Changement de paradigme


Andrea Gagliarducci, dans son billet hebdomadaire en anglais du lundi dévoile les dessous de l'institution du nouveau dicastère pour le «service du développement humain intégral», dont le Pape a pris la direction de la section dédiée aux migrants (7/9/2016)

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Les priorités du pape


 

Faisant partie de ceux qui, parmi les catholiques "loyaux", essaient désespérément de voir des éléments de continuité dans les réformes promues par François, et dans ce but rejettent toute les fautes sur ceux qui profitent de ce Pontificat pour pousser leur propre agenda progressiste dans le dos du Pape, Andrea Gagliarducci se rend aujourd'hui à l'évidence: il y a bel et bien un changement de paradigme, au moins dans la conception de la Curie. François est en train de "couper le cordon ombilical" avec la structure voulue par Paul VI, et à laquelle ses prédécesseurs n'avaient pas touché.
Lisant entre les lignes de sa très intéressante analyse, on peut affirmer que le Pape qui a dit aux jeunes de "fare casino" s'applique à lui-même le surprenant conseil - ce qui témoigne d'une certaine cohérence, au moins dans la réforme de la Curie! Sous son pontificat, la Curie est démantelée, mais sans qu'il y ait une vaéritable logique derrière les changements.
Si le Pontificat devait s'achever maintenant (ce qui doit bien sûr toujours être envisagé, quel que soit le Pape, et d'autant plus s'il est octogénaire), celle-ci serait laissée dans un état de morcellement proche du chaos qui rendrait le gouvernement futur de l'Eglise au minimum problématique.

Les dernières réformes de François montrent un changement de paradigme


Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
5 septembre 2016
Ma traduction

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Avec son second motu proprio en quelques mois, François a complété une partie de la très discutée réforme Curie, mettant ainsi un terme à l'ère des réformes qui suivaient la logique du Bienheureux Pape Paul VI. Le nouveau dicastère pour le développement humain intégral ne se contente pas de marquer la fin des Conseils pontificaux "Justice et Paix" et "Cor Unum" (ainsi que du Conseil Pontifical pour les Migrants et les Itinérants, et du Conseil pontifical pour les opérateurs de santé). Il met même un terme à l'ère de l'enseignement social tel qu'il avait été conçu sous Paul VI, c'est-à-dire juste après le Concile Vatican II et suivant ses indications.

Paul VI avait établi l'Office qui prit ensuite la forme d'un conseil pontifical, disant que "Justice et Paix sera son nom et son programme", établissant ainsi la base pour un avant-poste diplomatique qui était derrière bon nombre des initiatives du Saint-Siège en termes d'enseignement social de l'Eglise. Paul VI créa également le Conseil Pontifical "Cor Unum" en 1971, dans le but de faire du Saint-Siège un centre de charité universelle. Paul VI avait en fait cultivé cette idée pendant des années. Alors qu'il était vice Secrétariat d'État, il favorisa la création de "Caritas Internationalis", tandis qu'en 1971, en même temps que "Cor Unum", il voulut établir la Caritas italienne.

Le monde de Paul VI n'est plus. Les statuts du nouveau dicastère nous aident à comprendre comment les choses ont changé. Bien que la réforme curiale soit façonnée par des considérations pragmatiques, afin de provoquer une restructuration efficace, le changement est plus idéologique que purement formel.

Une première indication est le nom du nouveau dicastère.
Alors que "Laïcs, Famille et Vie" répétait les noms des dicastères qui étaient fusionnés dans le nouveau corps, et de l'Académie pontificale pour la vie qui lui était liée, le "Dicastère pour le développement humain intégral" n'a pas de référence aux conseils pontificaux dont il est issu.

Le nom est le fruit d'une longue discussion. Le Conseil des Cardinaux avait d'abord appelé le nouveau dicastère "Justice, Paix et Charité", et prévu qu'il inclût 5 départements (ou secrétariats), l'un d'eux étant dédié à l'écologie humaine - surfant sur la vague de l'encyclique "Laudato Si" qui était en cours d'élaboration à l'époque.

Le dicastère fut ensuite nommé "Charité, Justice et Paix", et les nouveaux projets de statuts soulignaient la charité comme pivot du travail du futur dicastère. D'autres discussions portèrent à l'attention de François que la question des migrants avait été perdu dans le titre du nouveau ficastère et - fit-on observer - ce n'était pas une bonne chose, compte tenu des efforts notables du Pape sur la question (il suffit de penser à son premier voyage papal, à Lampedusa): le nom fut donc changé en "Justice, Paix et Migration". Mais lors de la dernière réunion du Conseil des cardinaux, "Charité, Justice et Paix" fut repris.

Qu'est-il arrivé après la réunion du Conseil? Le cardinal Antonio Maria Vegliò, Président sortant du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants et des Itinérants, a eu plusieurs rencontres et entretiens avec le Pape et avec le Secrétariat d'Etat, et ses paroles n'ont pas été ignorées - le Secrétariat d'Etat souhaitait aussi mettre le nouveau dicastère sous son contrôle. En fin de compte, ils ont trouvé une solution digne de Salomon: le dicastère a été nommé d'après un concept de l'enseignement social de l'Église de façon à inclure toutes les questions en jeu.

Le concept de "développement humain intégral" est le cheval de bataille diplomatique du Saint-Siège depuis l'époque de saint Jean XXIII et son encyclique "Pacem in Terris". Un des plus grands résultats de la diplomatie du Saint-Siège est l'inclusion de ce concept dans une déclaration de l'ONU de 1986 sur le droit au développement. Le concept retournait celui de "développement durable" promu par les Nations Unies. L'être humain, comme image de Dieu, est au centre de l'engagement du Saint-Siège pour le développement intégral (global), car le Saint-Siège est au service de Dieu et de l'Evangile, et les Évangiles requièrent que l'homme soit intégralement respecté. Que François ai conçu un changement de cap n'est pas dû au hasard: en Septembre 2015, après la publication de "Laudato Si", qui adoptait le langage de l'ONU, il s'est exprimé devant l'ONU en faisant clairement référence au développement humain intégral. Ce changement de langage a certainement été motivé par des gens travaillant au Saint-Siège, qui avaient compris combien il pourrait être dangereux d'adopter le vocabulaire de l'ONU, mettant ainsi de côté la centralité éthique de l'être humain.

Toutefois, "développement humain intégral" est juste un concept, un élément dans l'univers varié de l'enseignement social de l'Eglise. C'est une formule qui n'inclut pas les concepts plus élevés de charité, justice et paix - les mots clés qui fournissent les lignes directrices de l'activité du Saint-Siège. C'est pour cela que Paul VI avait déclaré que le nom de l'Office disait "son nom et son programme".

Pourquoi alors le nouveau dicastère alors n'a-t-il pas été nommé de manière à inclure tous les enseignements sociaux de l'Eglise? Probablement parce que la décision finale a été prise dans un esprit diplomatique (de compromis), plutôt que dans un esprit théologique. Et probablement parce que les théologiens qui avaient médité le nouveau nom, sous-évaluaient la théologie derrière la Curie romaine. Parmi ces théologiens, il y avait certainement l'archevêque Victor Fernandez, Recteur de l'Université catholique d'Argentine, et souvent décrit comme ghostwriter du pape. Mgr Fernandez a déjà témoigné ne pas comprendre l'importance de la Curie, y compris en termes théologiques, quand il a accordé une interview au Corriere della Sera (en mai 2015: cf benoit-et-moi.fr/2015-I/actualite/une-declaration-de-guerre)

En fait, le nouveau nom devait être plus équilibré, afin de répondre à toute critique interne. François a pris 'ad tempus' la tête de la section consacrée à la migration, en une décision sans précédent. On ne sait pas ce que que cet 'ad tempus' signifie - ou plutôt: combien de temps il implique - mais de cette façon , le pape agit comme s'il prenait la direction par intérim d'un dicastère. Pour résumer, le pape, formellement, garde pour lui-même une partie de l'administration d'un dicastère, comme s'il n'était pas la personne responsable de tout. Mais le Pape EST le Saint-Siège, et il est donc la tête d'une structure dont le corps est la Curie: tout est déjà sous sa responsabilité.

La décision du Pape réduit le rôle de la Curie romaine à l'aspect purement fonctionnel, et risque même de réduire la perception du Pape à celle d'un fonctionnaire de niveau inférieur dans les rangs de son gouvernement. La démarche était destinée à montrer préoccupation personnelle de François pour les migrants - une grande préoccupation, comme il l'a souvent prouvé - mais son 'coup de théâtre' (en français dans le texte) pourrait avoir un certain rebond qui doit également être pondéré - il suffit de penser aux accusations contre le Pape, prétendant que les prêtres sont comme tout autre employé sous la direction du Pape et que le Saint-Siège est une structure conçue comme une entreprise.

Les compétences du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants et des Itinérants figurent parmi celles du nouveau dicastère. Mais les nouveaux statuts ne mentionnent pas la responsabilité de l'Apostolat de la mer qui était confiée à "Migrants". Ce n'est pas une lacune mineure: l'Apostolat de la Mer a été créé par un motu proprio de saint Jean-Paul II, "Stella Maris". Ce Apostolat est crucial, et le pape François devrait parfaitement le savoir. Comme il a fait de la lutte contre le trafic et l'exploitation des êtres humains l'une des questions-clés de son pontificat, il devrait savoir que l'un des principaux engagements de l'Apostolat de la Mer consiste à se battre contre l'exploitation des pêcheurs dans les mers d' Asie. C'est un travail en faveur des derniers et des oubliés - les médias occidentaux ne parlent jamais des conditions des pêcheurs en Asie -, une question qui est maintenant suspendue à la réforme curiale, en attente d'un nouvel endroit.

Les nouveaux statuts interrogent également la question de la collégialité. Sous "Pastor Bonus" - le document qui régit les fonctions et les tâches de la Curie romaine - les dicastères avaient la possibilité de rédiger des documents, et c'est ce qui se passait. Sous saint Jean-Paul II et sous le pape Benoît XVI, les documents passaient souvent par les différents dicastères, la collégialité signifiant aussi trouver un équilibre et une ligne commune sur les questions importantes. Les nouveaux statuts précisent la primauté du Secrétariat d'État, et soulignent que celui-ci a la compétence exclusive dans les relations avec les Etats et les autres sujets internationaux. Cela signifie-t-il qu'un dossier devant être débattu à l'ONU ne passera plus sur le bureau du spécialiste en enseignement social du Conseil pontifical Justice et Paix?

Des indices laissent supposer que c'est possible. Longtemps, le dicastère Justice et Paix n'a pas été composé d'experts juridiques internationaux qualifiés et son expert en chef sur l'enseignement social, l'ex-Secrétaire, Mgr Mario Toso, est désormais évêque de Faenza. L'archevêque Silvano Maria Tomasi a été appelé à le remplacer temporairement: il était autrefois l'Observateur permanent du Saint-Siège à l'ONU à Genève, et c'est un bon diplomate, mais il ne peut pas être considéré comme un véritable expert sur l'enseignement social. En revanche, c'est quelqu'un qui sait comment défendre l'enseignement social dans les négociations diplomatiques.

Un autre enjeu est celui des commissions établies au sein du nouveau Dicastère. Les statuts à l'article 4, section 5, disent que la Commission pour la charité, la Commission pour l'écologie et de la Commission pour les travailleurs de la santé sont établies au sein du Dicastère, et elles fonctionnent selon leurs propres normes. Elles sont présidées par le Préfet du dicastère lui-même, et convoqué par lui à chaque fois qu'il est jugé opportun ou nécessaire".

Ainsi, le Préfet du dicastère - c'est le cardinal Peter Turkson qui a été nommé au poste - a un pouvoir généralisé et préside toutes les commissions. Le nouveau dicastère a une forme différente des autres nouveaux dicastères: tant le Secrétariat pour la communication que le Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie ont vu la nomination en tant que chef de leurs services d'autres personnes que le préfet (à l'exception du Secrétariat du département éditorial de la communication, dont le chef provisoire est le préfet du Secrétariat). De cette façon, les compétences ont été partagées et coordonnées, ce qui ne semble pas être le cas dans le nouveau dicastère pour le développement humain intégral.

Enfin, la question la plus importante en jeu est la façon dont la nouvelle Curie prend forme. Comme les statuts du Dicastère pour les Laïcs, la Famille et la Vie, les statuts de ce dernier dicastère stipulent que tous les articles concernant les conseils pontificaux qui ont été fusionnés dans le nouveau corps sont abrogés. Mais le nouveau Dicastère n'est pas de facto inclus dans "Pastor Bonus", ni les autres Offices nouvellement créés par François. François limite ses décisions à la simple abrogation, attendant peut-être la version finale de la nouvelle constitution apostolique dont le Conseil des Cardinaux a débattu au cours des trois dernières années.

Compte tenu de cela, si ce Pontificat devrait se terminer demain, le "Sede Vacante" serait caractérisé par une série de dicastères avec leurs propres statuts, mais sans aucune mention dans "Pastor Bonus" - la Constitution apostolique qui est toujours en vigueur, comme le Secrétariat d'Etat a insisté pour le préciser, mais qui a désormais été privé de quelques-uns de ses piliers.

Pour ces raisons, la réforme de François vise apparemment à morceler et démanteler la Curie. Née d'un besoin de faire davantage d'économies à la Curie, la réforme laisse de côté de nombreux détails, et est l'occasion d'essais et d'erreurs stressants. La logique qui guide la réforme reste vague, car elle est en évolution constante.

Ce qui est clair, c'est que le pape François introduit un changement de paradigme dans la réforme curiale, parce que la vraie réforme, celle qui l'intéresse, c'est celle du profil des nouveaux évêques. Le nouveau paradigme bouleverse le paradigme développé par le bienheureux Paul VI après le Concile Vatican II. Ce changement ne concerne pas seulement une nouvelle sensibilité théologique, comme le suggère la nomination de Mgr Vincenzo Paglia en tant que président de l'Académie pontificale pour la vie et chancelier de l'Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille. Ce changement est également sur le profil théologique de l'administration. Les réformes jusqu'à maintenant se sont développées en continuité avec les indications du bienheureux Paul VI, qui sont issues du Concile Vatican II. Jean-Paul II et Benoît XVI ont tous deux fait des ajustements et des changements, mais ils ont adhéré à cet esprit d'origine. François a coupé le cordon ombilical avec cet esprit.
Cette décision ne doit pas être sous-estimée, même si ses conséquences ne sont pas encore pleinement développées ou compris.