En mission à Kaboul


Une interview du Père Scalese, datant de mars 2015, qui nous explique en quoi consiste sa fonction de Supérieur Ecclésiastique de la Mission 'sui juris' afghane, et les difficultés rencontrées dans un milieu 100% musulman (18/4/2016)

J’ai traduit depuis 2009 (moment où il a commencé son blog «Senza peli sulla lingua» - litt. "sans poil sur la langue", ou, en français "sans langue de bois") de nombreux articles de lui, et j’imagine que mes lecteurs peuvent être curieux de savoir qui est ce prêtre italien appartenant à l’ordre des Barnabites.
En regardant sa page Facebook, j’ai trouvé cet article publié sur le site catalan <Flama.info> (1), daté du 11 mars 2015, qui nous en dit un peu plus sur lui, mais aussi sur sa mission, la situation politique en Afghanistan, et plus largement sa vision des relations entre chrétiens et musulmans. Carlota a bien voulu le traduire, même si la langue n’est pas l’espagnol, mais le catalan.


Images de l’installation du P. Scalese dans son nouveau ministère, à l’Eglise Sainte-Marie Mère de la Divine Providence à Kaboul, le 13 janvier 2015 (www.facebook.com)


Avec sa petite communauté (www.facebook.com)


Ouverture de la Porte de la Miséricorde, à Kaboul, 13 décembre 2015 (www.facebook.com)

Les musulmans craignent que la sécularisation de l’Occident les contamine


11 mars 2015
flama.info
Traduction de Carlota

* * *

Le Pape François par un décret de novembre 2014 a nommé le Barnabite Giovanni Scalese nouveau supérieur ecclésiastique de la Mission "sui juris" afghane. Il est le plus important représentant de la hiérarchie catholique dans un pays où il n’y existe qu’une église, celle de l’Ambassade d’Italie à Kaboul. Dans cette interview, Scalese nous explique comment est la vie chrétienne en Afghanistan, comment est vécue la vie de reclus dans une enceinte diplomatique et combien de fidèles assistent à la messe dominicale. Il nous révèle aussi la situation de l’Afghanistan et les origines des barnabites dans la zone.
«Kaboul est une ville en état de guerre» explique-t-il à <Flama.info>.


La chapelle de l'ambassade d'Italie à Kaboul



De Naples à Kaboul. Vous vous y êtes habitué?

Je n’ai pas eu de difficultés à m’adapter essentiellement pour deux raisons. D’abord parce que je suis très habitué aux changements non seulement en Italie (Rome, Florence, Bologne, Naples), mais aussi à l’étranger (Philippines et Inde). Deuxièmement parce je suis reclus dans une zone d’extraterritorialité, l’Ambassade d’Italie, qui est en pratique un morceau d’Italie en Afghanistan.

Par le Décret Pontifical de la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples, le Pape François vous a nommé nouveau Supérieur Ecclésiastique de la Mission sui juris afghane. Qu’elle est cette mission ?

Les barnabites sont en Afghanistan depuis 1933. Au début il n’y avait qu’un simple aumônier. En 2002 Jean-Paul II a érigé la Mission suis juris (ndt de son genre propre) en Afghanistan. La mission suis juris est une Église particulière dans un état embryonnaire. Le Code du droit canonique n’en parle pas. L’Annuaire Pontifical qui dénombre 8 missions suis juris dans le monde, les présente ainsi : « C’est ainsi que sont désignés ces territoires de mission qui fne ont partie d’aucun vicariat ou préfecture apostolique. Ils sont régis par un Supérieur Ecclésiastique dont dépendent les communautés et le personnel missionnaire du territoire ».

Giovanni Scalese, quel est votre objectif?

Notre mission est un peu différente de celle qui apparaît dans la description de l’Annuaire Pontificale car l’Afghanistan ne peut être considéré comme un territoire de mission. Toute forme de prosélytisme est punie et l’apostasie signifie la mort. Il n’y a donc pas de personnel missionnaire ni de communautés. Cette mission est donc exclusivement pour les catholiques résidents en Afghanistan, qui sont tous des étrangers.

Que faîtes-vous dans la journée ? Vouliez-vous venir en Afghanistan ?

Je suis une personne qui est incapable de s’ennuyer. Je trouve toujours quelque chose à faire. Comme j’ai beaucoup de temps à ma disposition, je peux reprendre des études que j’avais délaissées du fait des engagements que j’avais dans le passé. Si j’ai souhaité venir à Kaboul ? Non, pas précisément. Mais on me l’a demandé et j’ai accepté. Je suis un religieux et j’ai fait vœu d’obéissance. Que vaudrait ce serment si quand une chose difficile nous est demandée nous la rejetions ? Dans mon cas il s’agit d’une nomination pontificale. Je me rappelle un jour où mon père spirituel, quand j’étais séminariste, a dit : « Au Pape vous ne pouvez jamais dire non ». En tout cas, maintenant que je suis ici, je suis content.

Qu’avez-vous trouvé?

J’ai trouvé une situation encore plus instable et délicate. Le premier contact que j’ai eu a été très dur. Tout de suite, j’ai vu que Kaboul était une ville en état de guerre. La zone des ambassades vit dans un état constant de siège et toutes ses résidences diplomatiques sont fortifiées pour se défendre contre d’éventuelles attaques terroristes qui sont encore fréquentes. L’Ambassade d’Italie est une sorte de caserne où sont aussi les soldats qui défendent l’édifice.

Serait-il prudent de sortir de l’Ambassade ?

Pour les étrangers, non. Outre le risque d’attentats terroristes, il y a le risque d’enlèvements. Il y a quelques jours, grâce à Dieu, un prêtre jésuite indien a été libéré. Il avait été enlevé depuis juin (ndt 2014 donc depuis environ 8 mois). Je dois suivre les consignes, assez rigides, qui sont en vigueur pour le personnel diplomatique. Ce sont ces restrictions à la liberté qui me coûtent le plus, pour le moment.

En Afghanistan, il n’y a qu’une église catholique. Et c’est celle qui est précisément ici, dans l’Ambassade. Pourquoi n’y en a-t-il pas d’autres ?

La loi ne le permet pas.

Comme se fait-il que ce « privilège » ait été accordé à l’Italie ?

Parce que l’Italie a été le premier pays à reconnaître l’indépendance de l’Afghanistan en 1919. À ce moment-là le roi [de l’Afghanistan] a voulu d’une certaine manière « récompenser » l’Italie en lui donnant la possibilité d’avoir une chapelle qui pouvait être fréquentée par les catholiques résidant dans le pays. La chapelle a été ouverte en 1933. À l’époque c’était beaucoup plus simple et il n’y avait pas à traverser tous les postes de contrôle pour accéder à l’église.

Si je ne me trompe, vous êtes le seul recteur (ndt responsable d’une basilique ou d’un lieu important de culte) en Afghanistan. S’agit-il d’un honneur ou d’un échec pour les catholiques ?

Je suis plus qu’un recteur. Ma position (Supérieur ecclésiastique) peut se comparer à celle d’un Évêque. Je ne dépends d’aucun diocèse mais je dépends du Saint Siège. C’est un honneur ou un échec d’être nommé ici ? C’est simplement un fait. Pour le moment, à part ma présence, il y a une communauté de jésuites, mais officiellement ils travaillent dans le domaine éducatif avec une ONG. Une Mission sui juris, de par son existence, ne pourrait avoir qu’un aumônier, mais la situation particulière de l’Afghanistan, du fait qu’il s’agit d’une république islamique ou du fait de l’état de guerre, ne le permet pas. Il y a aussi des aumôniers militaires, mais ils sont au service exclusif des troupes et ils font partie de l’armée.

Y a-t-il d’autres religieux?

Il y a trois communautés religieuses féminines qui constituent le nerf de la Mission : les Petites sœurs du P. Charles de Foucauld (présentes dans le pays depuis 1955), les Missionnaires de la Charité de Mère Teresa et une communauté constituée de trois sœurs de trois instituts différentes, appelée « Pro bambeni di Kabul » (Pour les enfants de Kaboul). Ces sœurs sont admirables parce qu’elles font un travail totalement désintéressé en faveur des plus démunis surtout pour les personnes handicapées physiques et mentales. Ce sont mes fidèles. Ils justifient ma présence.

Combien de fidèles viennent à la messe dominicale à l’Ambassade d’Italie?

Il n’y en a guère. Environ une trentaine de personnes. Les occidentaux, en plus d’être les « occupants » aux yeux des Afghans, ne donnent pas le moindre témoignage du christianisme. Ici aussi l’on peut voir les effets de la sécularisation. Et c’est précisément ce qui gêne les musulmans. Nous pensons (ou on veut nous le faire croire) que les musulmans sont contre les chrétiens (2). Ce n’est pas vrai, ils ont un grand respect pour les véritables chrétiens. Ce qu’ils n’acceptent pas c’est le manque de religion. C’est pour cela qu’ils ont peur de l’Occident. Ils ont peur que l’Occident sécularisé puisse les contaminer. En tout cas le nombre de fidèles qui vient à la messe n’est pas un problème. L’Église est par nature un « petit troupeau » et les fidèles qui viennent, provenant de différentes nationalités, sont admirables de foi, de piété et par la patience dont ils font preuve à chaque fois qu’ils sont soumis aux contrôles de sécurité de l’Ambassade. Si la situation s’améliorait, il viendrait sûrement plus de monde.

Intérieur de la Chapelle



Quelles sont les difficultés actuellement d’exercice de la liberté religieuse ?

L'article 2 de la Constitution stipule « La religion de la République Islamique d’Afghanistan est la religion sacrée de l’Islam. Les fidèles des autres religions sont libres de professer leur foi et de célébrer leurs rituels dans les limites établies par la loi ». La Constitution reconnaît le principe de liberté religieuse mais il l’interprète d’une façon très typiquement islamique. Chacun est libre de professer sa foi mais cela ne donne pas le droit à un Afghan de se convertir de l’Islam à une autre religion. Je ne crois pas qu’il existe un Afghan de religion chrétienne. Le registre des baptêmes de l’Ambassade, en plus de quatre-vingts ans, ne mentionne pas de nom afghan. Il faut néanmoins dire que l’actuelle « First Lady » d’Afghanistan, l’épouse du président Ashraf Ghani est une Libanaise chrétienne (3) et cela ne crée aucun problème.

99% de la population afghane est musulmane. Comment la vie se passe-t-elle pour la minorité chrétienne ?

Je ne dirais pas 99% mais 100%. L’Afghanistan n’est pas comme les autres pays du Moyen Orient (Égypte, Liban, Syrie, Irak, Iran) où existent de nombreuses communautés vivantes, aujourd’hui en danger d’extinction. En Afghanistan il n’y a jamais eu de « minorités chrétiennes ». Pour être plus précis, les Nestoriens ont aussi apporté le christianisme dans ces régions mais avec l’arrivée de l’Islam il a complètement disparu. La présence catholique est limitée aux Occidentaux qui résident temporairement en Afghanistan. Je ne saurais la quantifier. Comme il s’agit de personnes étrangères qui bénéficient de différentes formes de protection, elles ne sont pas persécutées.

Peuvent-ils prier normalement?

Sans doute, le problème, comme je l’ai déjà dit, n’est pas dans les limitations de la liberté religieuse mais dans le manque d’enthousiasme des Occidentaux.

Que se passerait-il si un Afghan musulman décidait de se convertir au christianisme ?

Il y a quelques années, il y a eu le cas d’un Afghan qui est devenu chrétien de confession protestante. Il a du quitter le pays et trouver refuge en Italie. Je n’exclus pas qu’il puisse y avoir des gens attirés par le christianisme. En Inde j’ai vu une chose similaire. Beaucoup de citoyens sont des chrétiens de cœur, s’ils n’en arrivent pas à la conversion, c’est parce qu’ils n’en trouvent pas l’occasion. Le christianisme est une religion surnaturelle qui exerce une fascination profonde sur les personnes réellement religieuses. Seulement nous les Européens nous ne sommes pas capables de percevoir cette fascination.

Avez-vous peur d’un attentat possible contre vous ? Est-ce que cela serait possible ?

C’est possible, sans doute. Les attentats sont à l’ordre du jour. On s’habitue peu à peu même aux pires situations. En tout cas, cette éventualité est déjà prise en considération quand l’on accepte le poste. En outre, pour tout chrétien l’hypothèse du martyre ne doit pas être exclue. Les exemples de héros que nous avons aujourd’hui nous encouragent finalement à rester fidèles.

Est-il possible de faire cohabiter des musulmans et des chrétiens en Afghanistan ? Pourrait-on établir une communauté mixte entre les deux religions comme c’est fait en Israël entre Palestiniens et Juifs ?

Pour le moment, cette situation ne s’est pas posée car il n’y a pas de communauté chrétienne autochtone. Les Occidentaux mènent une vie séparée de celle des Afghans. D’une manière générale, l’histoire montre que la coexistence entre des chrétiens et des musulmans est plus que possible. Ils ont vécu pendant des siècles sans problème. C’est seulement maintenant qu’on fait tout ce qui est possible pour détruire cette coexistence.

Comment l’Afghanistan pourrait-il se stabiliser?

Au moyen de réunions de paix entre l’actuel gouvernement d’unité national et le mouvement des Talibans. Ces derniers temps, on parle beaucoup de cette possibilité. Les gens sont fatigués de tant d’années de guerre. Le peuple afghan, par son caractère, est un peuple pacifique (4). L’Afghanistan a eu aussi son Gandhi, Bacha Khan. Malheureusement les puissances étrangères ont transformé le pays en champ de bataille. Les pays occidentaux sont en train de se désengager progressivement mais des puissances régionales comme la Russie, la Chine, l’Inde, le Pakistan et l’Iran essaient d’occuper les lieux. Une stabilisation de la zone pourrait favoriser les échanges commerciaux et surtout pourrait permettre de reconstruire l’économie afghane, qui durant les années de guerre a été complètement détruite.

L'État islamique détruit et massacre des communautés entières. Surtout des communautés constituées de minorités ethniques. Comment peut-on combattre ce type de violence ?

En bloquant l’approvisionnement en armes et en arrêtant les flux de financements. Quelqu’un tôt ou tard, devra nous expliquer où l’État Islamique a obtenu de l’argent et des armes pour faire faire ce qu’il fait.

NDT (Carlota)


(1) <Flama.info> est une « agence chrétienne d’informations » en catalan créée en 1995 sous l’impulsion de l’évêque auxiliaire de l’archidiocèse de Barcelone de l’époque, Joan Carrera Planas, surnommé l’évêque des pauvres (1930-2008) et dont le profit fut très particulier notamment au niveau de son engagement politique. Flama.info se dit « au service de l’Eglise catalane et de la Catalogne et informe sur les événements importants qui se produisent tant au niveau du magistère doctrinal que des plus petites communautés de foi. Il souligne les dimensions positives de l’action ecclésiale sens recourir à la facilité de la critique systématique ou de l’adulation » Tout un programme et pourquoi le dire, les lecteurs ne doivent pas être assez grands pour ne pas s’en rendre compte ! Mais bref, l’article qui suit mérite vraiment d’être découvert.

(2) Effectivement dans la hiérarchie des croyants et des non croyants à l’Islam et conformément au Coran, il vaut mieux être considéré comme un croyant du Livre (en n’oubliant pas que le christianisme n’est pas une religion du Livre pour les chrétiens et plus encore pour les catholiques !) qu’être un païen. Néanmoins, quand le rapport de force devient favorable aux musulmans, le chrétien même le plus pieux et pratiquant, doit savoir à quoi s’attendre… entre alternances de tolérance rétribuée et sacrifices comme boucs émissaires conjoncturels. Même si bien sûr dans bien des circonstances, ce sont toujours les plus faibles et les moins armés qu’ils soient créatures de Dieu au sens large, ou enfants (baptisés) du Seigneur, qui en subissent les conséquences.

(3) Rula Ghani, née Rula Saade, sans doute cela ne pose pas de problèmes, il faut néanmoins souligner que l’actuel président du Pakistan Ashraf Ghani (depuis sept 2014), n’est pas ce qu’on pourrait appeler un Pakistanais Monsieur-tout- le-monde

(4) Sans doute pacifique, mais avec des guerriers sachant se défendre! Déjà, les Anglais au milieu du XIXème siècle, alors qu’ils voulaient absolument empêcher l’expansion russe qui était pour eux contraire à leur intérêt économique (seuls les Anglais ayant droit à une expansion territoriale et économique) que cela soit du côté de la Bessarabie ou de la Crimée ou bien de l’Asie, ont vu ce qu’il en était que de vouloir prendre Kaboul (cf. fr.wikipedia.org) et ne parlons pas de la vie « agitée » de ce pays depuis toujours.