La rédemption par la Croix


Joseph Ratzinger nous explique le Crucifié du Retable d'Issenheim, le chef-d'oeuvre de Grünenwald. Extrait de l'essai introductif de "Jésus de Nazareth, écrits de christologie", le volume VI de ses Oeuvres complètes (25/3/2016).

 


Le site de la Fondation vaticane Joseph Ratzinger-Benoît XVI nous offre l'intégralité de l'essai, dans la traduction de Pierluca Azzaro (le traducteur en italien des oeuvres complètes).
La première partie avait été publiée l'année dernière, justement pour Pâques, dans Il Corriere della Sera. Je l'avais traduite ici: benoit-et-moi.fr/2015-I/benoit-xvi/une-sublime-meditation-inedite-de-j-ratzinger.

Antonio Socci, qui reproduit l'extrait ci-dessous (et chez qui je l'ai trouvé) commente: Ratzinger explique le secret du Crucifié de Grünewald, "le plus émouvant de la chrétienté".

Le retable d'Issenheim (1512-1516) est exposé au musée Unterlinden de Colmar, qui vient de rouvrir après d'importants travaux de restructuration.




(ma traduction)

L'image du Christ crucifié, qui est au centre de la liturgie du vendredi saint, manifeste toute la gravité de la souffrance, du désarroi et du péché de l'homme.
Et pourtant, au long des siècles de l'histoire de l'Église, elle a toujours été perçue comme image de consolation et d'espérance. L'Autel (le retable) d'Isenheim, de Matthias Grünewald, peut-être l'image de la croix la plus émouvante de la chrétienté, se trouvait dans un couvent d'Antonins où étaient soignés ceux qui avaient été touchés par les terribles épidémies qui affligèrent l'Occident à la fin du Moyen Age.
Le Crucifié est dépeint comme l'un d'entre eux, l'intégralité de son corps couvert de plaies et de bubons de la peste, le mal le plus obscur du temps.
Les paroles du Prophète se réalisent en lui: il est recouvert par nos bubons. Les moines priaient devant cette image avec leurs malades, qui trouvaient consolation en reconnaissant que, dans le Christ, Dieu souffrait avec eux.
Par cette image, ils savaient que justement grâce à leur maladie, ils étaient identiques au Christ crucifié lequel, frappé, lui aussi, s'unissait à tous ceux qui dans l'histoire avaient été frappés; ils faisaient l'expérience de la présence du Crucifié dans leur croix et, à travers leur souffrance, ils se savaient ancrés dans le Christ et ainsi immergés dans l'abîme de l'éternelle miséricorde. Ils sentaient sa croix comme leur rédemption.

Aujourd'hui, beaucoup d'hommes éprouvent une méfiance profonde envers cette idée de rédemption. Suivant Karl Marx, ils considèrent la consolation dans le ciel comme consolatoire devant la vallée de larmes terrestre, parce qu'elle n'améliore en rien la misère dans le monde, mais ne la perpétue, en définitive, qu'au profit de ceux qui ont intérêt au maintien du statu quo.
Au lieu de la consolation, ils exigent un changement qui rachète en éliminant la douleur. Non la rédemption à travers la douleur, mais la rédemption de la douleur: tel est le mot d'ordre; non pas l'attente de l'aide divine, mais l'humanisation de l'homme au moyen de l'homme: telle est la tâche.

À ce point, naturellement, on peut immédiatement objecter que les alternatives proposées sont erronées; parce qu'il est tout à fait évident que les Antonins voyaient dans la croix de Christ autre chose qu'une excuse qui les aurait exonérés d'une oeuvre ciblée et organisée d'aide aux hommes.
Avec 369 hôpitaux disséminés dans toute l'Europe, les Antonins avaient réalisé un réseau de secours dans lequel la croix du Christ était une exhortation pratique à rechercher le Christ dans celui qui souffre, et à guérir son corps blessé: donc à changer le monde et à faire cesser la douleur.
Il est permis de se demander si aujourd'hui, aux invocations bruyantes d'humanité et d'humanisation, correspond une réelle impulsion à servir et à secourir comme c'était le cas alors. On a parfois l'impression que nous voulons nous racheter d'une tâche qui est devenue trop pénible pour nous, en en parlant, au moins, de manière retentissante.
En tout cas, aujourd'hui déjà, nous vivons, dans une large mesure, en prenant dans les pays les plus pauvres des gens pour [nous] servir, parce que dans nos peuples l'impulsion à servir est devenue trop faible. Et pourtant il faut se demander comment peut vivre un organisme social dans lequel disparaît un organe vital qu'à long terme on ne peut pas remplacer avec une greffe.
En ce sens, dans le contexte de la nécessaire oeuvre de construction et de changement du monde par l'homme, la question devra être considérée autrement que ce qui advient avec les faciles oppositions aujourd'hui à la mode.
(...)

Joseph Ratzinger