Formidable article de Renato Farina, qui à travers l’artifice littéraire d’une lettre écrite par le représentant d’une petite communauté religieuse (les Moloques, litt. « buveurs de lait ») nous fait découvrir la réalité de cette république presque inconnue du Sud- Caucase, entre l’Azerbaïdjan, l’Arménie et l’Iran, et qui en 2020 a subi les bombardements de l’Azerbaïdjan avec la bénédiction de l’OTAN et sans que la communauté internationale si sensible aujourd’hui, lève le petit doigt.

Vous vous souvenez de l’Artsakh?

Ukrainiens, ne faites pas confiance à ceux qui pleurent et applaudissent

En 2020, l’Artsakh a subi le sort de l’Ukraine. Les Azéris et les djihadistes sont arrivés. L’OTAN a fourni des drones. Pas aux Arméniens, mais aux agresseurs.

Renato Farina,
Tempi, mars 2022

Je vais vous surprendre, je vais vous paraître fou, mais je pense que je suis l’une des rares personnes à avoir ressenti une horrible jalousie pour les Ukrainiens. Je dis « horrible », parce que recevoir des bombes sur la tête, voir des tanks étrangers écraser les voitures de vos voisins, c’est un crève-cœur.

Le fait est que tout cela nous est arrivé à nous, Arméniens, pendant 44 jours, de fin septembre à début novembre 2020. L’Artsakh, également connu sous le nom de Haut-Karabakh, a subi le même sort que l’Ukraine. Des soldats azerbaïdjanais sont arrivés et des égorgeurs djihadistes ont été amenés là par les Turcs. L’OTAN et Israël ont fourni des drones d’une précision digne d’un film de James Bond. Pas aux Arméniens, remarquez bien, mais aux agresseurs.

Je suis Moloque, je bois du lait, je vis au bord du lac Sevan où nagent les plus belles truites du monde, je vois le merveilleux profil du mont Ararat, où l’arche de Noé a atterri et où le vin a été inventé. Pauvre Ukraine, courageuse et pleine d’hirondelles, je suis avec toi. Tu as été embrassée par le monde entier et c’est ce que je t’envie. Les gens, dans leurs maisons, sont émus par toi. L’Union européenne et le Parlement italien qui, en une seconde, protestent, se solidarisent, décrètent des sanctions très lourdes contre l’invasion russe. Et puis de l’argent pour les secours, les armes. Avant tout, l’isolement absolu de l’agresseur. Pour nous, cependant, rien. Une délégation d’importants parlementaires a même quitté l’Italie, non pas pour nous apporter un réconfort parmi nos ruines d’églises anciennes, mais pour courir au secours du vainqueur [cf. www.korazym.org].

Ce sont les soldats de Vladimir Poutine qui ont finalement osé essayer d’arrêter le carnage. Ce sont eux qui ont évité le pire. L’Union européenne et l’OTAN – dont l’armée turque est la deuxième plus importante – n’ont pas confisqué un centime aux autorités azerbaïdjanaises et turques, ni interdit à leurs avions de survoler le ciel européen.

Pourquoi ce double standard ? Pourquoi nous, Arméniens, ne sommes rien? Et pourquoi nos frères Artsakhs sont-ils encore plus abandonnés comme des chiens dans une aire d’autoroute par toutes ces puissances qui ont la pitié si facile pour les Ukrainiens ?

Pendant 44 jours en 2020, l’Artsakh a subi le même sort que vous. Des soldats azerbaïdjanais et des égorgeurs djihadistes sont arrivés. L’OTAN a fourni des drones. Pas aux Arméniens, remarquez bien, mais aux agresseurs.

Nous avons notre petite idée. Les puissants qui gèrent le sentiment populaire savent parfaitement que l’Arménie est culturellement et spirituellement très importante, autrement dit qu’elle vaut zéro financièrement avec ses 3,5 millions d’habitants sans gaz ni pétrole, beaucoup de pierres et de croix fleuries, un brandy fantastique, mais qu’elle ne fait pas tourner les centrales électriques. L’Ukraine, en revanche, compte près de 50 millions d’habitants, les plus grands gisements de fer de la planète, du nickel, du manganèse, suffisamment de céréales pour 600 millions de personnes. Elle produit des roses. Nous des abricots, mais là n’est pas la question : il ne s’agit pas de fruits et légumes, mais d’énergie.

L’agresseur de l’Arménie et de l’Artsakh était intouchable : c’est le vendeur de gaz qui nous tranquillise et que nous ne pouvons pas contrarier. Si nous nous fâchons avec les fournisseurs russes, il fallait garder au moins un marchand alternatif. Et pour ce qui est de la Turquie, il y a en jeu la Libye, le pétrole de Chypre, nos investissements en Anatolie. Mieux vaut ne pas déranger ceux qui peuvent nous affamer.

J’ai dit que j’enviais – du point de vue de la sympathie et de l’aide mondiales – les Ukrainiens. Mais je suis obligé de les avertir comme des frères dans le malheur : ne faites pas confiance à l’Occident qui pleure et applaudit. Il est prêt à tout faire pour vous, sauf à mourir pour vous. Que dis-je, mourir : il n’est même pas prêt à risquer une entorse à la cheville. Ils vous enverront combattre l’ennemi et créer un Vietnam chez les Russes, mais pas pour votre bien, mais pour éviter les désagréments de faire la guerre eux-mêmes. Pas de guerre, par pitié!
Pas de guerre de l’OTAN par Ukraine interposée. Et là, je ne le dis même pas par Arménie interposée. Il nous suffit d’avoir des amis sincères comme vous qui me lisez.

Un Moloque

Mots Clés :
Share This