Propos candides (ou plutôt cyniques, peut-être un mélange des deux) du Sénateur Mario Monti, ex-président du Conseil italien qui, dans une émission à la télévision avoue crûment à quel point les maîtres du monde tiennent le vulgum pecus en piètre estime (à vrai dire, on s’en doutait un peu) et justifie la façon de le traiter (1). Formidable réflexion d’AM Valli.

L’idée exprimée par Monti est que face à l’état d’urgence, ou d’exception, ce qui était auparavant considéré comme des droits fondamentaux et inaliénables, tels que la liberté de mouvement, d’expression et d’information, peuvent disparaître. Et même, non seulement ils peuvent, mais ils doivent

Pandémie et « communication de guerre ». En marge des affirmations du sénateur Monti

Les affirmations du sénateur Mario Monti lors d’une émission télévisée méritent réflexion.

Abordant la relation entre la pandémie et la communication, Monti a dit :

La façon dont notre monde est organisé est dépassée, elle n’est plus nécessaire [non serve più]. Deux sujets ont été abordés : la communication et la gouvernance du monde. Nous avons tout de suite commencé à utiliser le terme de guerre, parce que c’est une guerre, mais nous n’avons utilisé dans aucun pays une politique de communication adaptée à la guerre. Et peut-être qu’aujourd’hui, même s’il y avait une vraie guerre, on ne peut plus avoir le genre de communication qu’on avait quand il y avait des guerres. Je pense que, au fur et à mesure que cette pandémie se poursuit, et en tout cas pour les futures catastrophes sanitaires mondiales, il sera nécessaire de trouver un système qui concilie certes la liberté d’expression, mais qui dose aussi l’information d’en haut.

À ce point, la présentatrice a fait remarquer qu’aucune des personnes présentes n’avait vécu la guerre et n’avait donc pas d’expérience directe de l’ « information de guerre », et a demandé des précisions. Qu’est-ce que le sénateur entend par l’expression « informations de guerre » ? Peut-être le recours à la censure ? Réponse de Monti :

La communication de guerre, moi aussi, je l’ai vécu sans être conscient, parce que je suis né deux ans avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais cela signifie qu’il y a un dosage de l’information, un dosage qui, dans le cas des guerres traditionnelles, est odieux, parce qu’il veut changer la conscience et la connaissance des gens, mais dans le cas d’une pandémie, quand la guerre n’est pas contre un autre État, mais contre une maladie, contre quelque chose qui est commun au monde entier, je crois que nous devons trouver une modalité moins… je peux dire moins démocratique, seconde par seconde, dans la fourniture d’informations ».

Mais qui donc – demande la présentatrice – devrait procéder à ce « dosage » d’informations ? Qui est chargé du contrôle ? Et Monti de répondre :

Avons-nous, oui ou non, accepté des limitations très fortes de notre liberté de mouvement ? C’est bien qu’elles soient venues des gouvernements. Ainsi, en situation de guerre, lorsque l’intérêt de chacun coïncide avec l’intérêt général, sous peine de désastre pour le pays et pour chacun, les restrictions de liberté sont acceptées. Nous nous sommes habitués à considérer la capacité inconditionnelle de dire n’importe quelle vérité profonde ou n’importe quelle bêtise dans n’importe quel média comme un droit inaliénable garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme…

Nouvelle interruption de la présentatrice, qui fait remarquer : à une époque pas si lointaine, nous avions un ministère de la Propagande qui contrôlait l’information, mais nous étions sous un régime, une dictature. Or, dans un régime démocratique, qui doit décider de la communication ? Réponse de Monti :

Le gouvernement inspiré, nourri et instruit par les autorités sanitaires. Mais regardez, nous y sommes déjà.

Je pense que nous devons être reconnaissants à Monti, car il a clairement exprimé ce qu’on pense au sommet des palais, là où, pour reprendre l’expression de Focault, s’élabore l’ordre du discours.

L’idée exprimée par Monti est que face à l’état d’urgence, ou d’exception, ce qui était auparavant considéré comme des droits fondamentaux et inaliénables, tels que la liberté de mouvement, d’expression et d’information, peuvent disparaître. Et même, non seulement ils peuvent, mais ils doivent. Dans un état d’urgence ou d’exception (comme une guerre), l’équilibre habituel des pouvoirs ne s’applique plus et il n’y a plus de place pour les garanties typiques des démocraties libérales. Face au danger mondial, les équilibres et les garanties sont des luxes que nous ne pouvons plus nous permettre. Face à un danger global, il est nécessaire que le gouvernement, comme le dit Monti, soit « nourri » et « instruit » par un pouvoir qui assume le rôle d’organe suprême de décision, en suspendant les garanties et les libertés habituelles. Et dans le cas d’une pandémie, ce pouvoir doit être exercé par les responsables de la santé publique.

L’état d’exception a toujours été un sujet d’intérêt pour les politologues parce que c’est précisément là, dans les situations limites, au moment de l’extraordinaire, que le pouvoir se montre dans son essence, nous pourrions dire dans sa nature nue : la capacité de prendre des décisions qui deviennent obligatoires.

À cet égard, on rappelle généralement et à juste titre les propos de Carl Schmitt, selon lesquels  » le souverain est celui qui décide de l’état d’exception « . Mais là, une question surgit spontanément (c’est celle que j’ai posée au début de mon essai Virus et Léviathan) : qu’est-ce qui empêche l’état d’urgence, ou l’exception, d’être induit à dessein à des fins despotiques ? Et comment ne pas voir qu’une pandémie, plus encore qu’une guerre, est parfaitement adaptée à cet objectif ? N’est-il pas vrai que la pandémie menace tout le monde et que l’ennemi est partout ? N’est-il pas vrai qu’en cas de pandémie, le danger est si grand et si profond qu’il justifie amplement la suspension des garanties constitutionnelles et des libertés individuelles ?

De telles réflexions sont normalement jugées comme provenant de « complotistes ». En réalité, ils sont nécessaires si l’on est conscient de la fragilité de la démocratie libérale.

De fait, depuis à peu près deux ans, nous assistons à l’émergence progressive de l’idée que, face à l’état d’urgence, un système démocratique libéral n’a pas les ressources pour y répondre et doit donc se dénaturer, en renonçant à ses particularités et en laissant place à des formes plus ou moins explicites d’autoritarisme. Si, dans un État de droit, tout est permis sauf ce qui est expressément interdit, on nous dit maintenant quotidiennement que tout est interdit sauf ce qui est expressément permis.

En conclusion, je voudrais souligner certaines expressions utilisées par Monti. Lorsque le sénateur, faisant référence à la gouvernance, dit que la façon dont le monde est organisé est « obsolète » et « n’est plus nécessaire », il utilise un vocabulaire révélateur. C’est la façon de parler, de penser, d’un « éclairé », d’un représentant d’une élite (ce n’est pas un hasard si le sénateur dit aussi que l’information doit être dosée « d’en haut ») qui, d’une part, croit que le peuple, le vulgaire, ne sait pas distinguer la « vérité » de la « bêtise » et a donc besoin d’un tuteur, et d’autre part, considère le monde non pas comme une fin, mais comme un moyen. Sinon, il aurait dit que la façon dont le monde est organisé « ne fonctionne plus ». Mais non, il a dit « elle n’est plus nécessaire ».

Et on voit très bien ce qui est nécessaire aujourd’hui. C’est prendre en otage des peuples entiers, les terroriser, les amener à accepter la suspension de la liberté comme providentielle et salvatrice. Ce qui est nécessaire, c’est de les subjuguer. C’est les faire devenir (pour reprendre le terme de Günter Anders rappelé dans Virus et Léviathan) des conformistes absolus. Et qui est le conformiste absolu ? Celui qui est convaincu qu’il n’a besoin que de ce qu’on lui impose et, ayant été privé même de la liberté de souffrir de l’absence de liberté, voit dans son conformisme la manifestation du plus haut sens de responsabilité.

Et quel est l’ingrédient de base pour fabriquer un conformiste absolu ? Des informations, bien sûr.

Donc, Sénateur Monti, merci beaucoup. Vous n’auriez pas pu être plus explicite.

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