Il ne peut avoir échappé à aucun observateur attentif qu’à cause de la pandémie, depuis un an (plutôt moins, car au début de la crise, les choses n’étaient pas si nettes, et l’irruption du vaccin a radicalisé les positions), ceux qui se réclament de la Tradition ont emprunté des chemins différents, et même divergents. Les croyants diront que c’est l’œuvre du Malin, le Grand Diviseur, qui doit bien rire. Si, dans l’ensemble, ils ont suivi celui de la résistance au discours dominant, certains ont assumé des positions plus nuancées, voire conciliantes – au moins en apparence. C’est le cas du Professeur de Mattei, figure de proue du monde de la Tradition, dont j’ai traduit ici de nombreux articles. Même si l’on ne partage pas son analyse, sa voix mérité d’être entendue. Dans ce dernier article, il offre des points de réflexion intéressants, du haut de sa vaste culture, et de sa foi, que personne ne peut mettre en doute, notamment sur les alliances contre-nature qui se seraient nouées au sein et même à l’extérieur de la Tradition dans le refus de se soumettre aux diktats de ceux qui prépar(erai)ent le Great Reset. Et de citer les noms de Robert Kenedy Jr, et Alexandre Douguine, qui professent des idées bien éloignées du catholicisme, peu connues de ceux qui les citent et dont la présence ici est pour le moins incongrue… Alors, « alliés objectifs » de la Tradition, ou diviseurs de celle-ci? La question est ouverte.

Quand la confusion pénètre dans le monde de la Tradition

Corrispondenza Romana
1er juin 2021
Ma traduction

(Roberto de Mattei)

Dans un célèbre discours prononcé le 29 juin 1972, en la fête des saints Pierre et Paul, Paul VI, se référant à la situation de l’Église post-conciliaire, affirma avoir le sentiment que par quelque fissure « la fumée de Satan était entrée dans le temple de Dieu ».
La « fumée de Satan » est un brouillard épais qui produit désorientation et chaos. Au cours de ces cinquante années, sous l’impulsion du néo-modernisme, la fumée de la confusion a envahi l’Église, mais un archipel d’îles, que nous pourrions appeler le monde de la Tradition, a été préservé. Au sein de ces îles, un mouvement de retour à l’ordre s’est développé sous la forme d’une résistance à certains documents et actes du pape François, de l’Exhortation post-synodale Amoris laetitia, à l’intronisation au Vatican de la statue de Luther et de l’idole de Pachamama. Avec l’année 2020, cependant, quelque chose de nouveau s’est produit. L’esprit du chaos semble avoir massivement pénétré même au sein des îles de la Tradition catholique, suscitant controverse et ressentiment là où, jusqu’alors, il y avait convergence de principes et d’action. Le bon usage de la raison a souvent cédé le pas aux impulsions émotionnelles, la cohérence à la contradiction, les démonstrations rigoureuses aux récits extravagants.

Un exemple de cette confusion nous est offert par un « Symposium international » organisé en ligne le 30 mai 2021 sur le thème : Un “Grande risveglio” per l’umanità? L’era post-Covid: Il nostro futuro tra scienza e trascendenza. L’événement, dédié à un philosophe catholique récemment décédé, Mgr Antonio Livi (1938-2020), a rassemblé une quinzaine de noms, dont trois seulement de renommée internationale : ceux de l’archevêque Carlo Maria Viganò, de l’homme politique américain Robert F. Kennedy et du philosophe russe Aleksander Douguine.

Robert F. Kennedy Jr. appartient, comme toute sa famille, au parti démocrate et a financé en 2008 la campagne électorale d’Hillary Clinton. Il est considéré comme le chef de file du mouvement anti-vax aux États-Unis et a été répertorié comme l’un des «Disinformation Twelve», les douze principaux influenceurs, selon un rapport du Center for Countering Digital Hate, de 65 % de tous les messages et tweets anti-vax partagés sur Facebook et Twitter. Sa troisième épouse est l’actrice Cheryl Hines.

Kennedy s’est limité à envoyer au symposium un message, lu par l’une de ses disciples italiennes, le Dr Antonietta Gatti, épouse du chercheur Stefano Montanari, tous deux engagés dans la lutte contre la « dictature sanitaire » et le dogmatisme des scientifiques. Mais, comme d’autres intervenants, ils ont eux aussi, au cours de la conférence, proclamé avec un ton apodictique des « vérités » scientifiquement non prouvées comme celles qu’il n’y a pas de pandémie de coronavirus, qu’il n’y a aucun besoin d’urgence sanitaire, que les vaccins sont non seulement inutiles mais nuisibles, que le vrai danger de contagion du virus est représenté par les vaccinés et non par ceux qui ne le sont pas encore. Cela montre comment même l’antivaccinisme peut devenir un dogme sanitaire plus solide que le vaccinisme.

Robert Kennedy est aussi un ultra-environnementaliste, comme un autre des intervenants, Eduardo Zarelli, responsable des éditions Arianna. Zarelli est l’un des diffuseurs de ce qu’on nomme « écologie profonde » qui substitue au paradigme anthropocentrique celui « écocentrique », selon lequel l’homme ne serait qu’une excroissance de Gaïa, la « Terre Mère ». Pour l’écologie profonde, l’homme fait partie d’un continuum organique composé d’éléments interconnectés : espèces animales et végétales, chaînes alimentaires, systèmes hydrogéologiques et climatiques. Il n’y a pas de différence qualitative entre la vie d’un être humain, d’un animal, d’une plante ou d’une roche. Il ne reste plus aux humains, comme l’espérait Aldo Leopold, l’un des professeurs de Zarelli, qu’à « commencer à penser comme les montagnes », c’est-à-dire à renoncer à penser (Pensare come una montagna, Editor Piano B, 2019). Cette cosmologie ne semble pas très éloignée de la religion de la nature du synode panamazonien du pape François, que pourtant d’autres intervenants ont vivement critiqué, à commencer par Mgr Viganò.

Un autre orateur de marque, le journaliste Aldo Maria Valli, s’est présenté comme un catholique libéral qui revendique les valeurs de la démocratie et du parlementarisme niées par le despotisme de l’État. Dans son discours, se référant à Alexis de Tocqueville, il a appelé à protester contre la suspension des garanties constitutionnelles et des libertés individuelles. Mais un autre intervenant en ligne, Alexandre Douguine, a écrit dans son livre Political Platonism que

Derrière la « démocratie », comprise comme régime politique et système de valeurs qui en découle, se cachent l’Occident, l’Europe et les États-Unis. Pour eux, la « démocratie » représente une forme de culte laïc, ou un instrument de dogmatisme politique, et donc, pour être pleinement accepté dans la société occidentale, il faut préalablement être « pour » la démocratie.

Toutefois

l’élever au rang de dogme et nier ses alternatives ferme la possibilité même d’un débat philosophique libre.

Douguine, disciple du néo-païen Julius Evola (1898-1974) et fondateur du parti national-bolchevique en Russie, est un ennemi acharné de la démocratie libérale à laquelle il oppose un impérialisme aux racines barbares. Il serait intéressant de savoir ce que Valli et les autres intervenants pensent de sa thèse selon laquelle

l’État mongol de Gengis Khan a représenté pour la Russie une expérience importante d’organisation centralisée de type impérial, qui a largement prédéterminé notre ascension en tant que grande puissance depuis le XVe siècle, quand la Horde d’or s’est effondrée et que la Russie moscovite s’est installée dans l’espace du nord-est de l’Eurasie.

Douguine l’expose dans son « Manifeste du Grand Réveil. Contre le Great Reset « , que l’on peut trouver sur Internet.
Aujourd’hui, la Russie de Poutine, héritière de Gengis Khan, a pour mission d’être le « Katéchon », « celui qui retient », empêchant l’arrivée du Mal final dans le monde. C’est pourquoi, explique Douguine,

le renouveau impérial de la Russie est destiné à être un symbole de la révolte universelle des peuples et des cultures contre les élites libérales mondialistes. A travers le renaissance en tant qu’empire, en tant qu’empire orthodoxe, la Russie sera un exemple pour les autres empires – les empires chinois, turc, perse, arabe, indien, ainsi que les empires latino-américain, africain… et européen. Au lieu de la domination d’un seul « Empire » mondialiste du Great Reset, le réveil russe devrait coïncider avec le début d’une ère caractérisée par de multiples Empires, reflétant et incarnant la richesse des cultures humaines, traditions, religions et systèmes de valeurs.

Parmi les points de repère du national-bolchévique Douguine figure l’Empire communiste chinois. Il écrit:

L’actuel dirigeant chinois, Xi Jinping est prêt à faire des compromis tactiques avec l’Occident, mais il est très strict lorsqu’il s’agit d’assurer la croissance et le renforcement de la souveraineté et de l’indépendance de la Chine.

Bien sûr, Douguine n’en a pas parlé, et personne n’a compris de quoi il parlait. Il est pourtant apparu comme la personnalité la plus marquante de la rencontre, avec l’archevêque Viganò, mais il semble difficile de croire que ce dernier, ainsi que d’autres intervenants, puissent accepter l’aversion farouche du politologue russe pour l’Occident et pour l’ « hérésie latine » de l’Église de Rome.

Certes, lors des rencontres universitaires, différents chercheurs prennent la parole, avec des thèses différentes. Mais le sommet sur le « Grand Réveil » était une réunion à caractère plus « militant » que scientifique. Dans ce genre de situation, on juge le message global que l’événement veut transmettre.

Et l’on se demande quel message ressort de cette conférence si ce n’est celui d’une énorme confusion au détriment du monde de la Tradition catholique.

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