The Wanderer démonte les arguments, récurrents depuis 2005, de ces conservateurs aigris qui, au sein de l’Eglise accusent le Pape émérite/Joseph Ratzinger d’être un faux traditionaliste, un moderniste non repenti, l’artisan principal du désastreux Vatican II. Bref, qui ne l’aiment pas, et qui oublient que le monde a changé depuis l’époque – en grande partie issue de leurs fantasmes – où l’Eglise était triomphante. Dans un article précédent en date du 12 février et que j’ai traduit ici (cf. La « prophétie de Ratzinger » est en train de se réaliser), le blog argentin voyait dans les violentes attaques de ces jours-ci contre Benoît XVI un signe des persécutions contre l’Eglise préfigurant ce qui avait été annoncé par le professeur Ratzinger dans le lointain 1969: l’avènement d’une Eglise réduite à un « petit troupeau », ayant perdu sa puissance et son rang dans le monde, contrainte de se réinventer et même de repartir de zéro. Un débat s’en était suivi via le blog d’AM Valli, lancé par un message très critique d’un traditionaliste (que je n’ai pas traduit car il me semblait une nouvelle polémique vaine contre le Pape émérite), relancé à son tour par The Wanderer qui lui répond ici point par point (il n’est pas nécessaire d’avoir lu le message critique pour suivre le propos, car il est parfaitement résumé), avec d’autant plus de crédibilité qu’il appartient lui-même aux rangs traditionalistes, donc ne peut être soupçonné ni d’idolâtrie pro-Ratzinger ni d’anti-traditionalisme primaire.

En défense de Benoît XVI

The Wanderer, d’après la traduction en italien d’AM Valli

L’article sur la « prophétie » de Joseph Ratzinger que j’ai publié dans mon blog la semaine dernière et qu’Aldo María Valli a publié sur Duc in altum, a reçu une réponse sur ce prestigieux blog, en italien et en anglais, a été repris par la page de Marco Tosatti et a également été publié sur le site Accademia Nuova Italia. Je suis honoré qu’un lecteur certainement cultivé et intelligent se soit donné pour tâche de répondre à mes écrits, même si je suis conscient que la réponse ne s’adresse pas à moi, qui ai écrit à peine quelques lignes, mais à Joseph Ratzinger, au Pape Benoît XVI, et précisément au moment où il est cruellement attaqué par tout le progressisme international, en commençant par ses « frères » dans l’épiscopat et en terminant par la presse mondiale. Il est attaqué non seulement par les méchants, mais aussi par les gentils, et cet acte injuste me cause une grande tristesse et une grande indignation.

Je suis le moins qualifié qui soit pour m’ériger en défenseur du pape Ratzinger et je n’ai pas l’habitude d’entrer dans des polémiques inutiles, mais ce cas mérite une réponse parce que, de mon point de vue, l’auteur de la lettre attaque, parfois avec virulence et toujours avec injustice, un homme de Dieu qui, au-delà de ses erreurs, est en ces temps sombres un témoin de la foi, qui vit dans une vieillesse fragile et qui, malgré cela, continue à être attaqué.

Tout d’abord, il est nécessaire de préciser que je ne prétends en aucun cas, comme le suggère l’auteur de la lettre, que Benoît XVI est persécuté à cause de la « prophétie » qu’il a prononcée à Ratisbonne il y a plus de cinquante ans. J’affirme plutôt qu’il est persécuté surtout par les évêques allemands parce qu’ils ne lui ont jamais pardonné de ne pas s’être joint à la majorité d’entre eux dans le progressisme rampant, dans le style de Hans Küng ou dans le style plus modéré de Karl Rahner ou Walter Kasper. Ils ne lui ont pas pardonné de ne pas s’être rallié, avec le cardinal Frings, après les deux premières sessions du Concile, à la débâcle de l’Église que d’autres cardinaux comme Döpfner ou Suenens poussaient, alors qu’il soutenait la seule interprétation légitime, authentique, catholique et persistante des textes du Concile. Ils ne lui ont pas pardonné d’avoir été le principal acteur de l’échec du synode de Würzburg en 1971, au cours duquel ont été discutées les mêmes questions que celles qui sont actuellement au cœur du « parcours synodal » allemand : le célibat obligatoire des prêtres, le rôle des laïcs dans l’Église, l’ordination des femmes, la communion des divorcés et les concélébrations avec les protestants. En fin de compte, ils ne lui ont pas pardonné de rester catholique alors qu’ils voulaient fonder une nouvelle église.

Je suis également frappé par l’autoréférencialité de l’auteur de la lettre. Selon lui, la persécution subie par Ratzinger ces dernières semaines est due à la promulgation du motu proprio « Summorum Pontificum ». Mon blog, Caminante Wanderer, aura bientôt quinze ans sur la toile, et tous ceux qui l’ont suivi connaissent ma défense permanente et inébranlable de la liturgie traditionnelle. Cependant, je pense qu’il est excessif de réduire à la question liturgique toutes les répercussions que l’on trouve dans l’écosystème catholique. Considérer que ce problème, qui est réel, grave et urgent, est le problème central et exclusif de l’Église indique une mentalité fermée sur son propre monde et incapable de comprendre la complexité réelle dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

L’auteur de la lettre utilise souvent deux termes : gnosticisme et modernisme. Ce sont, bien sûr, deux jokers très utiles lorsqu’il s’agit de disqualifier ceux qui sont considérés comme des ennemis. Cela me rappelle l’ancienne ressource utilisée par les Jésuites qui qualifiaient de janséniste quiconque apportait une doctrine qu’ils n’aimaient pas ou quiconque critiquait la Société. C’est peut-être une stratégie efficace, mais ce n’est pas une stratégie sérieuse.

Commençons par le premier mot. Le caractère des groupes gnostiques est généralement attribué à ce groupe de personnes, relativement restreint en nombre, dont tous les membres, pour y accéder, doivent être initiés à une sorte de connaissance spéciale, à une vérité pour quelques-uns qui consiste en la notion de salut. Les parfaits, les membres de ce groupe, et donc ceux qui sont sauvés, sont les détenteurs de cette connaissance. Les autres sont des hylicos, et restent à un stade inférieur de l’évolution gnostique. La vérité est que lorsqu’à la faveur du Concile, les groupes progressistes ont commencé à pousser la situation à l’extrême, le professeur Ratzinger n’a pas hésité à mettre en garde contre le gnosticisme qui se cachait dans cette position, et les citations à cet égard sont bien visibles. Par souci de brièveté, je n’en rappellerai qu’une, adressée à son collègue Franz Mussner :

« Il y a une lutte contre une nouvelle forme de gnosticisme, qui cherche à s’établir comme une nouvelle religion syncrétique de l’humanité à la place du christianisme ».

Il serait bon de rappeler ici l’interview du cardinal Kasper qu’Edward Pentin a réalisée en 2018 pour comprendre que les vrais gnostiques sont les progressistes, tout comme le pape Benoît XVI l’a toujours dénoncé. Il est injuste de l’accuser de promouvoir une sorte d' »église gnostique ».

Pour être clair, le petit groupe auquel l’Église serait réduite selon la « prophétie » de Ratzinger n’exigerait de ses membres qu’une seule connaissance : reconnaître l’événement qui a changé l’univers pour toujours, l’incarnation du Logos divin dans le sein d’une vierge juive, et professer les enseignements de sa Révélation, dont l’Église est l’unique dépositaire. Si un groupe de croyants pouvait être qualifié de « gnostique » simplement parce qu’il est petit et discret, comme le fait l’auteur de la lettre, il en serait de même des premiers chrétiens romains qui se réunissaient dans les catacombes pour célébrer leurs rites, ainsi que des fidèles catholiques d’aujourd’hui qui doivent assister à la messe traditionnelle dans leur maison familiale parce que les évêques interdisent l’utilisation des temples. En définitive, rien ne justifie l’appellation de « gnostique », que l’auteur attribue à l’idée de Joseph Ratzinger.

L’autre joker largement utilisé est celui du modernisme, mais l’auteur n’explique jamais qui il inclut dans cette catégorie. C’est une façon simpliste de comprendre la réalité : d’un côté, il y a les bons, qui sont évidemment nous, et de l’autre les méchants, qui sont les modernistes. N’est-ce pas naïf ? Est-il concevable de placer Loissy et Buonaiuti dans le même groupe que de Lubac et von Balthasar ; Küng avec Bouyer ; Congar avec Danielou ; Rahner avec Ratzinger ? Je m’interroge sur le sérieux académique d’une simplification aussi élémentaire. La réalité, dans l’Église et dans le monde, n’est pas un western américain où les bons et les mauvais sont clairement identifiés. Et à ce salmigondis, l’auteur ajoute un autre ingrédient en affirmant que tous les modernistes veulent revenir à une « Église primitive, précisément, dans laquelle l’unité n’avait pas encore été menacée par les schismes et les hérésies, et qui, en tant que telle, se prête à être le lieu de rencontre œcuménique par excellence ». Sur quelle base fait-il une telle affirmation ? Quels modernistes l’ont affirmé et où l’ont-ils fait ? Car c’est une chose de dire que les auteurs qu’il qualifie de « modernistes », dont Ratzinger, appréciaient et même avaient une prédilection pour les Pères de l’Église et leurs enseignements, et c’en est une autre de dire qu’ils voulaient un retour à la soi-disant « Église primitive », qui n’a jamais existé avec de telles caractéristiques. En effet, les catéchèses que le pape Benoît XVI a consacrées aux Pères de l’Église au cours de son pontificat ne cessent de rappeler la défense que nos prédécesseurs ont faite de la vraie foi et de l’orthodoxie catholique, et leur opposition farouche aux hérésies.

L’auteur, dans le quatrième paragraphe de la lettre, attaque Ratzinger pour la déclaration suivante : « Nous n’avons pas besoin d’une Église qui célèbre le culte de l’action dans les prières politiques… », et dans son schéma des bons et des mauvais, et après avoir placé Ratzinger du côté des derniers, il interprète ces paroles comme une critique des États confessionnels, inexistants depuis de nombreuses décennies, qui protègent et encouragent la religion catholique. Eh bien, non. Ce n’est pas ce à quoi Ratzinger fait référence. Au contraire, il fait ouvertement référence à son collègue Johannes Baptist Metz de l’université de Münster, dont l’enseignement promeut un christianisme révolutionnaire de nature marxiste, un christianisme qui doit prendre le pouvoir politique par la révolution. Et nous, latino-américains, savons très bien de quoi il s’agit et les dommages énormes et irréparables que l’enseignement de cet irresponsable professeur Metz a causés dans nos pays : tous les prêtres et religieux qui, dans les années 60 et 70, ont été impliqués dans le terrorisme christiano-marxiste, qui cherchait à prendre le pouvoir par les armes, ont été formés dans les universités catholiques allemandes et à Louvain. Je cite, pour donner l’exemple le plus connu, le Colombien Camilo Torres.

Dans ce paragraphe, Ratzinger fait référence à ce que l’Argentin Julio Meinvielle appelle « l’église de la publicité », celle qui est prônée et promue par les médias et les gouvernements du monde, et « l’église des promesses », cette petite église, presque invisible, mais qui maintient la vraie foi dans le Fils de Dieu incarné. Pour appuyer sa position, l’auteur de la lettre utilise l’opposition entre Lumen gentium [constitution dogmatique sur l’Église, issue de Vatican II] et Mortalium animos [encyclique de Pie XI sur l’unité de l’Eglise, 1928] à mon avis de manière tout à fait gratuite, et place Ratzinger comme le promoteur du syncrétisme œcuménique encouragé par cette « église de la publicité ». L’auteur a oublié que c’est Ratzinger lui-même, en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui, au scandale de tous les œcuménistes du monde, a promulgué la déclaration Dominus Iesus, le document dogmatique le plus important sous le pontificat de Jean-Paul II, dans lequel il est clairement proclamé que Jésus-Christ et l’Eglise catholique sont l’unique moyen de salut universel.

Dans le paragraphe suivant, l’auteur démontre à nouveau ce qui semble être un manque de compréhension de la vie et de la carrière universitaire du Cardinal Ratzinger. Il affirme que son « église des petits » ne serait pas différente de la proposition de Joachim de Fiore, entre autres. Il faut lui rappeler que dans sa thèse d’habilitation sur l’eschatologie de saint Bonaventure, celui qui était alors le professeur Ratzinger a consacré plusieurs chapitres à démontrer les erreurs de Joachim de Fiore et même à justifier la condamnation dont il a fait l’objet de la part du Docteur Angélique lorsqu’il était ministre général des Franciscains.

Les paragraphes suivants sont surprenants. L’auteur de la lettre accuse les modernistes des années 1960, dont Ratzinger, et le Concile Vatican II d’avoir proposé l’utopie d’une petite église pour quelques privilégiés et, ce faisant, d’avoir détruit la présence prépondérante de l’Église dans les nations de la terre. Je me demande donc dans quel pays du monde, dans les années soixante, l’Église était la mater et magistra respectée par tous et dotée d’un réel pouvoir. Dans un seul : l’Espagne de Franco, et les résultats n’ont pas été des meilleurs. L’auteur parle également de la restauration d’un « pouvoir sacré dans les nations ». N’est-ce pas utopique ? Toutefois, l’accusation d’utopisme s’adresse au pape Benoît XVI.

Plus important encore, l’auteur estime que tous les désastres (« décombres ») de l’Église et du monde d’aujourd’hui sont une conséquence du modernisme et de Vatican II. Et comment le démontre-t-il ? Il le fait en affirmant que les données du pontificat de Pie XII montrent une Église florissante en termes de nombre de prêtres, de religieux et de fidèles pratiquants. Et il a raison, car ce n’est pas un mince fait, mais il est également vrai que la quantité n’a jamais été un critère catholique pour déterminer la bonté ou l’impiété d’un groupe particulier. Mais le problème est que l’auteur ne tient pas compte du fait que le monde a changé radicalement après la Seconde Guerre mondiale, et que ce changement s’est manifesté dans les années 1960, et que l’Église, sans être du monde, est dans le monde. Il n’y a donc aucune garantie que sans concile, ou avec un concile où les « bons » l’auraient emporté, nous aurions aujourd’hui une Église débordant de fidèles et ayant une forte présence et influence dans le monde. Est-il plausible de penser que si les schémas du Concile, préparés par le cardinal Ottaviani et le Saint-Office, pour être approuvés par les pères du Concile par une pratique expresse, avaient été effectivement promulgués, l’Église d’aujourd’hui se porterait beaucoup mieux ? Je crois que si tel avait été le cas, nous ne serions pas aujourd’hui au seuil d’un schisme allemand, mais que nous y serions déjà depuis plusieurs décennies, et que nous aurions également un schisme néerlandais, un autre belge, un autre australien, et plusieurs schismes américains. L’Église des années 1960 était dans un état de crise profonde et devait réagir à un monde en mutation rapide (et c’est une bonne occasion de recommander à nouveau la lecture de Catholicisme en décomposition de Louis Bouyer). Elle l’avait déjà fait au XVIe siècle avec le Concile de Trente et, globalement, les résultats furent bons. Dans les années 1960, en revanche, un Concile a été convoqué de manière inattendue, sans principe directeur, et cela a conduit à ce que nous connaissons déjà. Mais on ne peut pas conclure de ces faits que si nous n’avions pas eu un Concile rempli de modernistes malfaisants, nous aurions aujourd’hui un pape régnant avec une tiare et une sedia gestatoria, un pape acclamé sur la place Saint-Pierre par les nations de la terre. Une fois encore, je pense qu’il s’agit d’une vision simpliste, incapable de saisir les nuances essentielles.

Enfin, la lettre dit : « L’église imaginée par Ratzinger, dans une sorte de vision romantique et sentimentale… ». Je crois plutôt que c’est l’église imaginée par l’auteur de la lettre qui est d’une vision romantique et sentimentale. Y a-t-il un moyen, dans le monde d’aujourd’hui, de continuer à soutenir, comme il le fait, une Église qui, en tant que puissance sacrée dans le monde, est reconnue par toutes les nations ? Soyons thomistes pour un instant, et par là, soyons cruellement réalistes : cette Église, appelons-la Constantinienne, a cessé d’exister il y a plusieurs décennies, et ne reviendra pas, du moins pas dans un avenir prévisible. Comme nous l’a enseigné le cardinal Newman, nous, catholiques, ne devons pas défier la Providence en voulant vivre à une autre époque. Soyons réalistes ; cruellement réalistes. L’Église est en recul et réduite à des groupes de plus en plus petits, car si de grandes masses se disent encore catholiques, il s’agit en réalité de païens baptisés. Ceux d’entre nous qui gardent encore la foi sont peu nombreux et nous serons de moins en moins nombreux ; nous serons une petite église presque cachée. Et quand le Seigneur voudra, s’IL le veut, que le monde, dégoûté et fatigué de sa solitude, cherche à revenir aux sources de sa joie et de son salut, il trouvera dans ce petit groupe ceux qui manifesteront à nouveau la joie d’annoncer Jésus-Christ et celle de savoir qu’ils sont sauvés par Lui.

Et c’est, ni plus ni moins, exactement ce que le professeur Joseph Ratzinger a dit dans sa « prophétie ».

Mots Clés : ,
Share This