La limite du supportable


… dans l’Eglise a été atteinte (par François !), dit le Prof. Spaemann dans une nouvelle interview à la presse allemande, reprise par Sandro Magister (19/6/2016)

>>> La précédente interview:
Le chaos érigé en principe d'un trait de plume

 

Dans l'Eglise aussi, il y a un seuil de tolérance

Settimo Cielo
19 juin 2016
Traduction d'Anna

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Le professeur Robert Spaemann, 89 ans, contemporain de Joseph Ratzinger, et son ami, est professeur émérite de philosophie à la Lurwig-Maximilians-Universität de Münich. Il est l’un des plus grands philosophes et théologiens catholiques allemands. Il vit à Stuttgart.

L'interview sur 'Amoris Lætitia' qu'il accorda le 28 avril dernier à
Catholic News Agency (reproduite le même jour par Settimo Cielo) avait fait sensation.

Ce qui suit est une nouvelle intervention du philosophe à propos d''Amoris Lætitia', publiée cette fois le 17 juin sur le journal allemand
Die Tagepost, et reprise le même jour sur l'édition allemande de Catholic News Agency ("Die Kirche ist nicht grenzenlos belastbar")


DANS L'EGLISE AUSSI, IL Y A UN SEUIL DE TOLÉRANCE
Robert Spaemann

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Mes observations critiques, lors de mon entretien avec Catholic News Agency au sujet de l'exhortation apostolique Amoris Lætitia ont suscité de vives réactions, en partie d'approbation enthousiaste, en partie de rejet. Le rejet concerne premièrement la phrase selon laquelle la note 351 représente une "rupture dans la tradition du magistère de l'Église catholique". Ce que je voulais dire est que certaines affirmations du Saint Père se situent en claire contradiction avec les paroles de Jésus, avec les paroles des apôtres et la doctrine traditionnelle de l'Église.

En réalité, on n'a le droit de parler de rupture que lorsqu’un Pape, se réclamant de façon univoque et explicite de son pouvoir (Vollmacht, 'potestà' dans la traduction italienne) apostolique - et donc pas de façon accidentelle dans une note en bas de page - enseigne quelque chose qui est en contradiction avec ladite tradition magistérielle.

Ce n'est pas le cas ici, ne serait-ce que pour le seul fait que le pape François n'aime pas la clarté sans ambiguïté (Eindeutlichkeit). Lorsque, récemment, il a déclaré que le christianisme ne connaît aucun "aut-aut" ("ou-ou"), il est évident que cela ne le gêne pas que le Christ ait dit: « Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est “non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais (Mt 5, 37) ». Les lettres de l'apôtre Paul sont pleines d'"aut aut". Et, pour finir: « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi! (Mt 12, 30) ».

Mais le pape François entend uniquement "faire des propositions".
Il n'est pas interdit de contredire des propositions. À mon avis, il faut le contredire avec énergie, lorsque dans Amoris Lætitia il considère que Jésus lui aussi aurait « proposé un idéal exigeant ». Non, Jésus a enseigné « en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes et pharisiens » (Mt 7, 29). Lui-même, par exemple, lorsqu'il parle avec le jeune homme riche, il renvoie à l'unité intime de la suite, au respect des dix commandements (Luc, 18, 18-23). Jésus ne prêche pas un idéal mais fonde une réalité nouvelle, le royaume de Dieu sur la terre. Jésus ne propose pas, mais invite et ordonne: « Je vous donne un nouveau commandement ». Cette nouvelle réalité et ce nouveau commandement sont en lien étroit avec la nature de la personne humaine, accessible par la raison.

Si ce que le Saint-Père affirme correspond aussi peu à ce que je lis dans les Écritures et qui me vient des Évangiles, ce n'est pas encore une raison suffisante pour parler d'une "rupture", et pas non plus un motif pour faire du Pape un objet de polémique et d'ironie, comme malheureusement l'a fait Alexander Kissler (1). Lorsque saint Paul était devant le Sanhédrin pour se défendre, et que le grand prêtre ordonna de le frapper au visage, saint Paul réagit avec les paroles: « C'est Dieu qui te frappera, espèce de mur blanchi! ». Et lorsque ceux qui étaient présents lui dirent que celui-là était le grand prêtre, Paul dit: « Je ne savais pas, frères, que c’était le grand prêtre. Il est écrit en effet : "Tu ne diras pas de mal d’un chef de ton peuple"» (Actes, 23, 3-5). En écrivant sur le Pape, Kissler aurait dû modérer le ton, même si le contenu de sa critique est en partie justifié. À cause du ton sarcastique de sa polémique, l'efficacité de son intervention s'est trouvée limitée.

Le pape s'est plaint du fait qu’incités par les médias, on finisse plus ou moins par ne pas saisir ses nombreuses exhortations sur la situation alarmante de la famille, et qu'on se fixe sur une note en bas de page sur le thème de l'admission à la communion. Mais le débat public pré-synodal tournait entièrement autour de ce thème, car sur ce point, en effet, il faut qu'un oui ou un non soit dit. Le débat va encore se poursuivre, et non moins controversé qu'auparavant, puisque le Pape se refuse de citer sur ce sujet les déclarations très claires de ses prédécesseurs et puisque sa réponse est manifestement si ambiguë que chacun peut l'interpréter, et l'interprète, en faveur de sa propre opinion. « Et si la trompette produit des sons confus, qui va se préparer au combat? » (1 Cor 14, 8).
Et si entre-temps le préfet de la Congrégation de la Foi s'est vu contraint d'accuser ouvertement d'hérésie le plus proche conseiller et ghostwriter du pape (cf. Le conseiller n°1 de François est hérétique), cela veut dire que la situation est vraiment allée bien trop loin. Dans l'Église catholique aussi il y a un seuil de tolérance.

Le pape François aime comparer ceux qui critiquent sa politique à ceux qui « se sont assis sur la chaire de Moïse ». Mais dans ce cas aussi le coup revient à celui qui l'a tiré.
C'étaient justement les scribes qui défendaient le divorce et transmettaient des règles sur ce sujet. Les disciples de Jésus étaient au contraire consternés par l'interdiction sévère du divorce de la part du Maître: « Mieux vaut ne pas se marier » (Mt 19, 10). Comme les gens qui s'en allèrent lorsque le Seigneur annonça que Lui Il allait devenir leur nourriture: « Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » (Jn 6, 60).

Le Seigneur « avait pitié du peuple » mais n'était pas un populiste. « Voulez-vous partir, vous aussi? » (Jn 6, 67). Cette question adressée aux apôtres était sa seule réaction au départ de ceux qui l'écoutaient.

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(1) Alexander Kissler, intellectuel allemand, essayiste, rédacteur en chef de "Cicero", la plus importante revue politique et culturelle allemande.
(NDT: L'article cité est ici: www.cicero.de)