Dans un très beau texte empreint de nostalgie, Marcello Veneziani fait revivre pour nous les traditions populaires religieuses de la Semaine Sainte dans sa ville natale des Pouilles (en particulier le jeudi Saint, et la « tournée » des sépulcres, que je découvre ici). La religiosité, autrefois, y était sentimentale, naïve, diront certains, mais profonde et sincère. Aujourd’hui, la foule est encore là, et même plus nombreuse, la tradition semble résister, mais c’est devenu un objet de musée, une espèce de tourisme religieux entièrement vidé de sa substance spirituelle. Là aussi, le sécularisme a frappé, et le village global est devenu un univers post-chrétien.

Via Crucis à Bisceglie, la ville natale de Marcello Veneziani

Même le Vendredi saint est effacé

Marcello Veneziani
2 avril 2021
Ma traduction

Vendredi saint, neuf heures du matin. Dans une marée distraite et compacte de touristes de la foi, j’attendais d’assister à la Via Crucis, la rencontre entre Notre-Dame des Douleurs et Jésus-Christ avec la croix sur les épaules, le Vaincu par excellence. J’étais dans ma ville natale, comme c’est toujours le cas les jours importants de la tradition. C’était une procession importante, le Vendredi saint. Enfant, je voyais les femmes vêtues de noir pleurer et les hommes pétrifiés au passage. Je suis toujours retourné dans mon village le vendredi saint pour les rites de Pâques. Et chaque année, je voyais la foule augmenter et la passion diminuer.

Il faisait gris et venteux, comme toujours en ce Vendredi saint, à l’heure de la rencontre entre Jésus-Christ, la croix sur les épaules, et la Madone éplorée. Mais il n’y avait aucun pathos dans la rencontre sur la place; milliers de personnes entassées, enfants sur les épaules de leurs parents, bousculades, vidéos et téléphones portables qui grincent, une anesthésie absolue de douleur et de foi… Comme c’est étrange, me suis-je dit, en repensant aussi aux Sépulcres que je faisais d’église en église [*], comme des milliers de personnes, avec un mépris absolu pour l’événement, une promenade avec un alibi religieux vague et errant. Comme c’est étrange, me suis-je répété. Enfant, je me souviens de ce qu’était la Semaine sainte: on n’allait pas au cinéma avant Pâques et on n’écoutait pas les chansons à la radio parce que c’était des jours de deuil; on voyait des femmes vêtues de noir pleurer au passage du Christ et de la Madone. Le chagrin se lisait sur les visages de nombreux pèlerins des Sépulcres et si un fil de joie pouvait être entrevu sous l’aspect douloureux, c’était le présage de la Pâque à venir, la certitude naissante de la Fin Heureuse. Aujourd’hui, la Maison du Seigneur semblait évacuée, vidée, inhabitée de sainteté, privée de sacralité, ouverte à un flux qui de tourisme laïc et jovial n’avait que la curiosité des choses nouvelles à voir.

Je me demande et je vous demande: devons-nous alors chercher la religion dans les recoins les plus inattendus du village global, parmi les lumières, les jeux et les fictions, plutôt que dans la vie quotidienne, dans les églises et dans l’histoire qui a été transmise? Celle qui se profile, est-ce une religiosité new age, pour single et réseaux sociaux, faite d’effets spéciaux, de christs robots, d’émotivité et d’images fortes, dépourvue de rituels, de lieux sacrés et de communauté religieuse? Une religion qui est certes liée à un Récit antique et partagé, donc à une Tradition et à un Imaginaire collectif transmis depuis des siècles; mais revécu de manière informelle, dans des lieux occasionnels. Peut-être que la religion a perdu son charme parce qu’elle a perdu la force fascinante de sa liturgie, la représentation puissante de ses rites; elle ne veut pas choquer, elle veut rassurer, devenir trop humaine, elle ne veut pas montrer la douleur et le mal, elle préfère suivre les chemins doux du pacifisme, de la bonté, du « tous au paradis« … Et donc, ce que nous ne trouvons pas dans l’église, nous le cherchons ailleurs, même dans les vidéos ou dans les expériences transgressives de la modernité.

Même le crucifix ne doit pas être exhibé, c’est presque un acte obscène dans un lieu public, cela fait trop mal ce spectacle de flagellation; mieux vaut la croix stylisée, et stérile, sans Christ. Je ne sais pas, je ne suis pas sûr de ce que je dis; mais je crains vraiment que la religion édulcorée, pour ne pas nous effrayer avec la mort, le sacrifice et l’enfer, ait cessé de susciter en nous aussi le désir de la résurrection, de l’ascèse et du paradis. Ainsi, ce que nous perdons dans la vie et dans l’histoire, nous allons le chercher dans la vidéo, dans la fiction. Veni foras, animascope.

Puis j’ai vu s’approcher le Christ en croix , avec de vrais cheveux (le fruit d’un vœu) ondulant au passage, tandis que le vent habituel du Vendredi saint (il y avait toujours du vent et du mauvais temps le Vendredi saint dans ma ville) faisait bouger la robe noire de Notre-Dame des Douleurs. Un religieux au micro invitait, de manière moralisatrice et vaine, les gens à se concentrer, à se recueillir, en évitant les bavardages distraits et la pure curiosité télévisuelle pour le caractère spectaculaire de l’événement. Et ce monde, cette foule étonnée et hébétée, est remplie et vidée du présent. Nous qui suivions cette rencontre comme la trace d’un temps qui fut, l’odeur des mères et des grands-mères disparues, le souvenir d’une enfance qui est à des milliers d’années de distance. Nous qui avons suivi les derniers rites d’une tradition épuisée, affaiblie non par le poids des siècles mais par la légèreté de nos jours.

Autrefois, nous célébrions Jésus le Vaincu, le sachant vainqueur à Pâques et pour toujours. Aujourd’hui, le vaincu ne cesse de perdre, même le dimanche. Et depuis désormais deux ans, grâce au confinement, nous n’avons même pas le droit de faire ce genre de Vendredi saint.

(*) Ndt:

Les sépulcres du Jeudi Saint en Italie
Un « sépulcre » décoré

Dans la tradition et dans le langage populaire italiens, les reposoirs (càd les autels provisoires destinés à abriter temporairement le Saint Sacrement en dehors du tabernacle lors des processions, et spécialement le Jeudi Saint) sont communément appelés « sépulcres »: en Italie méridionale, l’expression « andare a fare i sepolcri » (aller aux sépulcres) signifie visiter à partir de l’après-midi du Jeudi Saint les sépulcres décorés.

La coutume veut que chaque croyant visite de cinq (autant que les plaies du Christ) à sept (autant que les douleurs de la Madone) de ces installations dans diverses églises proches, faisant ainsi le tour dit « des sept églises » ou « sépulcres ».
(it.wikipedia)

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