années 1950, le piano où il joue Mozart et les chats fidèles, est l’homme qui allait faire de l’Europe une obsession, en en parlant dans des lieux significatifs de son histoire: Munich (1979), Cracovie (1980), Spire (1990), Berlin (2000), Rome (2004) et, à la veille de la mort de Jean-Paul II, à Subiaco, l’une des racines spirituelles et intellectuelles de l’histoire européenne.

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« La modernité sans âme est arrivée à sa fin », avait écrit le journaliste catholique Martin Lohmann au début de l’ère Ratzinger. Selon Ratzinger, l’Europe était la matrice culturelle du christianisme et l’Eglise ne pouvait concevoir de l’abandonner, comme au contraire elle allait le faire. S’exprimant au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg le 29 avril 1979, Ratzinger dit: « Les sociétés occidentales d’aujourd’hui me semblent déjà être en grande partie des sociétés post-européennes ». Les attaques dont le futur pontife allait faire l’objet ont démontré l’importance que le christianisme jouait encore dans la conscience occidentale. C’était aussi une attaque contre l’un des intellectuels les plus prolifiques de l’histoire européenne récente: avant de devenir pape, Ratzinger avait écrit quatre-vingt-six livres, quatre cent soixante et onze articles et préfaces, et trente-deux autres contributions pour une moyenne d’une trentaine d’essais par an, sans compter les documents officiels de sa Congrégation.

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En 1980, depuis Cracovie, Ratzinger l’expliqua clairement, quand cette partie de l’Europe pensait avait effacé ses racines chrétiennes par le marxisme et l’athéisme: « Chaque peuple européen peut et doit reconnaître que la foi a créé sa propre patrie et que nous nous perdrions en nous débarrassant de notre foi ». Et vingt ans plus tard, le professeur et cardinal aux manières douces expliquait que l’Europe occidentale risquait elle aussi de se perdre.

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Ce n’est pas un hasard si, dans l’Occident libre, le processus apparemment indolore de déchristianisation a eu lieu plus tôt que dans les pays de l’Est. A l’Ouest, ils avaient eu leur Soixante-huit sous la bannière de la « libération », à l’Est de la liberté. Dans la phase de splendeur maximale de l’Ouest européen, Ratzinger, qui a toujours eu le courage de remuer les eaux tranquilles, a vu les ombres d’un coucher de soleil imminent. Sa lampe a éclairé, au moins un instant, la face cachée du Vieux Continent.

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