Le chaos érigé en principe d'un trait de plume


Dans une interview, le philosophe et théologien allemand Robert Spaemann (*) critique durement Amoris Laetitia (30/4/2016, version corrigée)

Avant-hier soir, j'avais traduit une première version de l'interview d'après la version en italien qu'en donnait Sandro Magister sur son blog personnel Settimo Cielo.
J'ai demandé à Isabelle de la relire, et de confronter avec le texte original en allemand, publié sur l'édition allemande de Catholic News Agency le 28 Avril.
Elle a eu la gentillesse de s'en acquitter le plus rapidement qu'elle a pu.

Voici donc, comme résultat de son travail, la version définitive de l'interview. Il y a notamment la correction d'une erreur à propos de Karl Rahner. J'ai mis le passage en gras.

Texte d'origine en allemand:
"Ein Bruch mit der Lehrtradition" - Robert Spaemann über "Amoris laetitia"

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(*) Le Professeur Robert Spaemann, 89 ans, contemporain et ami et de Joseph Ratzinger, est professeur émérite de philosophie à l'Université Ludwig-Maximilian de Münich. Il est l'un des plus grands philosophes et théologiens catholiques allemands. Il vit à Stuttgart.



Spaemann: "C’est le chaos érigé en principe d'un trait de plume"


Anian Christoph Wimmer
28 avril 2016
CNA
Traduction d'Isabelle

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Q. - Professeur Spaemann, vous avez accompagné avec votre philosophie les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI. Beaucoup de fidèles débattent aujourd'hui sur la question de savoir comment l'exhortation post-synodale de François "Amoris laetitia" doit être lue en continuité avec la doctrine de l'Eglise et de ces papes. Comment voyez-vous cela ?

R. - Cela est possible en bonne partie, même si son orientation laisse la place à des conclusions qui ne peuvent pas être rendues compatibles avec la doctrine de l'Eglise. Dans tous les cas, l'article 305 avec la note 351, où il est constaté que des fidèles "dans une situation objective de péché" peuvent être admis aux sacrements "à cause de facteurs atténuants" est en contradiction directe avec l'article 84 de "Familiaris Consortio" de Jean-Paul II.

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Q. - Quelle est était alors la question pour Jean-Paul II?

R. - Jean-Paul II explique la sexualité humaine comme "symbole réel du don de toute la personne" et, plus précisément, "dépourvu de toute limitation temporelle ou autre". Dans l'article 84, il exprime donc en toute clarté que des divorcés remariés, s'ils souhaitent accéder à la communion, doivent renoncer aux actes sexuels. Un changement dans la pratique de l'administration des sacrements ne serait donc pas un "développement de Familiaris Consortio", comme croit le cardinal Kasper, mais une rupture avec sa doctrine essentielle, sur le plan anthropologique et théologique, concernant le mariage et la sexualité humaine.
L'Église n'a pas le pouvoir, sans qu'il y ait une conversion précédente, de reconnaître positivement des relations sexuelles désordonnées par l'administration des sacrements, et d'anticiper ainsi sur la miséricorde de Dieu. Et cela indépendamment du jugement sur ces situations tant sur le plan moral que sur le plan humain. Dans ce cas, comme pour le sacerdoce féminin, la porte est ici fermée.

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Q. - Ne pourrait-on pas objecter que les considérations anthropologiques et théologiques que vous avez mentionnés sont exactes, mais que la miséricorde de Dieu n'est pas liée à de telles limites, mais rejoint la situation concrète de chaque personne?

R. - La miséricorde de Dieu concerne le cœur de la foi chrétienne dans l'Incarnation et dans la Rédemption. Certes, le regard de Dieu saisit chaque personne dans sa situation particulière. Il connaît chaque personne mieux qu'elle ne se connaît. La vie chrétienne, cependant, n'est pas un processus pédagogique par lequel l'on va vers le mariage comme vers un idéal, comme cela semble être suggéré dans de nombreux passages d'Amoris laetitia. Le domaine entier des relations, en particulier en ce qui concerne la sexualité, touche à la dignité de la personne humaine, à sa personnalité et à sa liberté. Il est lié le au corps comme "temple de Dieu" (1 Co 6, 19). Toute violation de ce domaine, si fréquente qu'elle puisse être, constitue donc aussi une violation de la relation à Dieu, à laquelle les chrétiens se savent appelés; c’est un péché contre sa sainteté, et elle a encore et toujours besoin de purification et de conversion.
La miséricorde de Dieu consiste justement dans le fait de rendre cette conversion à chaque fois toujours possible. Elle n'est évidemment pas liée à des limites déterminées, mais l'Eglise, pour sa part, est obligée de prêcher la conversion et elle n'a pas le pouvoir, par l'administration des sacrements, de dépasser des limites existantes et de faire ainsi violence à la miséricorde de Dieu. Ce serait de la présomption.
Par conséquent, les clercs qui adhèrent à l'ordre existant ne condamnent personne, mais prennent en compte et annoncent cette limite vers la sainteté de Dieu. C'est une annonce salutaire. Les accuser injustement "de se cacher derrière les enseignements de l'Eglise" et "de s'asseoir sur la chaire de Moïse" pour "jeter des pierres à la vie des personnes" (art. 305), voilà quelque chose que je ne veux pas commenter davantage. Remarquons seulement que l'on fait ici allusion, à tort, au passage visé de l'Evangile. Jésus dit, il est vrai, que les pharisiens et les scribes siègent sur la chaire de Moïse, mais souligne expressément que les disciples doivent pratiquer et observer tout ce qu'ils disent, mais ne doivent pas vivre comme eux (Mt 23: 2).

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Q. - Le pape François a bien insisté sur le fait qu'on ne doit pas se concentrer sur des phrases isolées de son texte magistériel, mais qu'on doit garder en vue le tout.

R. - De mon point de vue, se concentrer sur les passages cités est tout à fait justifié. Face à un texte du magistère pontifical on ne peut pas attendre que les gens se réjouissent d'un beau texte et fassent abstraction de phrases décisives, qui changent la doctrine de l'Eglise. De fait, ici il n'y a qu'une seule décision claire à prendre : oui ou non. Donner ou ne pas donner la communion: il n'y a pas de milieu.

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Q. - Le Saint-Père dans son écrit souligne à plusieurs reprises que nul ne peut être condamné pour toujours.

R. - Je trouve difficile de comprendre ce qu'il veut dire par là. Qu'il ne soit pas permis à l'Église de condamner quelqu'un personnellement, encore moins pour l'éternité – chose que, grâce à Dieu, elle ne peut de toute façon pas faire, – c'est clair. Mais, s'il s'agit de relations sexuelles qui contredisent objectivement l'ordre de vie chrétien, alors je voudrais vraiment apprendre du pape après combien de temps et dans quelles circonstances une conduite objectivement peccamineuse se transforme en une conduite agréable à Dieu.

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Q. - S'agit-il ici effectivement, d'après vous, d'une rupture avec la doctrine traditionnelle de l'Eglise?

R. - Qu'il s'agisse d'une rupture, c'est indubitable pour toute personne qui réfléchit, et qui connaît les textes en question.

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Q. - Que l'on soit en l'occurrence d'accord ou non, se pose la question : comment en est-on arrivé là.

R. - Que François se positionne à une distance critique vis-à-vis de son prédécesseur Jean-Paul II, on l'avait déjà vu quand il l'a canonisé en même temps que Jean XXIII, quand il a jugé superflu pour ce dernier le deuxième miracle qui est canoniquement requis. Beaucoup ont perçu à juste titre ce fait comme manipulateur. Cela donnait l'impression que le pape voulait relativiser l'importance de Jean-Paul II.
Le vrai problème, cependant, est un courant de théologie morale, influent depuis de nombreuses années et que l'on trouve déjà chez les jésuites au XVIIe siècle, qui soutient une pure éthique de situation. Les citations de Thomas d'Aquin produites par le pape dans "Amoris laetitia" semblent soutenir cette ligne de pensée. Ici, cependant, on néglige le fait que Thomas d'Aquin connaît des actes objectivement peccamineux, pour lesquels il n'y a pas d'exceptions liées à des situations. Ceux-ci incluent aussi les conduites sexuelles désordonnées. Comme l'avait déjà fait dans les années cinquante le jésuite Karl Rahner, dans une publication qui contient tous les arguments essentiels encore valides aujourd'hui, Jean-Paul II a récusé l'éthique de situation et l'a condamnée dans son encyclique "Veritatis Splendor" .
"Amoris Laetitia" marque également une rupture avec ce dernier document magistériel. À cet égard, n'oublions pas que ce fut Jean-Paul II qui fit de la miséricorde divine le thème de son pontificat, lui dédia sa deuxième encyclique, et découvrit à Cracovie le journal de Sœur Faustine et, plus tard, canonisa cette dernière. C'est lui son interprète authentique.

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Q. - Quelles conséquences voyez-vous pour l'Eglise?

R. - Les conséquences, on peut déjà les voir maintenant : incertitude et confusion, depuis les conférences épiscopales jusqu'au dernier curé dans la jungle. Il y a quelques jours, un prêtre du Congo m'a exprimé toute sa perplexité face à ce texte magistériel et à l'absence d'intentions claires. Selon les passages en question d' "Amoris laetitia", en fonction de "circonstances atténuantes" pas autrement définies, peuvent être admis à la confession d'autres péchés et à la communion, non seulement les divorcés remariés, mais tous ceux qui vivent dans n'importe quelle "situation irrégulière", sans qu'ils doivent s'efforcer d'abandonner leur conduite sexuelle et donc sans confession et sans conversion.
Chaque prêtre qui s'en tient à la discipline sacramentelle jusqu'ici en vigueur peut subir une forme d'intimidation (mobbing) de la part de ses propres fidèles et être mis sous pression par son évêque. Rome peut aujourd'hui se fixer comme directive de ne nommer plus que des évêques "miséricordieux", qui sont disposés à adoucir l'ordre existant. Le chaos a été érigé en principe d'un trait de plume. Le pape aurait dû savoir qu'avec un tel pas il divise l'Église et la conduit vers un schisme. Un schisme qui ne se trouverait pas à la périphérie, mais au cœur même de l'Église. A Dieu ne plaise.
Une chose, cependant, me semble certaine: ce qui semblait être l'aspiration de ce pontificat – que l'Église dépasse son autoréférentialité, pour aller d'un cœur libre à la rencontre des personnes – a été avec ce document magistériel anéanti pour une durée imprévisible. Il faut aussi s'attendre à une sécularisation accélérée et à une nouvelle baisse du nombre de prêtres dans de grandes parties du monde. On peut facilement vérifier, depuis pas mal de temps, que les évêques et les diocèses qui tiennent des positions sans équivoque en matière de foi et de morale connaissent la plus grande croissance du nombre de prêtres. On se souvient de ce que saint Paul écrit dans sa lettre aux Corinthiens: "Si la trompette rend un son confus, qui se préparera à la bataille" (1 Cor 14: 8).

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Q. - Qu'est-ce qui va se passer maintenant, selon vous ?

R. - Chaque cardinal, mais aussi chaque évêque et chaque prêtre est appelé, dans son propre domaine de compétence, à maintenir la discipline sacramentelle catholique et à le professer publiquement. Si le pape n'est pas disposé à introduire des corrections, il reviendra au prochain pontificat de remettre les choses en place officiellement.