Même si l’on n’est pas spécialement friand des anniversaires, on ne peut oublier qu’il y a 40 ans Jean-Paul II s’écroulait sous les balles d’un tueur turc et échappait miraculeusement à la mort, protégé par Notre-Dame de Fatima dont on célèbre ce jour-là la fête liturgique, en souvenir de l’Apparition du 13 mai 1917. Occasion pour AM Valli de nous faire partager ses souvenirs personnels, relisant aussi avec nous des propos marquants de Benoît XVI (sur le 4ème secret) et de Jean-Paul II (sur le sens chrétien de la douleur).

13 mai 1981 – 13 mai 2021

« Le pape doit souffrir ».

L’attentat contre Jean-Paul II et l’Évangile de la souffrance

Je n’ai pas été témoin de la tentative d’assassinat de Jean-Paul II. J’avais vingt-trois ans (j’ai le même âge que l’agresseur Alì Agca). J’étais inscrit en sciences politiques à l’Université catholique de Milan et je travaillais comme rédacteur de Studi cattolici, la revue des Edizioni Ares. Je n’étais pas encore journaliste professionnel (je devais le devenir cinq ans plus tard, à Avvenire), mais, travaillant dans une revue et une maison d’édition catholiques, j’avais déjà affaire à Jean-Paul II.

Plus tard, étant devenu vaticaniste pour la RAI, j’ai été un témoin direct de certains événements liés à l’attentat et aux prophéties de Fatima.

Le 13 mai 2000, à l’occasion de la visite de Jean-Paul II, j’étais à Fatima lorsque le cardinal Angelo Sodano, alors secrétaire d’État, a fait la fameuse annonce en déclarant:

« Pour permettre aux fidèles de mieux comprendre le message de Notre-Dame de Fatima, le pape a confié à la Congrégation pour la doctrine de la foi la tâche de rendre publique la troisième partie du secret, après en avoir préparé un commentaire approprié ».

J’étais présent le 26 juin 2000, quand, dans une salle de presse du Saint-Siège bondée, le cardinal Ratzinger et Monseigneur Bertone, à l’époque respectivement préfet et secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, diffusèrent le contenu du commentaire théologique du troisième secret.

J’étais présent en mai 2002 en Bulgarie, quand Jean-Paul, à Sofia, se référant à l’attentat, a dit: « En aucun cas je n’ai cessé d’aimer le peuple bulgare », une phrase qui a été interprétée comme une manière de dire que le pape ne croyait pas à la soi-disant « piste bulgare ».

J’étais présent dans le vol papal du 11 mai 2010 quand, à l’occasion de sa visite au Portugal pour le dixième anniversaire de la béatification des pastoureaux Jacinta et Francisco [Cf Benoît-et-moi|Voyage au Portugal], Benoît XVI a parlé avec nous, journalistes, du secret de Fatima et a exprimé une appréciation très importante. En ce qui concerne la vision de « l’évêque vêtu de blanc », auquel Jean-Paul II s’est identifié, le pape Ratzinger a déclaré en effet (1) :

« Au-delà de cette grande vision de la souffrance du Pape, que nous pouvons en premier lieu référer au pape Jean-Paul II, il y a des réalités indiquées de l’avenir de l’Église qui se développent et apparaissent progressivement. Il est donc vrai qu’au-delà du moment indiqué dans la vision, on parle, on voit la nécessité d’une passion de l’Église, qui se reflète naturellement dans la personne du Pape, mais le Pape représente l’Église et donc ce sont les souffrances de l’Église qui sont annoncées. […] Quant aux nouveautés que nous pouvons découvrir aujourd’hui dans ce message, il y a aussi le fait que non seulement les attaques contre le Pape et l’Église viennent de l’extérieur, mais que les souffrances de l’Église viennent précisément de l’intérieur de l’Église, du péché qui existe dans l’Église. Cela aussi a toujours été connu, mais aujourd’hui nous le constatons de manière vraiment terrifiante : la plus grande persécution de l’Église ne vient pas des ennemis extérieurs, mais du péché à l’intérieur de l’Église ».

Et naturellement, j’étais présent le 13 mai 2010 quand, dans l’homélie de la messe célébrée à Fatima, devant un demi-million de personnes rassemblées sur l’esplanade du sanctuaire, Benoît XVI a déclaré :

« Ceux qui pensent que la mission prophétique de Fatima est terminée se trompent ».

Mais si la mission prophétique n’est pas achevée et « concerne l’avenir de l’Église », il est naturel de se demander : à quelle époque se réfère-t-elle vraiment? Serait-ce à la nôtre? Et le fait que Benoît XVI ait parlé d’une persécution qui vient de l’intérieur de l’Église ne légitime-t-il pas cette interprétation ?

En revanche, je n’étais plus vaticaniste à la Rai quand, le 15 mars 2020, le pape François, la démarche claudicante, a marché seul, à Rome, le long d’une Via del Corso déserte à cause du lockdown, pour aller prier au pied du Crucifix de l’église de San Marcello [cf. Une terrible image-symbole], et cette image a rappelé à beaucoup le troisième secret, où l’on lit que « le Saint-Père… a traversé une grande ville à moitié en ruines, et à demi tremblant, chancelant, affligé de douleur et de chagrin, il priait pour les âmes des cadavres qu’il rencontrait sur son chemin ».

Beaucoup se demandent: existe-t-il un quatrième secret qui n’a jamais été révélé? Y a-t-il un lien mystérieux?

Une publication officielle du Carmel de Coimbra, où Sœur Lucia dos Santos, la dernière voyante, a vécu et est morte (en 2005) (le titre de l’ouvrage est Um caminho sob olhar de Maria) dit quelque chose. Dans le livre, qui est une biographie de Sœur Lucie écrite par ses sœurs sur la base des lettres et du journal de la religieuse, Sœur Lucie raconte ce qui lui est arrivé l’après-midi du 3 janvier 1944, quand, priant devant le tabernacle, elle a demandé à Jésus de lui faire connaître sa volonté sur l’utilisation du troisième secret : le diffuser ou non ? Et comment, et quand ?

C’est « la Mère du Ciel » qui lui a dit : « Sois en paix et écris ce qu’on te commande, mais pas ce qu’il t’a été donné de comprendre de sa signification ». Immédiatement après, ajoute Sœur Lucie,

j’ai senti mon esprit inondé d’un mystère de lumière qui est Dieu, et en Lui j’ai vu et entendu : la pointe de la lance comme une flamme qui éclate, touche l’axe de la terre et elle tremble : les montagnes, les villes et les villages avec leurs habitants sont ensevelis. La mer, les fleuves et les nuages sortent de leurs limites, débordent, inondent et entraînent avec eux dans un tourbillon des maisons et des personnes en nombre indénombrable, c’est la purification du monde du péché dans lequel il est plongé. La haine, l’ambition, provoquent la guerre destructrice. Puis j’ai entendu dans les battements accélérés de mon cœur et dans mon esprit une voix douce qui disait : « Dans le temps, une seule foi, un seul baptême, une seule Église, sainte, catholique, apostolique. Dans l’éternité, le paradis! » Ce mot, « Ciel », a rempli mon cœur de paix et de bonheur, à tel point que, presque sans m’en rendre compte, je me suis longtemps répété à moi-même : le Ciel, le Ciel!

C’est ainsi que Sœur Lucie trouva la force d’écrire le contenu du troisième secret. Mais ces paroles suscitent une question : à côté du texte du troisième secret, existe-t-il en réalité une autre partie, qui concerne le sens de la vision? Et serait-ce la pièce jointe auquel le secrétaire de Jean XXIII, Monseigneur Loris Capovilla, faisait référence ? Serait-ce le texte qui n’a pas encore été publié et qui a probablement effrayé Sœur Lucie ?

En laissant de côté la question de l’éventuel quatrième secret, se souvenir aujourd’hui, quarante ans plus tard, de l’attentat contre Jean-Paul II nous permet de revenir à la manière dont le pape Wojtyla a vécu sa souffrance : comme une expiation, comme une participation à la douleur de Jésus pour ses blessures et comme la marque véritable et propre tant de son pontificat que de toute sa vie. Une vision mystique selon laquelle l’erreur du tueur professionnel Alì Agca, à savoir ne pas avoir tué le pape bien qu’il ait tiré à moins de quatre mètres, a été l’œuvre de la Vierge (« une main a tiré, une autre a guidé la balle ») et a permis au successeur de Pierre d’accomplir sa mission, c’est-à-dire faire entrer l’Église dans le troisième millénaire, comme le grand et bien-aimé cardinal Wyszynski, primat de Pologne, le lui avait prophétisé : « Si le Seigneur t’a appelé, tu dois introduire l’Église dans le troisième millénaire ».

C’est Jean-Paul II lui-même qui a expliqué son point de vue dans un Angelus fondamental (29 mai 1994), immédiatement après sa énième hospitalisation (du 29 avril au 27 mai 1994, pour une fracture du fémur de la jambe droite):

« Voilà ce que m’a dit le cardinal Wyszynski. Et j’ai compris que je devais introduire l’Église du Christ dans ce troisième millénaire par la prière, par diverses initiatives, mais j’ai vu que cela ne suffisait pas : il fallait l’introduire par la souffrance, par l’attentat d’il y a treize ans et par ce nouveau sacrifice. Pourquoi maintenant, pourquoi cette année, pourquoi cette Année de la Famille ? Précisément parce que la famille est menacée, que la famille est attaquée. Le pape doit être attaqué, le pape doit souffrir, pour que chaque famille et le monde voient qu’il y a un Évangile, je dirais, supérieur : l’Évangile de la souffrance, avec lequel nous devons préparer l’avenir, le troisième millénaire des familles, de chaque famille et de toutes les familles ».

« Le pape doit souffrir. » Ces mots me reviennent souvent à l’esprit. L’homme de foi n’est certainement pas masochiste, mais il sait bien que l’adhésion à Jésus comporte nécessairement la dimension de la souffrance, parce que, comme le dit saint Paul, le chrétien est appelé à compléter dans sa chair ce qui manque dans les afflictions du Christ, et parce que le chrétien est dans le monde sans être du monde, et donc, puisque le choc avec le monde est inévitable, la souffrance est tout aussi inévitable.

Je trouve significatif que le pape du fameux « N’ayez pas peur » soit aussi le pape de Salvifici doloris, la lettre apostolique sur le sens chrétien de la souffrance humaine, dans laquelle on peut lire :

A travers les siècles et les générations humaines, on a constaté que dans la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement l’homme du Christ, une grâce spéciale. C’est à elle que bien des saints doivent leur profonde conversion, tels saint François d’Assise, saint Ignace de Loyola, etc. Le fruit de cette conversion, c’est non seulement le fait que l’homme découvre le sens salvifique de la souffrance, mais surtout que, dans la souffrance, il devient un homme totalement nouveau. Il y trouve comme une nouvelle dimension de toute sa vie et de sa vocation personnelle. Cette découverte confirme particulièrement la grandeur spirituelle qui, dans l’homme, dépasse le corps d’une manière absolument incomparable. Lorsque le corps est profondément atteint par la maladie, réduit à l’incapacité, lorsque la personne humaine se trouve presque dans l’impossibilité de vivre et d’agir, la maturité intérieure et la grandeur spirituelle deviennent d’autant plus évidentes, et elles constituent une leçon émouvante pour les personnes qui jouissent d’une santé normale.

Salvifici doloris devrait être relue en entier. Surtout à une époque comme la nôtre, où même les chrétiens semblent incapables de donner un sens à la souffrance et où l’Église s’avère à cet égard aphone, aplatie sur une idée entièrement profane de la santé.

Share This