Douceur et courage du Pape en Pologne


Le récit, en 2006, de Marco Tosatti, qui avait suivi Benoît XVI dans son "pélerinage" dans les terres de Jean-Paul II (27/7/2016)

>>> Ici, tous les discours prononcés par Benoît XVI lors de son voyage en Pologne:
w2.vatican.va/content/benedict-xvi


Benoît XVI observe un portrait de Jean-Paul II que lui ont offert les fidèles de Wadowice, la ville natale du saint Pape, en mai 2006.



J'ai trouvé cette pépite (inédite pour moi) hier, en recherchant une illustration pour mon site.
L'article a été écrit par Marco Tosatti, qu'à l'époque je ne connaissais pas, et qui depuis 2013 s'est affirmé comme l'un des vaticanistes les plus fiables. Il couvrait le voyage de Benoît XVI pour le compte de la Stampa.
Son récit avait été publié sur la défunte (et regrettée) revue en plusieurs langues "30 Giorni".

Benoît XVI sur la terre de Karol Wojtyla

Douceur et courage du Pape en Pologne


De nombreuses images du voyage de Benoît XVI restent dans notre mémoire: de l’hommage à son prédécesseur à l’accueil chaleureux de la foule. De la défense de la Tradition à la solitude de la visite à Auschwitz. Le récit du vaticaniste de La Stampa

par Marco Tosatti

* * *

Benoît XVI a peint avec son voyage en Pologne des images diverses et variées; c’est le premier voyage qui soit vraiment “sien”, qui ne soit pas hérité – comme l’avait été sa participation à la Journée mondiale de la jeunesse de Cologne – de son prédécesseur. Toutes ces images sont dominées par celle, terrible, de la visite à Auschwitz; car la douleur et l’horreur l’emportent sur tout, ou presque. C’est la raison pour laquelle nous en parlerons à la fin du singulier “polyptyque” réalisé par le pape Benoît XVI.

L’image du souvenir


L’amitié qui liait Joseph Ratzinger et Karol Wojtyla, deux personnes très différentes mais unies par de très solides, imperceptibles affinités, n’est pas un secret.
Benoît XVI a voulu rendre hommage à son grand prédécesseur dans sa patrie qu’il aimait tant; et il a cherché à saisir le mystère d’une personne si extraordinaire en interrogeant, pour ainsi dire, le génie du lieu. Car, et cela il l’a expliqué dans l’audience générale tout de suite après son retour à Rome, la foi «n’est pas quelque chose de purement intellectuel ou sentimental, la vraie foi intéresse la personne tout entière: pensées, affections, intentions, relations, corporéité, activité, travail quotidien». Et le Pape a semblé scruter, de ses yeux intenses, pénétrants, les lieux dans lesquels s’est déroulée la vie de Karol, et surtout les sanctuaires qui ont marqué cette existence: Czestochowa, Kalwaria Zebrzydowska et La Divine Miséricorde, à Lagiewniki, à peine après la sortie de Cracovie.
À Kalwaria, le jeune Wojtyla se rendait pour prier dans un panorama de monts et de forêts; à Lagiewniki, vivait sœur Faustina Kowalska, porteuse du message de la Divine Miséricorde dont Jean Paul II s’est fait l’écho et l’interprète et que Benoît XVI a fait sien: «Un message central pour notre temps: la Miséricorde comme force de Dieu, comme limite imposée par Dieu au mal du monde». À Kalwaria, le Pape allemand a montré l’une des légères failles de son armure faite de réserve et de timidité. À Wadowice, il a dit: «Je suis arrivé avec une grande émotion sur le lieu de naissance de mon grand prédécesseur, le serviteur de Dieu, Jean Paul II, dans la ville de son enfance et de sa jeunesse. Wadowice ne pouvait pas manquer sur le parcours du pèlerinage que je suis en train d’accomplir en terre polonaise, sur ses traces. J’ai voulu faire étape précisément ici, à Wadowice, sur les lieux où sa foi est née et a mûri, pour prier avec vous afin qu’il soit rapidement élevé à la gloire des autels. Johann Wolfgang von Goethe, le grand poète allemand, disait: “Qui veut comprendre un poète devrait visiter son pays”. De même, pour comprendre la vie et le ministère de Jean Paul II, il était nécessaire de venir dans sa ville natale. Il reconnut lui-même que c’est ici, à Wadowice, que “tout commença: la vie, l’école, les études, le théâtre… et le sacerdoce”». Peu après, à Kalwaria, il a prononcé les paroles qui lui ont valu d’être inscrit au parti du “Saint tout de suite”: «Je voudrais dire que moi aussi, tout comme le cher cardinal Stanislaw, j’espère que la Providence accordera bientôt la béatification et la canonisation de notre bien-aimé pape Jean Paul II».

L’image de la chaleur humaine


Il est difficile de résister à la façon dont la Pologne traite ses hôtes. Et, effectivement, Benoît XVI s’est laissé conquérir. Il est vrai qu’en bon allemand il était prêt à subir la fascination de ce qui vit à l’Est; il est vrai qu’il y avait déjà, comme il l’a reconnu lui-même, une grande base de sympathie, alimentée par les nombreux drapeaux polonais qui flottaient au vent dans toutes les audiences générales; il est vrai que la Pologne est “différente” du reste de l’Europe, que c’est un pays dans lequel le catholicisme, la foi sont encore une richesse populaire et non quelque chose dont il faut en public parler avec prudence, de crainte d’offenser la sensibilité d’autrui; il est vrai que le Pape compte, et comment!, sur cette base, sur cette foi, pour repartir sur le Vieux continent. Cela dit, nous ne l’avons jamais vu autant sourire. Et un rapport vraiment spécial s’est instauré. On le voit, pour commencer, au nombre des présences. Si, le jour de l’arrivée à Varsovie, l’accueil semblait chaleureux mais non plébiscitaire, tout a déjà changé avec la première messe, celle de la place Pilsudski, devant l’historique hôtel “Vittoria”. Sans se laisser prendre au jeu habituel des chiffres qui oppose enthousiastes et sceptiques, on peut dire que les gens, pour un vendredi matin, étaient vraiment nombreux. Et à la stupeur de beaucoup d’entre nous, c’étaient des gens qui, à la consécration, se mettaient à genoux: dans les prés, sur le trottoir, au milieu de la rue.
Le crescendo a continué jusqu’à l’arrivée à Czestochowa. Nous nous rappelons Jean Paul II, en 1983, alors que le pays était encore ligoté après le coup d’État du général Jaruzelski; et la foule qui, des remparts, se répandait sur l’esplanade en direction des arbres. Benoît XVI n’a pas été traité avec moins de générosité. Des dizaines de milliers de personnes ont vécu avec le Pape, agenouillé devant eux dans le silence le plus total, l’expérience de l’adoration eucharistique et ont ensuite chanté les litanies de la Vierge, ont vécu une liturgie de trame traditionnelle avec une simplicité et un naturel qui n’avaient rien d’escomptés; ils ont communié par milliers et le président polonais Lech Kaczynski été le premier à recevoir l’hostie des mains du Pape.
Cracovie s’est montrée royale dans son accueil. Comment était-il possible de résister à la foule qui, à Kalwaria, criait «Wir lieben dich», «Nous t’aimons», et répondait dans un cri «Nous nous souviendrons! Nous nous souviendrons!» à la demande du Pape de prier pour lui et pour l’Église? ou qui le submergeait sous la musique de «Sto Lat», «Cent ans», le chant augural qu’elle réservait jusqu’à il y a un peu plus d’un an à Karol Wojtyla? Il n’était pas possible de résister et, de fait, Benoît XVI n’a pas résisté. Au point qu’à Blonie, le samedi soir, durant la rencontre-veillée avec les jeunes, on a clairement vu le Pape remuer les lèvres comme pour s’unir aux chants des jeunes et esquisser le geste de battre des mains en rythme. Une ébauche, un début de geste, aussitôt contrôlé, comme s’il avait peur d’exagérer ou de vouloir imiter Jean Paul II qui, à ce jeu, se prêtait de tout son cœur. Mais une ébauche suffisante pour trahir l’allégresse, la joie que laissait aussi transparaître son sourire et son visage. Il était, à l’évidence, intérieurement touché; et la digue de sa timidité a semblé céder sous les flots d’une affection si véhémente.

L’IMAGE DES POINTS SUR LES «i»


Benoît XVI en a mis un bon nombre. Il a rappelé qu’au début de son pontificat Jean Paul II avait écrit ces mots au cardinal Wyszynski: «Sur le Siège de Pierre, il n’y aurait pas ce Pape polonais qui, aujourd’hui, rempli de la crainte de Dieu mais également de confiance, commence le nouveau pontificat, si n’avaient existé ta foi qui n’a pas plié face à la prison et la souffrance, ton espérance héroïque, ta confiance entièrement donnée à la Mère de l’Église; s’il n’y avait pas eu Jasna Góra et toute cette période de l’histoire de l’Église dans notre patrie, liée à ton service d’évêque et de primat».
Et il a commenté: «Comment ne pas rendre grâce aujourd’hui à Dieu pour tout ce qui a été réalisé dans votre patrie et dans le monde entier, au cours du pontificat de Jean Paul II? Devant nos yeux ont eu lieu des changements de systèmes politiques, économiques et sociaux tout entiers. Dans plusieurs pays, les populations ont recouvré la liberté et le sens de la dignité. “N’oublions pas les exploits du Seigneur”». Cela pour la gratitude et l’histoire.
Sur le christianisme: «Comme dans les siècles passés, aujourd’hui aussi existent des personnes et des milieux qui, négligeant cette Tradition séculaire, voudraient falsifier la parole du Christ et ôter de l’Évangile les vérités selon eux trop malcommodes pour l’homme moderne. On cherche à créer l’impression que tout est relatif: les vérités de la foi dépendraient elles aussi de la situation historique et de l’évaluation humaine. Cependant, l’Église ne peut pas faire taire l’Esprit de Vérité».
Les évêques et le Pape sont responsables de la vérité de l’Évangile, mais «chaque chrétien est sans cesse tenu de confronter ses propres convictions avec les indications de l’Évangile et de la Tradition de l’Église, dans l’engagement pour rester fidèle à la parole du Christ, même lorsque celle-ci est exigeante et humainement difficile à comprendre. Nous ne devons pas tomber dans la tentation du relativisme ou de l’interprétation subjectiviste et sélective des Écritures Saintes. Seule la vérité intégrale peut nous ouvrir à l’adhésion au Christ mort et ressuscité pour notre salut».
La question de la “religion fabriquée par soi-même” et des appartenances partielles ayant été ainsi réglée, rappelons un autre point très délicat. Le Pape l’a abordé en parlant avec les prêtres réunis à Varsovie dans la cathédrale Saint-Jean. «Le Pape Jean-Paul II, à l’occasion du grand Jubilé, a plusieurs fois exhorté les chrétiens à faire pénitence pour les infidélités passées. Nous croyons que l’Église est sainte, mais en elle se trouvent des hommes pécheurs. Il faut repousser le désir de s’identifier uniquement à ceux qui sont sans péché. Comment l’Église aurait-elle pu exclure les pécheurs de ses rangs? C’est pour leur salut que Jésus s’est incarné, est mort et ressuscité. Il faut donc apprendre à vivre avec sincérité la pénitence chrétienne. En la pratiquant, nous confessons les péchés individuels en union avec les autres, devant eux et devant Dieu. Il faut toutefois se garder de la prétention de s’ériger avec arrogance au rang de juges des générations précédentes, qui ont vécu en d’autres temps et en d’autres circonstances. Il faut une humble sincérité pour ne pas nier les péchés du passé, et toutefois ne pas tomber dans des accusations faciles en l’absence de preuves réelles ou dans l’ignorance des différents préjugés de l’époque. En outre, la confessio peccati, pour reprendre une expression de saint Augustin, doit toujours être accompagnée par la confessio laudis – par la confession de la louange. En demandant pardon pour le mal commis dans le passé, nous devons également rappeler le bien accompli avec l’aide de la grâce divine qui, bien que déposée dans des vases d’argile, a souvent porté des fruits excellents».
Deux écoles de pensée sont immédiatement apparues.
La première a préféré donner une lecture “polonaise” de ce texte qui, selon elle, se réfère au problème des prêtres qui auraient, de quelque manière, collaboré avec le régime dans les décennies passées. C’est une question délicate, ne serait-ce que parce que tout le monde sait la confiance que l’on peut avoir dans des listes, très générales, établies par des éléments des services secrets. Et l’archevêque de Cracovie, le cardinal Stanislaw Dziwisz, a bien fait d’interdire la publication des noms tant qu’une commission n’a pas examiné une par une les positions personnelles et les accusations.
Une seconde école de pensée, tend, sans nier que Benoît XVI puisse aussi faire référence à ce cas spécifique, à donner une interprétation plus large de ces lignes. Celles-ci constituent, à ses yeux, un frein aux lectures trop “auto-flagellantes” du mea culpa voulu par Jean Paul II à l’occasion du Grand Jubilé de l’an 2000, qui visait à purifier la mémoire de l’Église sur le seuil du troisième millénaire. Et, à cette occasion, Benoît XVI a voulu mettre un autre point sur un autre «i». «Les fidèles», a-t-il dit, «n’attendent qu’une chose des prêtres: qu’ils soient des spécialistes de la promotion de la rencontre de l’homme avec Dieu. On ne demande pas au prêtre d’être expert en économie, en construction ou en politique. On attend de lui qu’il soit expert dans la vie spirituelle».
Et enfin, aux jeunes, dans le parc de Blonie, à Cracovie, il a rappelé combien il peut être difficile de se dire à haute voix chrétien: «Ce rejet de Jésus de la part des hommes, évoqué par saint Pierre, se prolonge dans l’histoire de l’humanité et arrive également jusqu’à nos jours. Il n’y a pas besoin d’un esprit très incisif pour s’apercevoir des multiples manifestations du rejet de Jésus, même là où Dieu nous a permis de grandir. Souvent Jésus est ignoré, il est tourné en ridicule, il est proclamé roi du passé, mais non d’aujourd’hui et encore moins de demain, il est remisé dans le placard des questions et des personnes dont on ne devrait pas parler à haute voix et en public. Si, dans la construction de la maison de votre vie, vous rencontrez ceux qui méprisent les fondations sur lesquelles vous êtes en train de construire, ne vous découragez pas! Une foi forte doit traverser les épreuves! Une foi vivante doit toujours croître. Notre foi en Jésus Christ, pour rester telle, doit souvent se mesurer à l’absence de foi des autres».

L’image de la douleur


Il était impressionnant de voir Benoît XVI entrer en solitude dans le camp, avancer seul, suivi, loin derrière, par les cardinaux, les évêques et le groupe. Seul, comme s’il devait affronter un ennemi et que les autres, apeurés, restaient en arrière. Le visage tendu, les traits tirés. Une idée nous a traversé l’esprit. C’est ainsi que devait marcher Jésus vers le jardin de Gethsémani, cette nuit-là. Seul. Benoît XVI avançait pour la troisième fois, de son petit pas bref et rapide, vers le lieu-symbole du Mal: il était déjà allé à Auschwitz, en 1979, avec Jean Paul II, et puis l’année suivante avec les évêques allemands. Et vraiment, il marchait comme s’il connaissait bien la route. Une rafale d’images se fixent dans la mémoire: la prière devant le Mur de la Mort, le vent qui soulève sa calotte, le signe de la croix; les larmes d’une femme qui a survécu, le visage tendu du Pape pendant que s’élève la lamentation du Kaddish, la prière pour les morts, et l’arc-en-ciel dans son dos, un signe qui scelle la visite, sur un ciel gonflé de nuages et de tempête.

Les paroles de Benoît XVI ont suscité – comme cela arrive souvent lorsqu’un pape effleure l’univers juif – réactions et polémiques; il est inutile de revenir sur ce sujet. Mais il vaut certainement la peine de rappeler le début du discours du Souverain Pontife, ce cri passionné: «Prendre la parole en ce lieu d’horreur, d’accumulation de crimes contre Dieu et contre l’homme, lieu qui est sans égal au cours de l’histoire est presque impossible – et particulièrement difficile et opprimant pour un chrétien, pour un Pape qui vient d’Allemagne. Dans un lieu comme celui-ci, les paroles manquent; en réalité, il ne peut y avoir qu’un silence effrayé – un silence qui est un cri intérieur vers Dieu: Pourquoi, Seigneur, es-tu resté silencieux? Pourquoi as-tu pu tolérer tout cela? C’est dans cette attitude de silence que nous nous inclinons au plus profond de notre être, face à l’innombrable foule de ceux qui ont souffert et qui ont été mis à mort; toutefois ce silence devient ensuite une demande de pardon et de réconciliation, formulée à haute voix, un cri au Dieu vivant afin qu’il ne permette plus jamais une chose semblable». Joseph Ratzinger, comme «fils du peuple allemand», a dit de lui-même: «Je ne pouvais pas venir ici. Je devais venir». Son discours est trop dense et trop riche pour que l’on puisse tenter de le résumer. Mais il y a un passage qui, peut-être, établit un moment particulier dans le rapport entre juifs et catholiques et qui jette une lumière particulière sur la compréhension que Benoît XVI a de l’histoire et du rôle du peuple juif. «Au fond, ces criminels violents, au moyen de l’anéantissement de ce peuple, entendaient tuer ce Dieu qui appela Abraham, et qui, parlant sur le Sinaï, établit les critères d’orientation de l’humanité qui demeurent éternellement valables. Si ce peuple, par le seul fait d’exister, témoigne de ce Dieu qui a parlé à l’homme et qui l’a pris en charge, alors ce Dieu devait finalement mourir et son pouvoir n’appartenir qu’à l’homme – à ceux qui se considéraient comme les forts qui avaient su devenir les maîtres du monde. Avec la destruction d’Israël, avec la Shoah, ils voulaient, en fin de compte, extirper également la racine sur laquelle se fonde la foi chrétienne, en la remplaçant définitivement par la foi fabriquée par soi-même, la foi dans le pouvoir de l’homme, du plus fort».
Mais en lisant les paroles de Benoît XVI, on a l’impression que les allusions (comme l’allusion relative à l’extermination du peuple Rom: «Il figurait au nombre des éléments inutiles de l’histoire universelle, dans une idéologie où ne devait compter désormais que ce dont on pouvait mesurer l’utilité; tout le reste, selon leur conception, était catalogé comme lebensunwertes Leben – une vie indigne d’être vécue») sont beaucoup plus actuelles que ce que nous pensons et ne se réfèrent pas seulement à l’évidente et brutale scélératesse d’il y a soixante ans mais parlent à l’Occident de l’avortement et de l’euthanasie.