Hongrie 1956: pour ne pas oublier


Ces jours-ci, on commémorait l'écrasement sanglant de l'insurrection hongroise de 1956 par les chars soviétiques (avec des médias, d'habitude tellement friands d'anniversaire, cette fois étonnamment discrets). Giuseppe Rusconi fait un long flash-back. Et s'entretient avec un bénédictin hongrois qui travaille à la Curie Romaine (27/10/2016)



Église et Hongrie 1956: la voix du père Adam Somorjai OSB (*)


(*) Ordre de Saint-Benoît


Giuseppe Rusconi
www.rossoporpora.org
26 Octobre 2016
Ma traduction

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Après une introduction sur l'accueil des exilés hongrois en Suisse et dans la péninsule (avec aussi les réactions de l'Eglise italienne), nous donnons la parole au Père Adam Somorjai qui rappelle entre autres la grande proximité de Pie XII aux insurgés de Budapest.
Le bénédictin indique également quelques «correspondances» singulières dans l'histoire de la Chrétienté de l'Europe de l'Est en relation avec des initiatives papales.



Ces jours-ci, nous commémorons le soixantième anniversaire de la Révolution hongroise, qui a explosé le 23 Octobre 1956 et a ensuite été réprimée dans le sang par les chars soviétiques en quelques jours, à partir du 4 Novembre. Il y a deux jours, nous avons republié un ample et intense témoignage, avec l'évaluation des faits et des protagonistes, par le cardinal Peter Erdoe en Novembre 2006.


BELLINZONA: CETTE LONGUE FILE DE MANTEAUX SOMBRES DANS LA NEIGE
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Pour notre part, nous avons toujours présente dans la mémoire visuelle cette longue file de manteaux sombres qui défilaient dans la neige en face de l'ancienne caserne de Bellinzona [chef-lieu du Canton du Tessin] en Février 1957 entre deux ailes de foule émue. En fait, les exilés hongrois en Suisse (plus de dix mille) ont été accueillis avec un élan d'affection et de générosité jamais vu dans l'histoire de la Confédération et, qui n'a probablement jamais étét atteint plus tard. Partout fleurissaient des collectes [de toutes sortes]. De Suisse partirent six wagons remplis de tablettes de chocolat et de 600 mille bougies, cadeaux des écoliers de toute la Suisse alémanique. Dans le Tessin aussi, il y eut des manifestations de solidarité et des initiatives concrètes de la part des élèves des écoles secondaires et de nombreuses paroisses et organismes de bienfaisance. La plupart des réfugiés se sont ensuite rapidement et très bien intégrés dans le pays, et nous aussi nous souvenons d'avoir eu parmi les élèves du lycée de Bellinzona une Annamaria Kocsis, fille d'un ingénieur hongrois exilé. Ingénieurs, techniciens, ouvriers spécialisés: c'était en général les professions de réfugiés (parmi eux aussi un baryton qui nous réjouissait de sa voix puissante à la messe dominicale dans la collégiale de Balerna, entre Mendrisio et Chiasso).

En Italie, l'accueil fut très chaleureux et sincère, de la part de la majorité des citoyens: l'opinion publique anti-communiste était en effet profondément troublée par ce qui était arrivé. La politique se divisa: aux manifestations massives d'étudiants anti-communistes et aux prises de position sans équivoque des démocrates-chrétiens, et de la frange libérale et sociale-démocrate, de la droite du MSI (Mouvement Social Italien...), s'opposait la ligne officielle du PCI (le plus fort parti communiste d'Occident) qui épousait la version soviétique. Du reste Palmiro Togliatti, secrétaire du parti, lors de la rencontre de Novembre 1957 à Moscou avec le Premier ministre de la «normalisation» soviétique Janos Kadar, le complimenta pour la «lutte héroïque» soutenue contre les insurgés et lui demanda de reporter la pendaison d'Imre Nagy (premier ministre dans les jours de la Révolution) après les élections italiennes du 25 mai 1958: en fait, Nagy fut pendu le 16 Juin (avec Pál Maléter et le journaliste Miklos Gimes).


DE LERCARO [archevêque de Bologne] A MONTINI, DE SOCCHE À MAZZOLARI: DOULEUR, INDIGNATION, PRIÈRE ET SOLIDARITÉ DE L'ÉGLISE ITALIENNE
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Pour sa part, l'Eglise italienne réagit avec une solidarité concrète offerte par les Caritas et par de nombreuses paroisses, mais aussi avec des initiatives spectaculaires, qui symbolisaient bien le climat de l'époque. Rappelons que le cardinal Giacomo Lercaro fit orner de noir [en signe de deuil] et sonner le glas dans toutes les églises du diocèse pendant plusieurs jours à la même heure, célébrant le 7 Novembre dans la basilique de San Petronio une masse solennelle de funérailles pour les victimes de la répression. Des mots très clairs furent prononcées par l'archevêque de Milan, le cardinal Giovanni Battista Montini (le futur pape Paul VI) dans son homélie dans la cathédrale après la procession pénitentielle pour ce qui était arrivé en Hongrie: «Nous offrons notre confession humble et forte pour le Dieu offensé, le Dieu oublié, le Dieu éclipsé par les nombreuses idoles terrestres; et nous lui crions notre foi, notre louange, notre obéissance(...) Et c'est cette reconnaissance de la divinité qui non seulement nous aide à comprendre le sens amer de l'iniquité vilement perpétrée sur le noble petit pays hongrois, mais qui nous aide à découvrir l'aspect grandiose et magnifique de sa passion héroïque. Ce n'est pas seulement une passion; c'est la passion en plus de la foi, aujourd'hui, en Hongrie, par laquelle une catastrophe nationale est élevée à la dignité de sacrifie, et projette dans le monde le rayonnement d'un esprit indompté; c'est l'humanité piétinée qui apparaît dans la splendeur de sa dignité, c'est la liberté étouffée qui alimente dans chaque âme l'inquiétude de sa défense, c'est la foi persécutée qui témoigne par la voix irrépressible du martyre».

Dans une déclaration, l'évêque de Reggio Emilia Mgr Beniamino Socche écrivit que le communisme «tient des nations entières sous l'esclavage le plus honteux et avec la terreur des armes, prêt à faire table rase du peuple qui ne se soumet pas, des femmes et des enfants qu'il massacre dans les rues avec les canons et les mitrailleuses. (...)

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LE PÈRE ADAM SOMORJAI: LA SURPRISE DE BUDAPEST, MAIS IL Y AVAIT DÉJÀ EU DES SIGNES D'ESPOIR
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À ce point, nous nous sommes posé la question sur l'attitude du Vatican envers les insurgés hongrois. Il en a été question au cours de l'intéressant Symposium promu les 19 et 20 Octobre à l'Académie de Hongrie à Rome, par la bouche entre autres du Père Adam Somorjai, un bénédictin de Pannonhalma (abbaye bénédictine en Hongrie) et depuis des années au service du Saint-Siège à la Secrétairerie d'Etat. Nous sommes donc montés à Saint-Anselme, sur l'Aventin, et nous avons demandé au religieux hongrois de 64 ans de rappeler la position du Vatican en cette année dramatique de l'histoire de l'Europe.


- Père Adam, l'insurrection qui a éclaté à Budapest le 23 Octobre 1956 a-t-elle été une surprise pour le Saint-Siège?

- Tout le monde a été surpris, mais en fait, certains signes pouvaient présager que quelque chose de grand allait se passer en Europe sous la botte soviétique. En Février 1956, au XXe Congrès du PCUS, le secrétaire Nikita Khrouchtchev avait initié la déstalinisation. En Juin, la Pologne avait connu la révolte de Poznan, qui, bien que réprimée dans le sang, avait eu des conséquences importantes: le Cardinal Stefan Wyszynski et le communiste "titoïste" Wladimir Gomulka - auquel furent confiées les rênes du parti entre le 19 et 21 octobre 1956 -, furent libérés. Gomulka, pragmatiquement, consentit à l'Eglise catholique de jouir d'un minimum de liberté. En Hongrie, le secrétaire général du parti, le stalinien Matyas Rakosi, fut remplacé par son ancien lieutenant Ernö Gerö. Le communiste stalinien Laszlo Rajk, ex-féroce ministre de l'Intérieur hongrois entre 1946 et 1948, puis pendu en 1949, sans sépulture, après avoir été accusé de trahison pour avoir comploté avec Tito, le Vatican et les Etats-Unis fut réhabilité: les funérailles eurent lieu à Budapest 6 Octobre 1956, en présence d'une grande foule ...

- D'autre grandes funérailles eurent une grande importance dans l'histoire hongroise, celle de Imre Nagy ...

- Oui, pendu en 1958, il fallut que passe une génération pour qu'il soit réhabilité et son enterrement solennel eut lieu le 16 Juin 1989. Il y avait encore le régime communiste, qui craignait beaucoup ces funérailles. C'est alors qu'un jeune du nom de Viktor Orban qui avait fondé avec une trentaine de personnes un mouvement d'opposition ( Fidesz) - bref, l'actuel premier ministre de la Hongrie - réussit à prendre la parole et à réclamer des élections libres et le retrait des troupes soviétiques. Cette intervention du jeune Orban fit grande impression auprès du public.

- Père Adam, les catholiques participèrent-ils au soulèvement de 1956? Dans quelle mesure?

- Deux tiers des Hongrois étaient baptisés. Les églises de Hongrie, dans les jours de la Révolution étaient bondées: on priait et on espérait dans l'aide du Tout-Puissant. Après la répression, elles se vidèrent: «Dieu n'a pas répondu à nos prières». La même attitude fut tenue envers l'Occident. Les Hongrois étaient convaincus que l'Occident les aiderait, comme le laissait présager Radio Europe libre de Münich avec une longue série d'émissions spéciales. On parlait de l'envoi par le généralissime Franco d'une division espagnole. L'Autriche, cependant, ne permit pas aux Espagnols de survoler son territoire: l'Union soviétique avait récemment accepté de retirer sa protection militaire sur le pays, mais en échange d'une Autriche neutre.

LA GRANDE ÉMOTION DE PIE XII SE TRADUIT EN TROIS BRÈVES ENCYCLIQUES EN HUIT JOURS
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- Venons-en à l'attitude du Saint-Siège envers la Hongrie de 1956 ...

- Le comportement de Pie XII dit tout: en ces jours héroïques, il publia trois brèves encycliques (entre le 28 Octobre et 5 Novembre),il s'adressa au monde avec un message radio (10 Novembre), il envoya un télégramme de félicitations et d'espoir (31 octobre) au cardinal Jozsef Mindszenty libéré quelques heures plus tôt et à tous les catholiques hongrois.

- Quelques détails sur les encycliques ...

- Il convient de rappeler qu'elles furent précédées par la lettre apostolique du 29 Juin 1956, intitulée Dum maerenti animo ("Tandis qu'avec l'âme affligée"), dans laquelle le pape Pacelli rappelle les souffrances de l'Eglise en Europe de l'Est, et invite tous les chrétiens à la prière, en particulier pour les polonais et les hongrois. Le 28 Octobre, Pie XII promulgua l'encyclique Luctuosissimi eventus: «Les événements très funestes qui frappent les peuples d'Europe de l'Est, et surtout la Hongrie à nous si chère, ensanglantée en ce moment par un terrible massacre, émeuvent profondément Notre cœur paternel; et pas seulement le Nôtre, mais certainement aussi de tous ceux à qui ont à cœur les droits de la société civile, la dignité humaine et la liberté due aux individus et aux nations ...»

- Au deuil succède la joie et la douleur ...

- Oui, après l'instauration du gouvernement Nagy et le retrait des troupes soviétiques, le Pape écrit le 1er Novembre Laetamur Admodum ('motif de grande joie'): «C'est pour nous un motif de grande joie de savoir que non seulement l'épiscopat du monde catholique, mais aussi les autres membres du clergé et les fidèles, avec un élan spontané ont répondu à Notre appel, adressé à eux avec la récente lettre encyclique, élevant vers le Ciel des supplications publiques pour le rendre propice. C'est pourquoi nous voulons (...) remercier Dieu, parce que, ému par tant de prières (...), une nouvelle aube de paix fondée sur la justice semble enfin se lever pour les peuples de la Pologne et de la Hongrie .... »
Mais le 5 Novembre, la Hongrie est envahie par l'Armée rouge, c'est la douleur qui prévaut dans Datis nuperrime ('Avec la récente lettre'): «les nouvelles qui sont arrivés dans un second temps ont rempli Notre cœur d'une très douloureuse amertume; on a appris que dans les villes et les villages de Hongrie coule à nouveau le sang généreux des citoyens qui aspirent du plus profond de leur âme à une liberté légitime; que les institutions nationales, à peine établies, ont été renversées et détruites, que les droits humains ont été violés et qu'au peuple ensanglanté a été imposée par des armées étrangères une nouvelle servitude. (...) Les mots que Dieu adressa à Caïn: 'La voix du sang de ton frère crie vers moi de la terre' (Genèse 4:10) ont aussi leur valeur aujourd'hui; et donc le sang du peuple hongrois crie vers le Seigneur, lequel, si bien souvent comme un juge équitable il ne punit les péchés des individus qu'après la mort, frappe toutefois parfois les dirigeants et les nations, même dans cette vie, pour leurs injustices, comme l'histoire nous l'enseigne ...


LE MESSAGE RADIO DU 10 NOVEMBRE
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- Jusqu'à ce qu'on arrive au Message Radio du 10 Novembre ...

- C'est un appel pressant et vibrant au monde: «Par-dessus tous les autres cauchemars la signification des tragiques faits hongrois pèse sur les âmes. L'émotion spontanée universelle du monde, que l'attention pour d'autres événements graves (NDRL: Suez) ne contribue pas à diminuer, démontre combien il est nécessaire et urgent de rétablir la liberté des personnes qui en ont été dépouillés. Le monde peut-il se désintéresser de ces frères, les abandonnant au destin d'une servitude dégradante? Certes, la conscience chrétienne ne peut s'enlever l'obligation morale de tenter tous les moyens licites pour leur rendre leur dignité et leur restituer la liberté ...


QUATRE SINGULIÈRES "CORRESPONDANCES" DANS L'HISTOIRE DE LA CHRÉTIENTÉ EN EUROPE
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- Père Adam, dans votre exposé du 19 Octobre à l'Académie de Hongrie, vous avez attiré l'attention sur quatre «correspondances» qui frappent si l'on regarde l'histoire de la Chrétienté en Europe orientale. Déjà, le titre de la conférence en indiquait une «Entre le Lépante hongrois (Belgrade 1456) et son cinquième centenaire (Budapest 1956)» ...

- Commençons par celle-ci. Le 29 juin 1456 (trois ans après la conquête ottomane de Byzance), le Pape Caliste III publia la Lettre Apostolique (aussi appelée bulle) Cum his superioribus annis, dans laquelle il appelait la Chrétienté à la prière contre la menace turque. Le 22 Juillet 1456, la bataille de Belgrade se termine par la victoire chrétienne. Le 29 Juin, 1956, le pape Pie XII cite expressément le cinquième centenaire de la Lettre de Caliste III, et invite à la prière pour l'«Eglise du silence».

- Deuxième correspondance ...

- Le 6 octobre 1956 à Budapest, comme je l'ai dit plus haut, eurent lieu les funérailles solennelles du réhabilité Laszlo Rajk, avec la participation de plus de cent mille personnes. On peut dire que le 6 Octobre était une sorte de prélude du 23 Octobre. Et le 7 Octobre, Innocent XI, le pape qui réussit à unir dans une ligue l'empereur d'Autriche et roi de Pologne était béatifié à Rome: le 11/12 septembre 1683, les Turcs furent contraints d'abandonner le siège de Vienne. Dans l'allocution transmise par Radio Vatican, le pape Pie XII définit Innocent XI comme «sauveur de la chrétienté de l'invasion des Turcs».

- Belgrade (le Lépante hongrois), Vienne, d'un côté, et de l'autre, les paroles et les actions de Pie XII. La troisième correspondance révèle-t-elle aussi cette relation avec Rome?

- Voyez vous-même si cette correspondance n'est pas curieuse. Le 23 Octobre 1956 commence la révolution de Budapest et le 23 Octobre est la fête liturgique de saint Jean de Capistran OFM, prédicateur, missionnaire et guerrier. Avec lui, Giovanni Hunyadi (un prince hongrois d'origine roumaine), ainsi que des soldats d'autres peuples d'Europe orientale et des Balkans, a remporté la bataille de Belgrade de 1456: une victoire qui fut celle de tous les peuples chrétiens de la région.

- De la quatrième, nous avons déjà parlé: elle est constituée par les trois encycliques du pape Pie XII pendant les jours de la révolution hongroise ...

- Permettez-moi de citer à nouveau les fêtes liturgiques dérivées de ces «correspondances». Le lendemain de la nouvelle de la victoire de Belgrade (1456) fut fixée la liturgie de la Transfiguration du Seigneur (6 Août). La victoire de Lépante (1571) fut l'occasion pour la célébration du 7 Octobre (d'abord de «Notre-Dame de la victoire» avec Pie V, ensuite «Reine du Rosaire» avec Grégoire XIII). La victoire de Vienne (1683) a donné lieu à la fête du Saint Nom de Marie (avec saint Pie X, fixée au 12 Septembre).

MÉMOIRE ET PEUR DU 'TURC': L'INVASION DES MIGRANTS DE 2015 BLOQUÉE
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- Pour conclure, toutes ces célébrations glorieuses dans la lutte contre les Turcs subsistent-elles d'une certaine façon dans l'identité hongroise d'aujourd'hui?

- Je dirais que oui, et cela permet de mieux comprendre la sensibilité des Hongrois contre la migration des peuples musulmans. Durant l'été 2015, je suis allé quelques semaines en Hongrie, juste au moment où la question de migrants explosait numériquement. J'y étais, j'ai vu. Il a été dit et écrit beaucoup de de choses fausses et tendancieuses sur la Hongrie. Si le migrant arrive à la frontière, et dispose d'un passeport, il est le bienvenu. S'il en arrive simultanément mille - sans passeport parce que les ONG financées par le milliardaire américain d'origine hongroise Soros les ont fait les jeter - la situation devient incontrôlable. Ils se déclarent tous Syriens et ils sont tous nés le 1er Janvier. Personne n'écrit à ce sujet. Celle de l'année dernière était une véritable invasion! Aujourd'hui, des migrants, il en arrive 10-15 par jour et ils peuvent être accueillis dans la dignité. C'est cela, la réalité de la Hongrie, mais nous sommes diabolisé et nous ne sommes même pas à la mode dans cette Union européenne à géométrie variable.

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