Le bien-nommé quotidien italien « La Verità » a le privilège d’héberger dans ses colonnes, comme éditorialiste, Marcello Veneziani, que mes lecteurs connaissent bien. Chacune de ses chroniques, ou presque, est un petit bijou, et l’ensemble mériterait d’être publié dans une anthologie. Je suggère comme titre: « Chroniques d’un chrétien culturel ». Ou peut-être: « Un intellectuel de droite » (notez que la gauche s’est appropriée la culture, au point que quand on parle d’intellectuel, on s’empresse d’ajouter « engagé », sans préciser, évidemment « à gauche » car ce serait une tautologie). Cette fois, à l’occasion de la fête de la Pentecôte, il nous régale d’une réflexion magnifique (dont la nostalgie et l’émotion ne sont pas absentes) sur la belle prière du Notre-Père, pas seulement en tant que prière, d’ailleurs, mais comme « marqueur culturel » de notre civilisation – n’en déplaise à ceux que ce rapprochement fait grincer des dents. Il effleure aussi la polémique autour de la nouvelle traduction en italien (*), qui a assumé chez nos voisins des tons nettement plus enflammés.

(*) Le changement concerne l’avant dernier verset, traduction du latin et ne nos inducas in tentationem.
En France, depuis le 3 décembre 2017, les catholiques récitent « Ne nous laisse pas entrer en tentation » à la place de « Ne nous soumets pas à la tentation », utilisé depuis 1966
Avant 1966, les fidèles francophones vouvoyaient Dieu et disaient: « Et ne nous laissez pas succomber à la tentation ».

C’est la fête la plus mystérieuse du calendrier chrétien, et pas seulement: la Pentecôte, la fête du Saint-Esprit, cinquante jours après la Résurrection. Après tant de journées mondiales consacrées à l’homotransphobie, au racisme, aux célébrations anti-fa, je voudrais vous parler d’une prière qui a été pendant des siècles et des générations l’axe, la charnière de la vie spirituelle des chrétiens. Le Notre Père, ou plutôt le Pater noster, est le linteau de la civilisation dans laquelle nous sommes nés. Pas seulement chrétienne. Le Pater noster a été la base religieuse et familiale, morale et civile de notre « être » dans le monde dans le temps, en relation avec l’éternel. Pendant des siècles, « Notre Père qui es aux cieux » a soutenu le lexique familial de la vie personnelle et communautaire, la foi élémentaire en Dieu et au Ciel, la construction primordiale de la famille et de la société ; l’ordre naturel dérivé et béni par l’ordre surnaturel. Le Pater noster est le premier article de la Constitution chrétienne. Toute potestas dérive du Père, ce Père : du Saint Père au père de famille, du maître d’école au père sacerdotal, du patriarche au père du pays. Il n’y a pas de fraternité sans la figure d’un pater qui en est la synthèse, l’unité et la référence suprême : toute fraternité sans père dégénère en fratricide. L’histoire et notre société sans père nous l’enseignent.

Avec le Notre Père, j’ai cette relation originale, puérile et familière que nous avons tous, ou presque tous, déjà eu dans les premières années de notre vie, quand le sentiment précède la pensée et quand la croyance anticipe la réflexion. Il a été le pivot de notre formation et de notre tradition, le livre d’orthographe de la foi dans ses premiers pas. Les quatre prières qui m’ont accompagné dans la vie, encore aujourd’hui, bien qu’avec une certaine discontinuité, constituent une architecture spirituelle qui ressemble à une maison : le Notre Père, l’Ave Maria, l’Ange Gardien et le Repos Éternel (Requiem). Depuis mon enfance, je me suis donné une règle de prière (que j’ai rappelée dans le roman spirituel La leggenda di Fiore [allusion au dernier livre de MV] : si tu perds le fil, si tu récites mécaniquement, sans penser à ce que tu dis, tu le répéteras jusqu’à ce que chaque mot soit mûrement réfléchi. Il ne sert à rien de prier en pensant à autre chose, sans se soucier du sens, par pure inertie mnémonique. Que chaque mot soit pesé et compris. Ton nom, ton royaume, le pain, les dettes, le fruit de tes entrailles, l’heure de notre mort, garde, gouverne-moi, lumière perpétuelle, repos éternel, amen. L’un des plus beaux souvenirs que j’aie de mes enfants était de les entendre réciter des prières dans leur chambre avant de s’endormir ; des mots si grands, si stimulants, des promesses solennelles de vie au-delà de la mort dans des voix si peu méfiantes, si impuissantes, si élastiques.

Dans le Pater noster, il n’y a pas seulement la prière à Dieu mais aussi l’inspiration sur laquelle fonder les relations humaines : après avoir sanctifié son Nom, attendu son Royaume et accepté sa Volonté, au ciel comme sur la terre, une demande de soutien primaire est exprimée, donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien, suivie d’un engagement réciproque à nous pardonner nos dettes comme nous pardonnons à nos débiteurs.
La récente modification de la Prière du Seigneur dans ce passage maladroitement traduit [en italien] par “non indurci in tentazione” (ne nous induis pas en tentation) a suscité des débats, comme si le Père nous poussait à la tentation du malin, peut-être pour nous mettre à l’épreuve. Il vaudrait mieux réviser la traduction et la rendre ainsi : “non lasciarci cadere in tentazione” (ne nous laisse pas tomber dans la tentation); une invocation au secours pour nous aider à ne pas devenir des succubes du mal. Nous aider, et non pas nous exempter du mal : il doit y avoir une contribution active de notre part pour que le Père puisse nous libérer du mal ; ce ne doit pas être seulement une intervention d’en haut, une grâce sans notre engagement.

Le Notre Père reste la pierre angulaire de l’histoire universelle de la piété ; combien de fois cette prière et cette invocation ont-elles résonné dans des moments de douleur et d’espoir, combien de deuils ont-elles accompagné, combien de moments de peur et de découragement, de misère et de désarroi. Combien de sacrements, combien de passages cruciaux, combien de souffrances la prière adressée à Dieu le Père a-t-elle apaisés. Dans le Notre Père, le sang des siècles, des peuples, des générations est rassemblé ; la vulnérabilité et la mortalité de la condition humaine sont révélées. L’ancienne foi des mères et des pères se retrouve dans cette procession infinie in saecula saeculorum.

La prière reste l’un des moments les plus intenses et les plus vrais de notre vie, lorsque l’intimité se découvre intériorité, se recueille et se projette vers le haut, dans une connexion céleste. Ou devient communautaire lors d’un rite, d’une liturgie, d’un mariage, d’un baptême ou de funérailles. La prière est un pont, l’anneau nuptial entre l’humain et le divin, le terrestre et le céleste, le naturel et le surnaturel. C’est le signe de l’esprit agissant dans la chair. La prière est attention absolue, signe de la croix et mains jointes pour la connexion, le souffle et le ton consonants, l’amen comme une douce théurgie, l’abandon confiant dans les mains maternelles de la Providence.
La prière porte toujours du fruit, mais ce n’est pas un échange ; le don est déjà dans la prière, pas dans l’obtention de quelque chose en retour.

Face à la disparition de Dieu, j’ai essayé dans un de mes livres de renverser le Notre Père, et j’ai adressé une invocation à Dieu: ne nous abandonne pas au nihilisme, à la mort de Dieu.
Et j’ai entonné une prière paradoxale :

Padre nostro sia nei cieli

Non sia vanificato il tuo nome

Vero il tuo regno

sia fato la tua volontà,

come in cielo così in terra.

Datti oggi il tuo pane eterno

Rimetti a noi i nostri dubbi

Come noi li rimettiamo ai tuoi dubitatori

Non ti indurre in negazione

Ma liberati dal niente, amen
.
(Notre Père sois dans les cieux/ Que ton nom ne soit pas rendu vain/ et {que soit] vrai ton règne/ Que ta volonté soit destin, / sur la terre comme au ciel/ Donne-toi aujourd’hui ton pain éternel/ Pardonne-nous nos doutes/ Comme nous pardonnons à ceux qui doutent de toi/ Ne t’induis pas dans le déni/ Mais libère toi du néant, amen).

Cette prière adressée à Dieu était en fait un rappel à l’homme contemporain qui pense pouvoir se passer du Ciel et être le maître absolu de son destin. Au contraire, il n’y a pas de mort de Dieu qui ne soit pas aussi la mort de l’homme. À la Pentecôte, le Saint-Esprit descend. Faisons qu’il nous trouve.

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