Une réflexion de Vittorio Messori qui en plus d’être journaliste, écrivain, et (comme on le présente souvent) l’interviewer de deux Papes, est aussi un théologien insigne. Le texte date de 2006, ce qui le rend d’autant plus intéressant (et intemporel): immanquablement, le cerveau du lecteur mouline à toute vitesse, pour répondre à la question (banalement humaine, mais après tout nous sommes seulement des hommes): mais aujourd’hui, en qui s’incarne l’Antéchrist? A chacun de trouver sa réponse.

(…) aujourd’hui, ce qui nous menace dans le domaine religieux n’est certainement plus l’intolérance, mais plutôt son contraire : cette « tolérance » qui se transforme en indifférentisme, dans le refus de considérer les différentes croyances comme autre chose qu’une manière unique – différenciée uniquement pour des raisons historiques et géographiques – d’adorer le même Dieu, identique ? Où l’ « Ennemi » n’est plus le vieux, honnête matérialisme mais, peut-être, l’insidieux spiritualisme « humanitaire » ?

A quoi ressemblera l’Antéchrist, par Vittorio Messori

Le thème de l’Antéchrist fait partie de la tradition de l’Église et, au cours des siècles, diverses tentatives ont été faites pour l’identifier. Aujourd’hui, cependant, l’intuition de Carl Schmitt semble être très actuelle : il y a tout juste un siècle, il voyait l’Antéchrist émerger de la société occidentale moderne où « les hommes savent tout et ne croient rien ». Voici son portrait-robot…

https://lanuovabq.it/it/come-sara-lanticristo-di-vittorio-messori
13 février 2022

L’Antéchrist, à quoi va-t-il ressembler? Nous savons que chez Paul, dans les lettres de Jean, dans l’Apocalypse, sont dispersées diverses préannonces d’une réalité que la tradition chrétienne a identifiée comme étant (je cite un livre de théologie) « le Prince du monde qui viendra régner sur le monde à la fin des temps, avant le retour définitif du Fils de l’Homme établissant les Cieux Nouveaux et la Terre Nouvelle ».
À de nombreuses époques, les croyants ont pensé identifier cette mystérieuse figure à quelque protagoniste sanglant de l’histoire : Néron, puis Attila, jusqu’à Napoléon, Lénine, Staline, Hitler.

Mais il existe aussi une tradition chrétienne, bien que minoritaire, qui place le danger de l’Antéchrist (« l’homme du péché », le « fils de la perdition » de Paul) non pas dans la violence et le sang mais dans le mimétisme sournois d’une réalité séduisante et attirante. Ce n’est que récemment qu’a été traduit en italien le livre de 1907 de R.H. Benson, The Lord of the World, où le Grand Opposant de Jésus est présenté sous les traits d’un « humaniste », maître de la tolérance, du pluralisme et de l’irénisme œcuménique. Un pollueur souriant, donc, plutôt qu’un antagoniste tonitruant de l’Évangile. Un videur de l’intérieur, plutôt qu’un assaillant de l’extérieur.

Peut-être peu ont-ils jusqu’à présent remarqué que quelques années plus tard, en 1916, la même thèse était à nouveau proposée par Carl Schmitt.
Schmitt, qui est décédé en 1985 à presque 100 ans, est l’une des personnes dont on entendra probablement le plus parler dans les années à venir : la bibliographie impétueuse, qui s’accroît chaque jour, sur son œuvre en est déjà la preuve. Au cours des dernières décennies, son œuvre a été supprimée et exorcisée car elle était même soupçonnée de national-socialisme. En réalité, ce brillant juriste et politologue allemand fut rapidement mis à l’écart par le Troisième Reich (dans lequel il vit initialement la réalisation de certains points de sa théorie politique) car il était accusé d’un « antisémitisme insuffisant et superficiel » et, surtout, d’une « pollution catholique ».

En fait – comme l’ont confirmé des études récentes – le catholicisme de Schmitt n’était pas un simple héritage culturel déterminé par ses études de jeunesse dans des collèges religieux, mais une foi professée et vécue jusqu’au bout. Ce qui fait l’inquiétante fascination de ce penseur (aujourd’hui redécouvert aussi par l’ancienne gauche, en quête confuse de maîtres après la chute de tous ses points de référence), c’est d’avoir greffé dans un réalisme à la Machiavel et à la Hobbes des thèmes religieux comme la culpabilité, la rédemption, le salut ; comme le Christ et l’Antéchrist eux-mêmes. On a dit qu’il s’agissait d’une « théologie politique ». Cependant, pour ceux qui lisent attentivement, il s’agit peut-être d’une « politique théologique », c’est-à-dire d’une discussion sur les ordres humains qui tient également compte de la transcendance ; une mesure de soi par rapport à l’histoire, dans la conscience qu’elle n’est pas tout, qu’elle est destinée à conduire à un Mystère qui la dépasse.

Dès 1916, alors qu’il était soldat dans l’armée bavaroise, Carl Schmitt, âgé de 28 ans, a commencé à réfléchir à l’Antéchrist dans un livre consacré au Nordlicht (« Lumière du Nord », c’est-à-dire « aurore boréale ») de Theodor Däubler. Dans ces pages, le jeune Schmitt cite un texte qu’il a trouvé chez le latin Ephrem, dans le Sermo de fine mundi. Il vaut la peine de citer dans l’original ce passage vraiment singulier, selon lequel le Grand Trompeur qui provoquera l’apostasie de beaucoup avant la victoire définitive du Christ « erit omnibus subdole placidus, munera non suscipiens, personam non praeponens, amabilis omnibus, quietus universis, xenia non appetens, affabilis apparens in proximos, ita ut beatificent eum omnes homines dicentes : Justus homo hic est !« .
C’est-à-dire :

Subtilement, il plaira à tout le monde, il n’acceptera pas de charge, il ne choisira pas les gens, il sera aimable avec tout le monde, calme en toutes choses, il refusera les cadeaux, il paraîtra affable à son prochain, de sorte que tout le monde le louera en s’exclamant : « Voilà un homme juste! ».

Une perspective inquiétante, que celle d’Ephrem: l’Antéchrist sous les traits d’un « homme de dialogue », d’un « humaniste » pacifique, réservé, honnête ? C’est précisément à ce portrait robot de l’Adversaire que Schmitt adhère : pour lui, il surgira d’une société comme celle de l’Occident moderne où  » les hommes sont de pauvres diables qui savent tout et ne croient en rien  » ; une société où  » les choses les plus importantes et les plus ultimes sont sécularisées : la beauté est devenue bon goût, l’Église une organisation pacifiste, à la place de la distinction entre le bien et le mal, celle entre l’utile et le nuisible « .

Dans une telle culture, le sournois Antéchrist « dialoguant » fera croire aux gens que le salut passe par la sécurité sociale et la planification. Surtout (et c’est l’une des intuitions les plus troublantes de l’encore jeune Schmitt), l’Antéchrist ne sera nullement un matérialiste, un ennemi de la religion : au contraire, il « pourvoira à tous les besoins, y compris spirituels ». Il va satisfaire le désir de transcendance de l’homme en parlant de spiritualité, en proposant une « religion de l’humanité » dans laquelle chacun pourra avoir son mot à dire.

Il comblera la soif de transcendance de l’homme en parlant de spiritualité, en proposant une « religion de l’humanité » où tout le monde est d’accord sur tout et où toute divergence est bannie et, surtout, tout dogme, considéré comme un mal radical.

Au début du vingtième siècle, à l’époque où il écrivait, la vision de Schmitt est passée presque inaperçue, semblant totalement invraisemblable. Mais ne vaut-il pas la peine d’y réfléchir aujourd’hui, alors que ce qui nous menace dans le domaine religieux n’est certainement plus l’intolérance, mais plutôt son contraire : cette « tolérance » qui se transforme en indifférentisme, dans le refus de considérer les différentes croyances comme autre chose qu’une manière unique – différenciée uniquement pour des raisons historiques et géographiques – d’adorer le même Dieu, identique ? Où l’ « ennemi » n’est plus le vieux, honnête matérialisme mais, peut-être, l’insidieux spiritualisme « humanitaire » ?

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