Entre la fin de l'ancien et le début du nouveau


La lecture d'Andrea Gagliarducci de "Dernières Conversations" (22/9/2016)



Je vais éviter de me répéter. Je partage à 100% l'admiration d'Andrea Gagliarducci pour Benoît XVI, et j'apprécie beaucoup la finesse de son analyse du pontificat comme contenant en germe toutes les "bonnes" réformes structurelles (synodalité, lutte contre la pédophilie des clercs, etc..) souhaitées en apparence mais sabotées dans les faits par ses ennemis pendant 8 ans. Je ne partage même pas à 1% (le résidu, de pure forme, est juste concédé à la marge d'incertitude, qu'on ne peut pas négliger , sauf à être accusé de mauvaise foi) son 'irénisme' - appelons le ainsi - à propos de François, qui le pousse à trouver coûte que coûte les points de continuité entre les deux papes. C'est évidemment la première considération qui me porte à publier cet article, malgré l'agacement que me procurent certains passages.

Entre la fin de l'Ancien Monde et le début d'un nouveau:
les réflexions de Benoît XVI


Andrea Gagliarducci
12 septembre 2016
Monday Vatican
Ma traduction

* * *

"Dernières Conversations" de Benoît XVI, le livre-interview récemment publié avec le journaliste Peter Seewald, n'est pas seulement une sorte de chapitre final de la biographie du pape émérite - il va bientôt avoir 90 ans: le livre est une clé pour interpréter l'Eglise, qui montre une fois de plus combien peu de gens comprennent vraiment l'impact révolutionnaire du pontificat qui a précédé celui de François. Ce fut une révolution tranquille, basée sur une prise de conscience unique: à quel point il est nécessaire aujourd'hui d'annoncer et de préserver la foi.

Le livre-interview ne contient pas de grandes révélations. Mais les lignes directrices qu'il fournit nous aident à mieux comprendre le pontificat qui a pris fin avec la démission vraiment révolutionnaire du Pape, et à mieux comprendre le pontificat actuel. Benoît XVI l'énonce clairement: «Je n'appartient plus au Monde Ancien, mais le nouveau n'a pas encore réellement commencé».

Le pontificat de François, alors, se caractérise vraiment comme un pontificat de transition, bien que cela ne signifie pas nécessairement qu'il soit un pontificat transitoire. Certes, l'élection d'un pape d'Amérique du Sud confirme - Benoît XVI lui-même l'admet - que le christianisme n'est plus le moteur de la société européenne. Au contraire, l'Europe vit aux dépens de l'énergie provenant d'autres continents: d'Amérique du Sud (ndt: est-ce si vrai? beaucoup de faits prouvent le contraire... notamment la chute dramatique des vocations dans la plupart des diocèses, et les rares encore florissants sont mis sur la touche), une Église qui souffre toutefois d'une crise provoquée par les sectes évangéliques; d'Afrique, une Eglise jeune et enthousiaste; et de quelques Eglises en Asie comme les Philippines. Ces avant-postes chrétiens doivent être pris en considération .

Benoît considère qu'une conséquence naturelle de cela, c'est que, puisque l'Eglise a changé de forme, une nouvelle façon d'annoncer l'Évangile doit être recherchée. Et c'est la raison pour laquelle le pape émérite aime (?) la façon dont François aborde la question. Benoît XVI décrit François comme un décideur, l'«homme de la réforme pratique» , appréciant l'expérience antérieure du pape dans l'administration. Benoît ajoute qu'il est surpris par la chaleur humaine que François lui témoigne, y compris dans les lettres que François écrit «avec une toute petite écriture, bien plus petite que la mienne. En comparaison, j'écris gros».

Est-ce le moment de la réforme pratique? En regardant l'ensemble de l'appareil que François a mis en place (des commissions aux Conseils et aux nouveaux dicastères), il semble que tout le monde attende un tournant pratique .

Par ailleurs, Benoît XVI souligne un autre aspect. Tout en rejetant les accusations de ne pas avoir été un homme de gouvernement, et tout en admettant certaines de ses limites dans la prise de décision, le Pape Émérite souligne néanmoins qu'un Pape «ne doit pas nécessairement être un théologien», mais qu'il «doit avoir une grande profondeur intellectuelle». En fin de compte, une logique théologique, basée sur la foi et exprimée avec raison, est nécessaire pour gouverner l'Eglise .

Ces bases théologiques sont nécessaires, en dépit de toutes les réformes qu'un Pape pourrait initier. Benoît XVI dit qu'il savait que son pontificat allait être bref, qu'il ne pouvait évidemment pas commencer de grandes réformes: «Je ne pouvais pas, par exemple, convoquer un Concile» (ndt: mais il ne l'aurait pas fait de toute façon, il avait déjà formulé toutes ses réserves dans un précédent livre d'entretiens en tant que cardinal préfet de la CDF.) Mais - ajoute-t-il - bien qu'un Concile ne fût pas possible, il pouvait en revanche développer la synodalité.

Bien que la synodalité soit l'un des principaux thèmes du pontificat de François (ndt: il en est beaucoup question, mais il l'applique très peu, son pontificat étant incomparablement plus autoritaire que celui de son prédécesseurs), il n'est pas surprenant que ce soit Benoît XVI qui l'ait développée avant. Le pape émérite est souvent décrit comme un centralisateur. Mais ce n'est pas exact. Benoît XVI souligne également qu'il a toujours soutenu l'importance et l'autonomie des Églises locales, et que ses vues s'accordent parfaitement avec Evangelii Gaudium, l'Exhortation apostolique qui est le programme de gouvernement de François.

Cependant, ajoute Benoît XVI, souvent, les Églises locales ne prennent pas la responsabilité de leurs décisions. C'est une question cruciale: les Églises locales connaissent leur relation privilégiée avec Rome, c'est-à-dire avec l'Eglise universelle, mais elles déplorent souvent que cette relation les prive de liberté. Mais en fait, ce manque de liberté découle d'un manque de courage de leur part à prendre des décisions qui vont à l'encontre des courants contemporains de pensée. Au moment où elles doivent prendre des décisions difficiles, elles se tournent vers Rome, et ensuite, elles blâment Rome dès qu'une critique s'élève.

Cette façon de faire se remarque dans les discussions autour de la question de la communion sacramentelle pour les catholiques divorcés remariés, et dans les débats entourant les deux synodes sur la famille, voulus par François (ndt: on sait comment ces "débats" ont été détournés, et préparés à cette fin). En fin de compte, personne ne veut changer formellement la doctrine, car ce serait un pas provocateur; mais tout le monde souhaite un feu vert évident pour se comporter pastoralement de la manière la plus expéditive sans être jugé par l'autorité centrale, à laquelle ils doivent obéissance.

Benoît XVI décrit l'intervention de Rome dans les Eglises locales comme un acte d'amour et de sollicitude, et non pas comme une imposition. Bien entendu, des interventions sont nécessaires.

Un exemple est donné par le scandale de la pédophilie dans l'Eglise. Le Pape Émérite rejette l'accusation d'indulgence dans le traitement des affaires de pédophilie. Il reconnaît que les procédures de traitement des cas d'abus sexuels devaient être réformés, et que la meilleure réforme possible consistait en un transfert de compétence, de la Congrégation pour le Clergé, qui n'agissait pas de manière décisive sur la question, vers la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Benoît XVI admet également qu'il a pesé les risques de la décision, mais il insiste sur le fait qu'un signal était nécessaire. Pour cette raison, un nouveau cadre juridique a été développé, qui a de facto résolu certains des problèmes entravant l'action des Églises locales. Dans de nombreux cas, des accusations de pédophilie n'ont pas été signalés à Rome par les Églises locales, avec la conséquence que Rome ne pouvait pas engager les poursuites nécessaires immédiatement.

Il se trouve que ce qui est actuellement fait, c'est-à-dire les réformes que François a mises en place pour traiter ces cas, est basé sur le cadre juridique que Benoît XVI a établi comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, puis comme Le pape.

Toutefois, ce cadre juridique n'est pas le résultat des efforts déployés par une seule personne, mais le fruit d'une discussion ouverte. «En tant que préfet, je n'ai jamais voulu signer un document personnellement», dit Benoît XVI. Il explique qu'il voulait que chaque document fît partie d'un effort commun, comme si tout devait être le fruit de la collégialité au sein de la Congrégation. Il a suivi la même méthode comme pape. Nonobstant les complots, la résistance et la saleté dans l'Eglise qu'il a dénoncée pendant les Méditations du Chemin de Croix de 2005, Benoît XVI salue le rôle du "Vatican caché" composé de gens bien qui croient en l'Église et travaillent sans relâche pour la servir.

Benoît XVI est également conscient des problèmes de la barque de Pierre assaillie par l'opinion publique. Cet assaut a commencé au cours du Concile Vatican II. A cette époque, Benoît XVI admet qu'il était un progressiste. Mais il ajoute qu'alors, être progressiste signifiait être parmi ceux qui voulaient renouveler la foi, et ne signifiait pas rompre avec la tradition. C'est pour cela qu'après Vatican II, il était déterminé à expliquer le véritable esprit de la réforme envisagée par le Concile, et il a pris conscience que la question de la vérité était devenu essentielle.

«Nous ne possédons pas la vérité, mais la vérité est quelque chose qui vient à nous», dit Benoît XVI à Seewald. Ce sujet est l'un de ses favoris, et se retrouve dans ses écrits, discours et homélies.

En fin de compte, là est le thème crucial. Au-delà de son extraordinaire humilité, le livre-interview montre que tout ses efforts font partie d'un effort plus large pour annoncer la parole de Dieu. L'évangélisation est le sujet principal. Au-delà des réformes et de l'organisation, ce besoin d'apporter Dieu au cœur de l'homme demeure toujours.

Tout ce que Benoît XVI a fait, il l'a fait pour l'unité et la foi de l'Eglise. Il est pas surprenant que Benoît XVI soit encore irrité contre ceux qui critiquent sa réforme de la prière pour les Juifs contenue dans la liturgie du Vendredi Saint, que l'on trouve dans le Missel romain de 1965, et la «libéralisation» de l'ancien rite. Il n'est pas non plus surprenant que la plus grande douleur pour lui semble être l'affaire de la levée de l'excommunication de l'évêque lefebvriste Richard Williamson.

Benoît XVI a révoqué l'excommunication de quatre évêques lefebvristes, mais l'un d'entre eux - Richard Williamson - était connu pour avoir fait des déclarations antisémites. Après que le scandale ait éclaté, Benoît XVI a personnellement écrit une lettre déplorant qu'on en soit venu à «se mordre et se dévorer» au sein de l'Eglise catholique, citant une épître de saint Paul [ndt: en fait, c'est la conclusion du discours qu'il avait prononcé au Grand Séminaire pontifical romain (w2.vatican.va) le 20 février 2009, alors qu'explosait la bombe de l'affaire Williamson].

Benoît XVI ne comprend pas vraiment ce «mordre et dévorer». Il ne l'a pas compris quand il était dirigé contre lui, mais il ne le comprend pas en général. Le livre-interview est donc aussi une invitation indirecte à regarder le pontificat non pas à travers les petites lentilles des réformes, déclarations, erreurs et ragots. Un pontificat doit être jugé à un niveau supérieur, c'est-à-dire combien il a produit d'évangélisation.

Peut-être que nous devrions lire le pontificat de François en ces termes. Nous devrions essayer d'imaginer si son charisme personnel apportera des avantages à long terme à l'Église, plutôt que de nous concentrer sur les questions de réformes. Comprendre les réformes est nécessaire pour une analyse fonctionnelle, mais cela ne peut pas être pleinement appliqué à une institution dont la fin est l'éternité.

Ainsi, Benoît XVI nous donne une fois de plus les clés d'interprétation pour comprendre l'Eglise. Alors que son cercle d'étudiants (le Ratzinger Schuelerkreis) regarde déjà vers la nouvelle évangélisation de l'Europe et l'Eglise vivante qu'elle exigera, le pape émérite continue d'intercéder pour l'Eglise. Il est peut-être le dernier pape d'un Vieux Monde, mais il est maintenant temps de construire le nouveau. c'est un grand défi, un défi auquel le pape Benoît contribue par sa prière et ses pensées, parfois même conseillant François, comme le livre le révèle (*). C'est toujours un engagement discret, avec la joie que l'Église soit toujours jeune et vivante. Benoît XVI l'a dit après la mort de saint Jean-Paul II - un autre thème servant de fil conducteur pour la compréhension de ces dernières conversations.

NDT


(*) Pas vraiment, en fait!
A la question pressante de Seewald (page 54):
«L'ancien Pape et le nouveau Pape vivent aujourd'hui dans le même domaine, à quelques centaines de mètres l'un de l'autre. Il paraît que vous êtes constamment à la disposition de votre successeur. Fait-il effectivement appel à votre expérience, à vos conseils?»,
Benoît XVI répond très nettement:
«Il n'en a généralement pas l'occasion. Il lui est arrivé de me poser des questions, par exemple à propos de l'interview qu'il a donnée à La Civiltà Cattolica. Je le fais évidemment, je lui donne mon avis. Mais dans l'ensemble, je suis très content de ne pas avoir à m'impliquer»
Façon polie d'éluder; et de dire que son avis a été sollicité une fois... et qu'on en a pas tenu compte).
Peter Seewald insiste:
«Cela signifie-t-il que vous n'avez pas reçu à l'avance le texte de l'exhortation apostolique de François Evangelii Gaudium
Réponse:
«En effet. Mais il m'a écrit à ce sujet une très belle lettre personnelle de sa minuscule écriture ...».
Autrement dit, Benoît XVI botte en touche, en déplaçant l'attention sur l'anecdote, d'ailleurs reprise ici.