Sans jamais citer le nom de François, c’est pourtant à lui que s’adresse le cardinal Sarah, et pas seulement à « certains théologiens [qui] tentent de rouvrir les guerres liturgiques en opposant le missel révisé par le Concile de Trente à celui en usage depuis 1970 ». Selon lui, au-delà de la querelle des rites, c’est la crédibilité même de l’Eglise qui est en cause.

Cette tribune a été publiée sur le Figaro du 14 août (l’article est en accès payant) et traduit en italien sur le blog d’AMV. Voici ma « traduction de traduction » – il y aura sans doute des différences de forme, mais pas de fond…

Un père ne peut pas introduire la méfiance et la division parmi ses enfants fidèles. Il ne peut pas humilier les uns en les opposant aux autres. Il ne peut pas mettre à l’écart certains de ses prêtres. La paix et l’unité que l’Église prétend offrir au monde doivent d’abord être vécues au sein de l’Église.

Sur la crédibilité de l’Eglise Catholique. Une intervention du cardinal Sarah

Le doute a envahi la pensée occidentale. Intellectuels et politiques décrivent la même impression d’effondrement. Face à la perte de solidarité et à la désintégration des identités, certains se tournent vers l’Église catholique. Ils lui demandent de donner une raison de vivre ensemble à des individus qui ont oublié ce qui les unit comme un seul peuple. Ils la supplient d’apporter un supplément d’âme pour rendre supportable la dureté froide de la société de consommation. Lorsqu’un prêtre est assassiné, tous sont touchés et beaucoup se sentent profondément affectés.

Mais l’Église est-elle capable de répondre à ces appels ? Certes, elle a déjà joué ce rôle de gardienne et de transmetteur de la civilisation. Au déclin de l’Empire romain, elle a su transmettre la flamme que les barbares menaçaient d’éteindre. Mais a-t-elle encore les moyens et la volonté de le faire aujourd’hui ?

A la base d’une civilisation, il ne peut y avoir qu’une réalité qui la dépasse : un invariant sacré. Malraux le constate avec réalisme : « La nature d’une civilisation est ce qui se rassemble autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou une tombe. Soit elle sera forcée de trouver sa valeur fondamentale, soit elle se décomposera ».

Sans fondement sacré, les frontières protectrices et infranchissables sont abolies. Un monde entièrement profane devient une vaste étendue de sables mouvants. Tout est tristement ouvert aux vents de l’arbitraire. En l’absence de la stabilité d’un fondement qui échappe à l’homme, la paix et la joie – signes d’une civilisation qui dure dans le temps – sont constamment englouties par un sentiment de précarité. L’angoisse du danger imminent est le sceau des temps barbares. Sans une base sacrée, tout lien devient fragile et inconstant.

Certains demandent à l’Église catholique de jouer ce rôle de fondation solide. Ils voudraient qu’elle assume une fonction sociale, c’est-à-dire qu’elle soit un système cohérent de valeurs, une matrice culturelle et esthétique. Mais l’Église n’a pas d’autre réalité sacrée à offrir que sa foi en Jésus, Dieu fait homme. Son unique but est de rendre possible la rencontre des hommes avec la personne de Jésus. L’enseignement moral et dogmatique, ainsi que l’héritage mystique et liturgique, sont le milieu et les moyens de cette rencontre fondamentale et sacrée. De cette rencontre naît la civilisation chrétienne. La beauté et la culture en sont les fruits.

Pour répondre aux attentes du monde, l’Église doit donc retrouver le chemin d’elle-même et reprendre les paroles de saint Paul : « Car pendant que j’étais avec vous, j’ai décidé de ne rien connaître d’autre que Jésus-Christ et Jésus crucifié ». Elle doit cesser de se considérer comme un substitut de l’humanisme ou de l’écologie. Ces réalités, aussi bonnes et justes soient-elles, ne sont pour elle que les conséquences de son unique trésor : la foi en Jésus-Christ.

Ce qui est sacré pour l’Église, c’est donc la chaîne ininterrompue qui la lie avec certitude à Jésus. Une chaîne de foi sans rupture ni contradiction, une chaîne de prière et de liturgie sans interruption ni désaveu. Sans cette continuité radicale, quelle crédibilité l’Église pourrait-elle encore revendiquer ? En elle, il n’y a pas de retour en arrière, mais un développement organique et continu que nous appelons tradition vivante. Le sacré ne se décrète pas, il est reçu de Dieu et transmis.

C’est sans doute la raison pour laquelle Benoît XVI a pu affirmer en toute autorité :

« Dans l’histoire de la liturgie, il y a une croissance et un progrès, mais pas de rupture. Ce que les générations précédentes considéraient comme sacré, reste sacré et grand pour nous aussi, et ne peut pas soudainement être complètement interdit ou même considéré comme nuisible. Il nous appartient à tous de préserver les richesses qui se sont développées dans la foi et la prière de l’Église, et de leur donner la place qui leur revient ».

A l’heure où certains théologiens tentent de rouvrir les guerres liturgiques en opposant le missel révisé par le Concile de Trente à celui en usage depuis 1970, il est urgent de s’en souvenir. Si l’Église n’est pas capable de préserver la continuité pacifique de son lien avec le Christ, elle ne pourra pas offrir au monde « le sacré qui unit les âmes », selon les mots de Goethe.

Au-delà de la querelle des rites, c’est la crédibilité de l’Eglise qui est en jeu. Si elle affirme la continuité entre ce qu’on appelle communément la messe de saint Pie V et la messe de Paul VI, alors l’Église doit pouvoir organiser leur coexistence pacifique et leur enrichissement mutuel. Si l’une devait radicalement exclure l’autre, si l’on devait les déclarer irréconciliables, alors une rupture et un changement d’orientation seraient implicitement reconnus. Mais alors l’Église ne pourrait plus offrir au monde cette continuité sacrée qui seule peut apporter la paix. En entretenant en son sein une guerre liturgique, l’Église perd sa crédibilité et devient sourde à l’appel des hommes. La paix liturgique est le signe de la paix que l’Église peut apporter au monde.

L’enjeu est donc bien plus grave qu’une simple question de discipline. Si elle devait revendiquer un renversement de sa foi ou de sa liturgie, comment l’Église oserait-elle s’adresser au monde ? Sa seule légitimité est sa cohérence dans sa continuité.

En outre, si les évêques, qui sont responsables de la coexistence et de l’enrichissement mutuel des deux formes liturgiques, n’exercent pas leur autorité à cet égard, ils risquent d’apparaître non plus comme des bergers, gardiens de la foi qu’ils ont reçue et des brebis qui leur sont confiées, mais comme des dirigeants politiques : des commissaires de l’idéologie du moment plutôt que des gardiens de la tradition pérenne. Ils risquent de perdre la confiance des hommes de bonne volonté.

Un père ne peut pas introduire la méfiance et la division parmi ses enfants fidèles. Il ne peut pas humilier les uns en les opposant aux autres. Il ne peut pas mettre à l’écart certains de ses prêtres. La paix et l’unité que l’Église prétend offrir au monde doivent d’abord être vécues au sein de l’Église.

En matière liturgique, ni la violence pastorale ni l’idéologie partisane n’ont jamais produit de fruits d’unité. La souffrance des fidèles et les attentes du monde sont trop grandes pour emprunter ces voies sans issue. Nul n’est de trop dans l’Église de Dieu !

Cardinal Robert Sarah

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