Sourde révolution ou guerre civile dans l'Eglise?


D'Italie, deux éminents "cathos de gauche" s'expriment sur les "dubbia" des cardinaux (24/11/2016).


Alberto Melloni (à gauche) et Marco Politi


Pendant des années (jusqu'en 2009) vaticaniste de la Repubblica, désormais éditorialiste d'un autre quotidien de gauche, Il Fatto quotidiano (tous deux très actifs dans la divulgation des Vatileaks), Marco Politi, né en 1947, a été un critique virulent de Benoît XVI (tout en lui reconnaissant de temps en temps de vraies qualités humaines), et il se range désormais sans surprise parmi les supporters de François. Il est l'auteur d'un "Joseph Ratzinger, crisi di un papato" (2009), où il se demande comment une personnalité aussi "polarisante" que Benoît XVI a pu devenir pape; Il a également écrit en 2009, "La chiesa del no" - 'L'Eglise du non" - dont le titre est suffisamment éloquent pour se passer de commentaires; et en 2015, "François parmi les loups" - même remarque - (traduit en français).

Alberto Melloni, né en 1959 est un éminent (au moins par la notoriété médiatique en Italie, qui n'a toutefois guère franchi les Alpes) théologien catholique "progressiste" que Sandro Magister décrivait ici comme «chef de file de la célèbre école historique de Bologne qui a produit l’histoire la plus lue au monde du concile Vatican II, où celui-ci est interprété comme une rupture et un "nouveau début" par rapport à la précédente période de l’histoire de l’Église» (à noter, l'Ecole de Bologne a un représentant bien vu du Pape dans le collège des cardinaux, l'archevêque de Manille, Luis Antonio Tagle).

Intéressant commentaire de Politi, qui n'hésite pas à parler de guerre civile dans l'Eglise. Il fait un rapprochement entre "la profondeur du sentiment anti-Obama" aux Etats-Unis, qui a conduit à l'élection de Trump, et le sentiment anti-François, qui grandit (il recense à ce propos les différentes initiatives internes à l'Eglise qui se sont succédé depuis le premier Synode sur la famille), préparant ainsi un "après François"... qui devrait être très dangereux pour les réformateurs.

Quant à Melloni, il dénonce carrément comme «subversive» la démarche des 4 cardinaux, qu'il accuse de diviser l'Eglise (!!), allant juqu'à parler de «crime, [donc] punissable»; le Père Scalese a consacré lundi (21 novembre), sous le titre «LA RÉVOLUTION DE LA TENDRESSE» un bref billet à son éditorial dans la Repubblica de la veille, dont il se contentait de citer le dernier paragraphe, accompagné de ce commentaire laconique: «Voilà les fruits du jubilé de la miséricorde et de la révolution de la tendresse».
Notons qu'il n'y a pas si longtemps, le même Melloni faisait l'éloge des "catholiques adultes" (dont il se flattait de faire partie), pour qui critiquer le Pape était un devoir sacré.
Il est vrai qu'à l'époque, le Pape était Benoît XVI.

Dans l'Église catholique, une guerre civile est en cours



Marco Politi
www.ilfattoquotidiano.it
Lundi 21 novembre 2016
Ma traduction

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François a fermé la Porte Sainte , mais son message est accompagné du grondement d'une crise souterraine. Une guerre civile est en cours dans l'Église. Un affrontement qui touche l'autorité du pontife et son programme de réforme. En jeu, il y a des visions opposées sur le rôle de l'Eglise, le «péché», le salut des âmes. Et comme dans toutes les guerres civiles, le conflit ne prévoit pas de compromis .

Quatre cardinaux ont choisi ces jours pour mettre directement en accusation la théologie de François et son document post-synodal Amoris Laetitia (qui ouvre la voie à la communion des divorcés remariés). Les cardinaux accusent Bergoglio d'avoir semé parmi les fidèles «incertitude, confusion et désorientation» et demandent de «faire la clarté» sur le document. A la lettre sont joints, dans le style des contestations théologiques, ce que l'on appelle les Dubia: autrement dit des questions sur des sujets controversés. En un geste qui a le goût d'un défi, la lettre a été également envoyée «pour information» au gardien de l'orthodoxie officielle, le cardinal Gerhard Müller, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

C'est un événement absolument inédit dans l'histoire moderne de la papauté. Et la première chose qui frappe est le silence embarrassé de la haute hiérarchie ecclésiastique. Pas un seul cardinal n'a contré publiquement leur argumentation, pas un seul président de conférence épiscopale, pas un seul dirigeant de quelque grande association catholique. Et, prenant à bras le corps le rôle de la conscience, dont parle François, les quatre cardinaux affirment que dans ce cas, on risque d'arriver au point où sont concevables «des cas d'adultère vertueux, d'homicide légal et de parjure obligatoire».

Deux des cardinaux sont membres de la Curie: l'Allemand Walter Brandmüller, ex-président du Comité pontifical des sciences historiques, et l'Américain Raymond Burke, ex-président du tribunal de la Signature apostolique. Et deux sont archevêques émérites de grands diocèses: Carlo Caffara, cher à Jean-Paul II et Benoît XVI et jusqu'à 2015 à la tête de Bologne et Joachim Meisner, un intime du pape Ratzinger, jusqu'en 2014 à la tête du diocèse de Cologne.

Liquider leur lettre - à laquelle François a indirectement répondu dans une interview à l'Avvenire, dénonçant un «certain légalisme qui peut être idéologique» - comme le sursaut de quatre «ultra-conservateurs» signifie ne pas comprendre l'affrontement souterrain, qui s'est développé dans l'Église catholique au cours des deux dernières années. Les quatre sont la pointe d'un iceberg, qui s'élargit et se répand. Ils parlent également pour beaucoup qui ne s'exposent pas.

Pendant des années, les médias n'ont pas compris la profondeur du mouvement anti-Obama, qui a porté le 8 Novembre à la défaite de sa politique. Aujourd'hui, ils risquent de répéter la même erreur avec François. Eblouis par son charisme et par le consensus planétaire dont il jouit également parmi les agnostiques et les non-croyants, beaucoup ignorent l'escalade systématique de ceux qui, parmi le clergé, les évêques, le collège des cardinaux, contestent la théologie de la miséricorde du pontife.

Entre les deux synodes il y a eu un fondamental déplacement d'accent. Si au cours des dernières décennies, dans l'affrontement entre les réformateurs et les conservateurs, le pontife restait «arbitre» pour la majorité de la hiérarchie de l'Église, aujourd'hui, au contraire le pape est en partie la cause. Il suffit de lire la dernière interview du cardinal Burke: Amoris Laetitia, affirme-t-il, «n'est pas le Magistère, car elle contient de graves ambiguïtés qui confondent les fidèles et peuvent les conduire à l'erreur et au péché grave. Un document qui présente ces défauts ne peut pas faire partie de l'enseignement pérenne de l'Église».

En deux ans, il y a eu un crescendo d'actions dissidentes. Avant le Synode de 2014, cinq cardinaaux ont écrit un livre en défense de la doctrine traditionnelle sur le mariage. Ensuite, 11 cardinaux du monde entier, parmi lesquels d'importantes personnalités reconnues parmi le clergé et l'épiscopat sont intervenus avec un autre livre. Pendant ce temps, près de 800 mille catholiques, parmi lesquels 100 évêques, signaient une pétition au pape pour bloquer les innovations. Alors que le Synode de 2015 avait commencé, 13 cardinaux écrivirent à Bergoglio, remettant en question la régularité de la direction de l'assemblée.

Un mouvement systématique de contestation auquel le front réformateur n'a opposé que de la timidité. Et en effet - bien que beaucoup veuillent l'oublier - dans les votes au Synode sur la famille de 2015, les thèses d'une voie pénitentielle reconnaissant ouvertement la possibilité de communion pour les divorcés remariés ont été rejetées. La majorité traditionnaliste de ce parlement mondial des évêques a dit «non». Entretemps est apparu un réseau de cardinaux, évêques, prêtres, théologiens et laïcs engagés, signataires d'une «Déclaration de fidélité à l'enseignement immuable de l'Eglise sur le mariage». Par la suite 45 théologiens ont écrit (sous forme anonyme) au Collège des cardinaux, insinuant que certaines interprétations d'Amoris Laetitia pourraient être «hérétiques» .

Le mouvement anti-Bergoglio travaille sur le temps. Aux-Etats-Unis, l'escalade sous-évaluée contre Obama a conduit à la défaite des démocrates. Dans l'Église catholique, l'enjeu est le prochain conclave. Aujourd'hui, l'historien de l'Eglise Alberto Melloni parle de «l'isolement» du pontife. Et Andrea Riccardi [fondateur de Sant'Egidio], historien lui aussi, dit que durant le XXe siècle, jamais un pontife n'a trouvé autant d'oppositions parmi les évêques et le clergé.

Dans la guerre civile en cours dans l'Église, l'objectif est l'après-François: il ne faudra pas que monte sur le trône pontifical un homme qui porte à leur développement les réformes engagées.

«Il dévie de la foi».
Le dernier affront des ennemis du pape



Alberto Melloni
La Repubblica
Dimanche 20 novembre 2016
Ma traduction

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Dans la réunion des cardinaux - le "consistoire" - le Pontife discute avec ses frères des choses ayant le plus grand poids: parmi ces "causae maiores", il y a l'admission de nouveaux cardinaux dans le collège qui, depuis près de mille ans élit le successeur de Pierre. François avait réuni pour cela le consistoire en cours: en coïncidence avec la fin du Jubilé extraordinaire dont il fera le bilan dans la lettre "Misericordia et misera" demain.
Mais sur la convocation du consistoire s'est abattue une lettre au pape de quatre cardinaux conservateurs: qui va bien au-delà d'une "critique" de son magistère.

Exprimer des objections est en effet un droit pour tous et un devoir pour les Cardinaux. Mais demander au pape de "clarifier" certaines thèses de son exhortation sur le mariage (c'est une interview de Burke qui l'"explique"), n'est pas un désaccord formulé pour les caméras par des hommes rigides: c'est un acte subtilement subversif, qui fait partie d'un jeu potentiellement dévastateur, avec des instigateurs inconnus, mené dans la ligne de l'histoire médiévale.

Une très vieille règle du droit canon stipule que si le pape est «surpris à dévier de la foi», il cesse d'être pape: sans autre forme de procès, à moins que sa résistance ne contraigne les cardinaux ou le concile à le déposer comme hérétique. Aujourd'hui, la lettre des cardinaux ne dit pas que François est "a fide devius" mais pose un certain nombre de longues prémisses, visant peut-être à sonder les humeurs du collège; et en utilisant le lexique de l'Inquisition, demande à François, l'accusé, d'expliquer ce qu'il voulait «vraiment» dire sur le divorce etc.
François a répondu: et comme quand il semble improviser, il a été très dur. Il s'est rendu en personne à la Rote, en un geste explicite. Dans l'interview de vendredi à Stefania Falasca de l'Avvenire, le pape a expliqué que ceux qui l'attaquent, ne comprennent pas le cœur de l'Évangile chrétien. Il a prêché pendant plusieurs semaines sur la division - et hier sur l'épidémie d'inimitié qui sévit dans l'Église. Et ainsi, il a pris position non seulement contre les protestataires mais contre tous ceux qui, durant les jours de ce consistoire ont dit ou diront que «les quatre ont tort, mais pourtant....».

Parce que ce sont eux, le problème. La zone des «mais pourtant» ayant dans ces trois années opposé au pape un mur de caoutchouc, qui a plutôt bien fonctionné, de leur point de vue: il a créé autour de François une solitude institutionnelle qui ne blesse pas son âme jésuite il ne porte pas atteinte à son sommeil piémontais, mais il a pris son temps, comme quand dans la corrida on plante des banderilles sur le dos du taureau. Et qui à présent envisage l'épée: en l'occurrence, l'épée doctrinale qui depuis des siècles était au musée.

François a contre-attaqué: plaçant en face de ceux qui l'accusent l'exemple de l'Évangile. Mais lui qui ne se sent pas seul, pour des motifs théologiques - «Dieu seul suffit» - savoure la solitude institutionnelle du combattant héroïque et fatigué.
Ses efforts de réforme n'ont en effet pas trouvé dans l'épiscopat une réponse prête: par exemple, ces jours-ci tombe l'anniversaire du discours de Florence, dans lequel il étrilla l'église italienne, mais dont ont résulté des changements si imperceptibles qu'il faut être évêques pour s'en apercevoir. La réforme de la Curie n'a pas trouvé son âme ecclésiologique: et elle se limite encore à restructurer les fonctions et les carrières, sans que le diagnostic profond qui l'a suscitée produise de solutions. Dans le peuple et dans les communautés, François rencontre un consensus; mais pas une vraie réception de sa théologie des pauvres: et cela est démontré à la fois par la xénophobie des pays catholiques en Europe et par l'élection du premier président américain ouvertement attaqué par le Pape - «celui qui fait des murs n'est pas chrétien», a-t-il dit de Trump.

Le pape continue donc de paraître invulnérable: même s'il est évident que sa décision de ne pas réformer le synode des évêques, de n'avoir voulu conférer de pouvoirs effectifs ni à ce dernier ni au C9, a sollicité les tentations des mutinés visibles et invisibles. Il réagit à coups de concile et d'Evangile: mais il n'a pas mâché ses mots pour souligner la véhémence réactionnaire des vieux cardinaux. Et pour dire que quiconque porte ce genre d'attaques n'est pas un «mécontent» ou un «adversaire» mais quelqu'un qui vise à «diviser» l'Église. Ce qui, en droit canon est un crime, punissable.
Au début du jubilé François avait demandé aux autorités des geste de clémence envers les détenus: une clémence que lui-même n'a jamais appliquée à ses accusés dans le procès dit des Vatileaks. A la fin du jubilé, on comprend pourquoi: il ne voyait pas dans ce procès une procédure pénale, mais un geste pédagogique envers les opposants.
Ceux qui tentent de le réduire à un saint témoin, qui s'identifie à la vie des pauvres et au sort des vaincus. Et qui ont fait un pas de plus à découvert. Risquant beaucoup.