Une interview de Leonardo Boff


La figure de proue de la théologie de la Libération latino-américaine s'est entretenu avec un journaliste allemand. Il livre plusieurs anecdotes inédites et très révélatrices sur François, confirmant le portrait que nous commençons à bien connaître (27/12/2016).



La version originale en allemand de l'entretien est ici: www.ksta.de.
L'article a été en grande partie traduit en anglais par One Peter Five, à son tour repris par Marco Tosatti.
Voici ma traduction de l'article de One Peter Five.
On constatera que la remarque de Maike Hickson est amplement justifiée: les mots de Boff parlent d'eux-mêmes!!

Le théologien de la libération Boff:
"François est l'un de nous"


Maike Hickson
26 décembre 2016

* * *

Le 25 Décembre 2016, le brésilien Leonardo Boff, l'un des théoriciens et des opérateurs de pointe de la théologie de la libération en Amérique latine, a donné une interview très révélatrice, riche d'informations variées au journal régional allemand Kölner Stadt-Anzeiger. Par sa confiance en soi, sinon sa présomption, Boff 78 ans (il est né le 14 Décembre 1938) aborde plusieurs questions de circonstance dont autrement nous n'aurions pas entendu aussi facilement parler.

Par exemple, il révèle ce qui suit:

¤ Comment et pourquoi François n'a pas rencontré Boff à Rome, comme prévu, la veille du second Synode sur la Famille en 2015 - parce que le pape était en colère à cause de la Lettre des Treize cardinaux et essayait de calmer la situation (et lui-même?) avant le Synode;
¤ Comment le cardinal Walter Kasper a récemment dit à Boff que François a quelques «grandes surprises» prévues;
¤ Comment François entend permettre à l'Eglise catholique au Brésil d'autoriser les prêtres mariés, comme son ami le cardinal Claudio Hummes lui en fait la demande depuis un certain temps;
¤ Comment François avait demandé à Boff du matériel pour l'écriture de son encyclique Laudato Si et comment le pape l'a remercié par la suite;
¤ Comment Boff considère François comme étant «l'un d'entre nous», c'est-à-dire sympathisant et soutien de la théologie de libération.

Je vais donc traduire de larges parties de cette importante interview. Les mots de Leonardo Boff parleront d'eux-mêmes. Il est toutefois important de noter dans ce contexte que Boff lui-même a été publiquement critiqué et s'est vu imposer le silence en 1985 par le cardinal Joseph Ratzinger - alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF) - pour ses écrits peu orthodoxes qui s'éloignent audacieusement de la doctrine de l'Église. Ainsi, en 1992, il a à la fois quitté formellement l'Ordre franciscain auquel il appartenait et ensuite quitté publiquement le sacerdoce catholique.


Q: La Théologie de la libération d'Amérique latine - dont vous êtes certainement l'un des représentants les plus éminents - a connu avec François un retour en grâce. Y aura-t-il aussi une réhabilitation pour vous personnellement, après vos longues années de luttes contre le Pape Jean-Paul II lui-même et avec son gardien suprême de la doctrine, Joseph Ratzinger, le futur pape Benoît XVI?

R: François est l'un d'entre nous. Il a transformé la théologie de libération en une propriété commune de l'Eglise. Et il l'a élargie. Quiconque parle aujourd'hui des pauvres, doit aussi parler de la terre, parce qu'elle aussi, est aujourd'hui pillée et maltraitée. «Entendre le cri des pauvres» , cela signifie entendre le cri des animaux, des forêts, de toute la création torturée. La terre toute entière pleure. Et aussi, dit le pape - et il cite ainsi le titre de l' un de mes livres - nous devons entendre simultanément le cri des pauvres et le cri de la terre. Et, bien sûr, les deux doivent être libérés. J'ai moi-même abordé dans le passé récent cet élargissement de la Théologie de la Libération. Et que [cette dimension environnementale] est aussi l'aspect fondamentalement nouveau dans Laudato Si.

Q: ... L'«encyclique écologique» du pape, de 2015. Combien y a-t-il de Leonardo Boff dans Jorge Mario Bergoglio?

R: L'encyclique appartient au Pape. Mais il a consulté de nombreux experts.

Q: A-t-il lu vos livres?

R: Plus que ça. Il m'a demandé du matériel pour Laudato Si. Je lui ai donné mon conseil et lui ai envoyé des choses que j'ai écrites. Qu'il a aussi utilisées. Certaines personnes me disaient qu'elles pensaient tout en lisant: «Attendez, c'est Boff». Par ailleurs, François m'a dit directement: «Boff, ne m'envoyez pas les documents directement»

Q: Pourquoi pas?

R: Il a dit: «Sinon, les Sottosegretari (les employés de l'administration du Vatican) vont les intercepter et je ne vais pas les recevoir. Envoyez-les plutôt à l'ambassadeur d'Argentine [auprès du Saint-Siège] avec qui j'ai un bon contact, et ils atterriront en toute sécurité dans mes mains». Vous devez savoir que l'actuel ambassadeur près le Saint-Siège est un vieil ami du pape de son temps à Buenos Aires. Ils ont souvent bu un maté ensemble. Puis, la veille de la publication de l'encyclique, le pape m'a fait appeler pour me remercier de mon aide.

Q: Une rencontre personnelle avec le pape est-elle encore en suspens?

R: Il a cherché une réconciliation avec les représentants les plus importants de la Théologie de la Libération: avec Gustavo Gutierrez, Jon Sobrino, et aussi avec moi. Je lui ai dit à propos du Pape Benoît: «Mais l' autre est encore en vie, après tout!». Il ne l'a pas accepté . «Non» , a-t-il dit, «Il Papa sono io» - Le pape, c'st moi! Nous devions donc venir tranquillement. C'est là où l'on voit son courage et sa détermination.

Q: Alors pourquoi votre visite n'a-t-elle pas encore eu lieu?

R: J'avais reçu une invitation et j'avais même déjà débarqué à Rome. Mais ce jour-là, juste avant le début du [second] Synode sur la famille en 2015, 13 cardinaux - parmi lesquels le cardinal allemand Gerhard Müller - ont répété une rébellion contre le pape en lui adressant une lettre qui, ô surprise!, a ensuite été publiée dans un journal. Le pape était furieux et il m'a dit: «Boff, je n'ai pas le temps. Je dois rétablir le calme avant le début du synode. Nous nous verrons une autre fois».

Q: Mais même avec le calme espéré, cela n'a pas vraiment marché une autre fois, non?

R: Le pape a ressenti l'âpreté du vent contraire dans ses propres rangs, surtout venant des États-Unis. Ce cardinal Burke, Leo Burke, qui maintenant - avec votre Cardinal retraité Meisner de Cologne - a déjà écrit une autre lettre; c'est le Donald Trump de l'Eglise catholique (rires). Mais, contrairement à Trump, Burke a été neutralisé au sein de la Curie. Grâce à Dieu. Ces gens croient vraiment que c'est à eux de corriger le pape. Comme s'ils étaient au-dessus du pape. Une chose de ce genre est inhabituelle [sic!], et même sans précédent dans l'histoire de l'Eglise. On peut critiquer le pape, on peut avoir des discussions avec lui. C'est ce que j'ai souvent fait. Mais, que des cardinaux accusent publiquement le pape de propager des erreurs théologiques ou même des hérésies, ça, à mon avis, c'est trop. C'est un affront qu'un pape ne peut pas tolérer. Le pape ne peut pas être jugé, c'est l'enseignement de l'Eglise.

Q: Avec tout votre enthousiasme pour le pape - qu'en est-il de ces réformes de l'Eglise que tant de catholiques attendaient de François; mais dont, en fait, peu est encore réalisé?

R: Vous savez, pour autant que je comprenne, le centre de son intérêt n'est plus l'Eglise - et certainement pas le fonctionnement interne de l'Eglise -, mais plutôt la survie de l'humanité, l'avenir de la terre. [...] Je crois qu'il y a une hiérarchie des problèmes pour lui. Quand la terre périt, tous les autres problèmes ont également été pris en charge. Mais, en ce qui concerne les questions dans et sur l'Eglise: wait and see! Tout récemment, le cardinal Walter Kasper, un proche confident du pape, m'a dit que bientôt il y aura de belles surprises.

Q: Qu'attendez-vous?

R: Qui sait? Peut-être un diaconat pour les femmes, après tout. Ou la possibilité que des prêtres mariés puissent être de nouveau engagés dans la pastorale. C'est une demande explicite des évêques brésiliens au pape, en particulier de son ami, le Cardinal de Curie brésilien en retraite Claudio Hummes. Je l'ai entendu dire que le pape veut répondre à cette demande - pour le moment et pour une certaine période expérimentale au Brésil. Ce pays avec ses 140 millions de catholiques devrait avoir au moins 100 mille prêtres. Mais, il y en a seulement 18 mille. Institutionnellement, c'est une catastrophe. Pas étonnant que les fidèles aillent à présent en masse vers les évangéliques et les pentecôtistes, qui remplissent ce vide personnel. Si maintenant tous ces milliers de prêtres déjà mariés peuvent encore exercer leur office, ce serait une première étape vers une amélioration de la situation - et, en même temps, ce serait une impulsion [et un signe] que l'Eglise catholique aujourd'hui desserre les entraves du célibat obligatoire.

Q: Si le pape devait prendre une décision dans ce sens - voudriez-vous aussi vous-même, en tant qu'ancien prêtre franciscain, exercer à nouveau des fonctions sacerdotales?

R: Personnellement, je n'ai pas besoin d'une telle décision. Cela ne changerait rien pour moi parce que je continue à faire ce que j'ai toujours fait: je baptise, je donne des funérailles chrétiennes, et s'il m'arrive d'entrer dans une paroisse sans prêtre, je célèbre aussi la messe avec le peuple.

Q: Est-ce très «allemand» de demander si vous êtes autorisé à le faire?

R: Jusqu'à présent, aucun évêque que je connais ne m'a jamais critiqué ou interdit de le faire. Les évêques, au contraire, sont heureux et me disent: «Les gens ont droit [sic] à l'Eucharistie. Continuez à le faire». Mon professeur de théologie, le cardinal Paulo Evaristo Arns [ndt: franciscain, ex-archevêque de Sao Paulo, apôtre de la Théologie de la Libération, créé cardinal par Paul VI en 1973] - qui vient de mourir il y a quelques jours - était, par exemple, d'une très grande ouverture. Il est allé si loin que, quand il voyait des prêtres mariés assis sur un banc pendant la messe, il les faisait venir à l'autel et concélébrait ensuite l'Eucharistie avec eux. Il le faisait souvent et disait: «Après tout, vous êtes encore prêtres - et vous le resterez»

(...)