La pensée catholique a épousé l’agenda laïque – c’est un fait qui n’est pas nouveau mais s’est accéléré avec ce pontificat . Et la politique est entrée dans l’Eglise, pour la dénaturer. Plus exactement, les langages de la politique et de l’Eglise se sont interpénétrés, au point que dans son discours devant le Sénat italien Mario Draghi a cité François: pas le Pape, pas pour rappeler la doctrine catholique, non, surtout pas! Mais François parlant d’écologie! Andrea Gagliarducci souligne l’insignifiance des chrétiens en politique (même si le « Premier » italien se revendique catholique), et déplore leur exclusion du débat public, fruit, entre autre, de l’échec de l’Eglise à former des élites.

Comprendre l’Eglise en la regardant à travers le miroir

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
24 février 2021
Ma traduction

Comme l’a dit le pape François, « les tragédies naturelles sont la réponse de la terre à nos mauvais traitements ». Et je pense que si je demandais au Seigneur ce qu’il en pense, je ne crois pas qu’il me dirait que c’est une bonne chose : c’est nous qui avons ruiné l’œuvre du Seigneur ».

La citation n’est pas tirée d’une homélie, ni d’un discours d’un haut prélat. Il s’agit d’une citation du discours du Premier ministre Mario Draghi lorsqu’il s’est présenté devant le Sénat pour demander un vote de confiance. Et c’est une citation qui dit beaucoup de choses, et qui ouvre à une réflexion plus large.
Draghi a été décrit comme un catholique « dévot » dans de nombreux portraits, on a exalté sa formation à l’école des jésuites, on a magnifié sa proximité avec le Vatican, on a même souligné que le pape François l’a nommé membre de l’Académie pontificale des sciences dès la fin de son mandat de président de la Banque centrale européenne, et on est allé relire le discours qu’il a prononcé l’année dernière lors du meeting de C&L à Rimini, considéré comme son manifeste programmatique

Et pourtant, quand il s’agit de choisir une citation du pape François, Draghi ne trouve rien de mieux que de revenir sur un passage qui concerne l’écologie. Et c’est clairement un choix partisan. Parce que, dans son discours au Sénat – il faut le lire pour le croire – Draghi a parlé d’économie, mais il n’a jamais parlé de démographie. Il n’a jamais parlé du thème de la vie, qui est aussi fondamental pour relancer le pays, mais il a par contre parlé d’égalité des sexes [litt. parité de genre, ndt]. Il n’a jamais parlé de famille. Il a avant tout affirmé la légitimité de son gouvernement, puis a appelé à l’unité pour faire face à la crise, avant d’exposer son programme, qui inclut aussi l’agenda « vert », notant comment le problème environnemental pourrait être à l’origine de la pandémie de COVID 19. Ce n’était pas un discours d’un politicien catholique. Ça ne pouvait et ne devait pas l’être.

Le problème n’est pas négligeable. Le monde catholique n’a pas de représentants. Il n’a pas formé d’intellectuels. Il n’a pas formé de politiciens. Si nous regardons la pensée catholique en Italie aujourd’hui, nous découvrons qu’elle n’existe presque pas. Elle est exclue du débat général. Elle est inexistante en termes d’impact médiatique [et que dire de la France, où le « dévot » de service du monde politique, pour les médias, est le pitoyable François Bayrou, je n’en vois vraiment pas d’autre].

Mais il en est ainsi parce que la pensée catholique elle-même s’est alignée (/aplatie) sur l’agenda laïque. Elle a même donné au langage laïque une importance plus grande qu’à celui que le catholicisme a développé pendant des siècles. Un langage qui vise, comme le dit la Bible, à aider « le pauvre, l’orphelin, la veuve » (c’est-à-dire les derniers de la société), mais en partant de l’hypothèse très forte que c’est Dieu qui donne la vie, et que la vie donnée par Dieu est diffusée par la famille.

C’est la politique qui entre dans l’Église et la dénature. Parce que le soin de la maison commune, l’attention portée aux migrants, le soutien aux pauvres sont autant d’avant-dernières causes. Une Église qui se met sur le terrain pour aider ceux qui n’y arrivent pas plaît à tous. Elle aide l’État, elle décharge chacun de ses responsabilités. Et en effet, Draghi, dans son discours, cite même les chiffres de Caritas, leur donnant ainsi la légitimité des chiffres des Pays réels.

Toutefois, quand l’Église doit parler des choses ultimes, et donc partir de la défense de la vie et de la dignité de chaque être humain, elle est toujours réduite au silence. Bien sûr, ce n’est pas seulement la faute du pape. Il faut reconnaître que le pape François a utilisé des mots très durs pour condamner l’avortement, pour défendre la famille. Ses discours à l’Europe contiennent toujours une allusion au problème démographique, d’une manière presque pastorale mais convaincue.

Et pourtant, reste aussi chez le pape François l’idée d’un langage politique, concret, pragmatique, à la limite du cynisme, qui se déverse aussi dans ses écrits, dans ses idées. Le pape François est le premier à croire en une Église profondément présente sur le terrain, une Église – comme il le dit – hôpital de campagne. Mais peut-être ne se rend-il pas compte qu’un hôpital de campagne est toujours en situation d’urgence, et ne peut pas donner de remèdes et de solutions, mais seulement des panacées. Pour un catholique, cependant, le Christ est le remède, le Christ est la solution. Ce n’est pas un moment temporaire.

Si on regarde l’Église dans le miroir, si on regarde l’Église selon les attentes des autres, on trouve une Église dont les mots sont vidés de leur sens. Tout est déchristianisé. Le Christ disparaît de l’horizon.

L’Église veut-elle vraiment se percevoir de cette manière ? Il ne s’agit pas seulement des paroles du Pape, mais aussi de la manière dont les médias catholiques eux-mêmes racontent la vie, l’histoire et les œuvres. Le pape est plus qu’autre chose une excuse pour beaucoup, une justification du fait que personne ne veut vraiment s’engager à trouver des solutions pratiques, concrètes, vraies et chrétiennes.

Cela vaut pour les politiques, cela vaut dans tous les domaines. Il ne suffit pas de jouer avec les mots. On a besoin d’intellectuels, de politiques, d’économistes. On a besoin de savoir faire des analyses, de les élaborer et de le faire dans une perspective chrétienne. Et c’est ce qui fait malheureusement défaut au monde catholique aujourd’hui.

Tout, en fin de compte, se résume à une recherche qui ne mène à rien. Dans les jours qui ont suivi le discours de confiance de Draghi, le père Antonio Spadaro, directeur de La Civiltà Cattolica, a écrit un éditorial dans Il Fatto Quotidiano [journal de gauche, ndt] expliquant que « Le pape de la rue ne parle pas comme un prêtre ».

Au-delà de la façon dont le mode de communication du pape François est décrit, ce qui est frappant dans cet article, c’est l’idée que trouver un nouveau langage signifie en quelque sorte que nous devons nous débarrasser de la langue qui a constitué l’épine dorsale de la vie de l’Eglise. Et ce avec l’idée que « le langage théologique risque de devenir un produit de la faiblesse du logos occidental ».

Dans la pratique, la théologie pourrait provoquer des malentendus, tandis qu’un langage instinctif, basé non pas sur les mots mais sur le geste (une autre image de l’article du père Spadaro) pourrait ne pas créer de malentendus car il est plus proche du cœur des gens. Le père Spadaro va même jusqu’à dire que le pape François ne fait pas un discours, mais des fragments de discours, comme les « Fragments de discours amoureux » de Roland Barthes.

Le fait est que Barthes était, à mon avis, plutôt effrayé par le langage. Si effrayé par l’idée de faire une chose complète, de raconter dans un vrai roman, qu’il a écrit les « Fragments d’un discours amoureux ». Il ne sait pas comment raconter l’amour, alors il le décompose. Ce n’est même pas du cubisme. C’est un exercice de style.

Comparer le discours du pape à celui des Fragments de Barthes pourrait donc suggérer que le pape ne croit pas en ce qu’il dit, mais qu’il joue avec. Et, au fond, le dire trahit un peu le dicton évangélique qui consiste à parler par « oui, oui, non, non » parce que « le reste vient du malin ». Dire que l’on ne parle pas comme un prêtre signifie, au fond, dire que l’on veut être incompris, au nom d’un dialogue où l’on perd son identité.

Le problème est que de nombreux catholiques pensent que ce dialogue – ou plutôt, le dialogue fait de cette façon – est nécessaire. Que les principes peuvent être mis de côté, et qu’ils sont même inutiles. Que les discours pragmatiques sont les seuls qui comptent.

C’est exactement ce que le monde veut que les catholiques pensent. Et c’est exactement le problème derrière le fait que Draghi puisse citer le pape François seulement sur la donnée écologique, et que le monde catholique, au lieu de noter les carences du discours, ait exalté ce discours pour une citation du pape, mais n’ait pas considéré les idées qui sous-tendent la doctrine catholique.

Et ainsi revient la prophétie du philosophe Gianni Vattimo, livrée au Corriere della Sera il y a quelques années.

Vous, les catholiques, vous résistez, intrépides, depuis près de deux siècles à l’assaut de la modernité. Vous avez cédé juste avant que le monde ne vous donne raison. Si vous aviez tenu un peu plus longtemps, il se serait avéré que les « mis à jour », les prophètes de l’avenir post-moderne, c’était vous, les conservateurs. Dommage. Un conseil de profane: si vous voulez vraiment changer à nouveau, restaurez, ne réformez pas. C’est en revenant en arrière, vers une tradition que tout le monde vous envie et que vous avez jetée, que vous serez plus en phase avec le monde d’aujourd’hui, que vous sortirez de l’insignifiance dans laquelle vous avez fini par vous ‘mettre à jour’ tardivement. Et avec quels résultats? Qui avez-vous converti depuis que vous avez essayé de courir après nous sur la mauvaise voie?

C’est probablement cela, le grand thème d’aujourd’hui. C’est cela qui devrait ébranler les consciences des communicants catholiques.


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