Le Verbe s'est fait chair


Superbe homélie inédite du jeune cardinal Ratzinger et nouvel Archevêque de Münich-Freising le jour de Noël 1977 (gâce à Raffaella qui publie le texte en italien) (4/1/2016)

>>> Voir aussi l'homélie de la messe du 25 décembre 1978:
benoit-et-moi.fr/2015-II/benot-xvi/une-homelie-de-nol-de-1978



Nous ne voulons pas croire que la vérité est belle. Sur la base de notre expérience, à la fin, la plupart du temps, la vérité est cruelle et sale. Et quand pour une fois ce ne semble pas être le cas, alors nous commençons à creuser jusqu'à ce que nous voyons nos soupçons confirmés. Un jour, on a dit que l'art est au service de la beauté, et que la beauté est à son tour "Veritatis splendor", splendeur de la vérité, sa lumière intérieure. Mais aujourd'hui, le plus souvent, l'art considère que sa tâche la plus haute est de démasquer l'homme comme un être impur et dégoûtant.
Si nous pensons aux drames de Bertolt Brecht, nous nous rendons compte que, même en eux, tout le génie du poète est tendu à dévoiler la vérité, non pas pour en montrer la lumière, mais plutôt pour démontrer que la vérité est sale, que la saleté est la vérité. La rencontre avec la vérité n'ennoblit pas, au contraire, elle dégrade. D'où la raillerie de Noël, la dérision de notre joie. Et en réalité, si Dieu n'existe pas, il n'y a pas de lumière, il n'y a que la saleté de la terre. En cela réside la vérité vraiment tragique de cette «poésie».


L'homélie est une méditation sur l'évangile de la messe de Noël, qui semble s'opposer (en apparence seulement) aux récits plus familiers des autres évangélistes, lus la veille de Noël: le chapitre 1 de l'Evangile de Jean, et ses mots célèbres "Et le Verbe s'est fait chair" (1).
Il y a un passage particulièrement beau (et actuel) sur la beauté de la vérité, et l'acharnement de l'art, aujourd'hui, à salir cette beauté.

Nous avons vu sa gloire

Homélie pour Noël 1977
Source: ilblogdiraffaella.blogspot.it
Ma traduction

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Nativité de Giotto

Dans l'Évangile de la troisième messe de Noël que nous venons d'entendre (1), ce qu'il y a d'aimable et de familier dans la naissance de Jésus-Christ dans une étable à Bethléem, semble s'être éloigné dans la dimension inconnue du mystère.
Dans cet évangile, on ne parle pas de l'enfant et de la mère, des bergers, de leurs moutons et du chant des anges annonçant aux hommes la paix grâce à la gloire de Dieu. Toutefois, il a des choses en commun avec les autres évangiles: celui d'aujourd'hui parle lui aussi de la lumière qui brille dans les ténèbres.
Il parle de la gloire de Dieu que nous pouvons voir comme grâce dans le Verbe qui s'est fait chair, et il parle du Seigneur qui n'a pas été accueilli chez lui. Parmi ces expressions grandes et mystérieuses apparaît de temps en temps l'étable où devait naître le fils de David, puisque dans sa ville, il n'y avait pas de place pour lui.
Ainsi, une écoute plus attentive peut nous faire bien comprendre que l'Evangile d'aujourd'hui dit les mêmes choses que celui de la Nuit Sainte, et que tous les évangiles proclament un seul Evangile. Seulement qu'ils abordent la question sous des angles différents.
Luc - comme Matthieu - raconte l'histoire terrestre, et à partir d'elle, ouvre la voie qui mène à l'agir mystèrieux de Dieu.

 

Saint Jean et son aigle

Jean, l'aigle, voit toute l'histoire à partir du mystère de Dieu et montre comment ce mystère arrive jusqu'à l'étable, jusqu'à la chair et au sang de l'homme.
De quoi s'agit-il donc dans la réalité? Que veut nous dire d'important l'Église, pour le jour de Noël, et à partir de lui, pour toute l'année, et même pour notre vie, quand elle nous présente ce texte solennel et sévère, alors que nous nous attendrions aux mots passionnés de l'histoire de la naissance?
Cet Evangile fait partie depuis les temps les plus anciens de la liturgie de Noël, parce qu'il contient la phrase qui constitue le fondement de notre joie, la signification authentique de la fête: «Le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous».
A Noël, nous ne célébrons pas l'anniversaire d'un personnage important comme il y en a tant. Pas plus que nous ne célébrons simplement le mystère de l'enfance. Certes, ce qu'il y a de frais, de pur et de candide chez un enfant nous laisse espérer, nous donne le courage de compter sur de nouvelles possibilités de l'homme.
Mais si nous nous accrochons seulement à cela, au nouveau commencement de la vie chez l'enfant, à la fin, il pourrait ne nous rester entre les mains que de la tristesse: cette nouveauté aussi s'usera. L'enfant aussi entrera dans la compétition de la vie, il participera aux compromis et aux humiliations que cette compétition impose, et à la fin, il deviendra la proie de la mort comme nous tous. Si nous n'avions à célébrer que la simple idylle de la naissance et de l'enfance, à la fin, il ne nous restera même plus cette idylle. Il ne nous restera rien d'autre que l'éternel mourir et devenir, et nous pourrions nous demander si le fait même de naître n'est pas en soi quelque chose de triste, puisqu'il conduit seulement à la mort.
Voilà pourquoi il est si important qu'à Noël, quelque chose de plus soit arrivé: le verbe s'est fait chair. «Cet enfant est le fils de Dieu», dit l'un de nos plus beaux chants de Noël.
Ce qui est inconnu, ce qui est impensable, et pourtant toujours attendu, ce qui même est nécessaire, est en effet arrivé: Dieu est venu parmi nous. Il s'est uni à l'homme de manière si inséparable que cet homme est vraiment Dieu de Dieu, lumière de la lumière, vrai homme. La signification éternelle du monde est venu à nous de manière si authentique que nous pouvons la toucher et l'observer.

Parce que ce que Jean appelle «le Verbe», en grec signifie aussi «le sens» (ndt: logos). Donc, nous pourrions sans aucun doute traduire l'expression de Jean, en disant «Le sens s'est fait chair». Mais ce sens n'est pas seulement une idée générique qui s'introduit dans le monde. Le sens s'adresse à nous. Le sens est une parole, un appel qui nous est adressé. Le sens nous connaît, nous appelle, nous guide. Le sens n'est pas une loi vague à laquelle nous avons une part quelconque. Il est réservé à chacun d'une manière très personnelle. Il est lui-même une personne: le fils du Dieu vivant né dans une étable à Bethléem.
Pour beaucoup, d'une certaine façon pour nous tous, ces choses semblent trop belles pour être vraies. Ici, on nous dit: oui, il y a un sens.
Et le sens est pas une rebellion impuissante contre ce qui est insensé. Le sens a sa propre force. Il est Dieu. Dieu est bon. Dieu n'est pas un quelconque être suprême, loin de nous, que nous ne parvenons jamais à approcher. Il est très proche, à portée de voix, toujours accessible.
Il a du temps pour moi, beaucoup de temps, au point d'être couché dans la crèche et d'être resté homme pour toujours. Nous continuons à nous demander: une telle chose est-elle possible? Est-il possible que Dieu soit un enfant?
Nous ne voulons pas croire que la vérité est belle. Sur la base de notre expérience, à la fin, la plupart du temps, la vérité est cruelle et sale. Et quand pour une fois ce ne semble pas être le cas, alors nous commençons à creuser jusqu'à ce que nous voyons nos soupçons confirmés. Un jour, on a dit que l'art est au service de la beauté, et que la beauté est à son tour Veritatis splendor, splendeur de la vérité, sa lumière intérieure. Mais aujourd'hui, le plus souvent, l'art considère que sa tâche la plus haute est de démasquer l'homme comme un être impur et dégoûtant.
Si nous pensons aux drames de Bertolt Brecht, nous nous rendons compte que, même en eux, tout le génie du poète est tendu à dévoiler la vérité, non pas pour en montrer la lumière, mais plutôt pour démontrer que la vérité est sale, que la saleté est la vérité. La rencontre avec la vérité n'ennoblit pas, au contraire, elle dégrade. D'où la raillerie de Noël, la dérision de notre joie. Et en réalité, si Dieu n'existe pas, il n'y a pas de lumière, il n'y a que la saleté de la terre. En cela réside la vérité vraiment tragique de cette «poésie».
«Les siens ne l'accueillirent pas»: au fond, nous préfèrons notre désespoir obstiné à la bonté de Dieu, qui, depuis les jours de Bethléem, veut toucher nos cœurs. Au fond, nous sommes trop fiers pour nous laisser sauver.
«Les siens ne l'accueillirent pas»: la tragédie représentée par cette phrase ne s'épuise pas dans l'histoire de la recherche d'un abri, que nos récitations de Noël continuent à rappeler à l'esprit avec une telle tendresse. Elle ne s'épuise pas non plus dans l'appel à penser aux sans-abri, dans le monde et ici à Münich, aussi important que soit ce rappel. Mais cette phrase touche quelque chose de plus profond en nous, la raison la plus vraie pour laquelle la terre n'offre pas de refuge à de nombreuses personnes: notre orgueil ferme les portes à Dieu et donc aussi aux hommes.
Nous sommes trop orgueilleux pour voir Dieu. Il nous arrive la même chose que ce qui est arrivé à Hérode et à ses experts en théologie: à ce niveau, on n'entend plus chanter les anges. A ce niveau, nous nous sentons seulement menacés ou ennuyés par Dieu. A ce niveau, nous ne voulons plus être «sa propriété», la propriété de Dieu, mais nous voulons appartenir exclusivement à nous-mêmes. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas accueillir celui qui vient dans sa propriété; pour le faire, nous devrions changer, nous devrions le reconnaître comme maître.
Lui, il est venu comme un enfant, pour vaincre notre arrogance. Peut-être nous serions-nous rendus plus facilement face à la puissance, face à la sagesse. Mais lui ne veut pas que nous nous rendions, il veut notre amour. Il veut nous libérer de notre orgueil et nous rendre ainsi vraiment libres. Alors laissons la joie de ce jour envahir notre âme. Ce n'est pas une illusion. C'est la vérité.
Car la vérité - la plus haute, la plus authentique - est belle. Et elle est bonne. La rencontrer fait du bien aux hommes. La vérité parle avec les mots de l'enfant qui est le fils de Dieu.
La dernière phrase de notre évangile dit: «Nous avons vu sa gloire». Il pourrait s'agir des paroles des bergers qui rentrent chez eux, de retour de l'étable, et résument ce qu'ils ont vécu. Il pourrait s'agir des paroles de Marie et Joseph décrivant ce qu'ils se rappellent de la nuit de Bethléem. Dans notre texte, c'est le regard rétrospectif de l'apôtre qui dit ce qui est arrivé dans la rencontre avec Jésus. Et en réalité, nous tous en tant que chrétiens, nous devrions pouvoir prononcer cette phrase: «Nous avons vu sa gloire».

Oui, à partir de cela, on pourrait même expliquer ce que signifie croire voir sa gloire dans ce monde. Celui qui croit voit. Mais nous, avons-nous vu? Ne sommes-nous pas restés aveugles? Ne voyons-nous pas toujours nous-mêmes, notre image dans un miroir? En dehors de soi, chacun de nous ne voit que ce qui existe déjà en lui, quelque chose de conforme à lui.
Laissons-nous ouvrir les yeux sur le mystère de cette journée, laissons-la nous permettre de voir. Alors, nous vivrons nous aussi comme des personnes qui voient. Comme des personnes qui ne pensent pas qu'à elles-mêmes, qui ne connaissent pas seulement elles-mêmes.
La collecte organisée par l'Adveniat (2) pourrait être une petite réponse à l'appel de Noël. Un signe qui montre que nous avons appris à écouter et à voir, que nous reconnaissons que Dieu est le vrai maître, même de notre propriété. Ainsi, nous aussi, nous pourrons devenir porteurs de la lumière venant de Bethléem, pour ensuite prier, pleins de confiance: Adveniat regnum tuum. Que ton règne vienne. Que vienne ta lumière. Que vienne ta gloire.

Amen.

 

NDT


(1) La messe du jour de Noël est très différente de la messe de la nuit de Noël. La majesté des lectures provoque la louange et la contemplation de la personne de Jésus. C’est une méditation sur le dessein de Dieu depuis l’origine des temps, dessein qui se réalise dans l’incarnation du fils de Dieu. Le prologue de l’évangile de Saint Jean (Jn 1: 1-18) sur le verbe de Dieu, se présente comme une nouvelle Genèse à la création du monde (cybercure.fr/l-eglise-en-fete/le-temps-de-noel/article/messes-de-noel-veillee-de-noel).

1 Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.
2 Il était au commencement en Dieu.
3 Tout par lui a été fait, et sans lui n'a été fait rien de ce qui existe.
4 En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes,
5 Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.
6 Il y eut un homme, envoyé de Dieu; son nom était Jean.
7 Celui-ci vint en témoignage, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui:
8 non que celui-ci fût la lumière, mais il avait à rendre témoignage à la lumière.
9 La lumière, la vraie, celle qui éclaire tout homme, venait dans le monde.
10 Il ( le Verbe) était dans le monde, et le monde par lui a été fait, et le monde ne l'a pas connu.
11 Il vint chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu.
12 Mais quant à tous ceux qui l'ont reçu, Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom,
13 Qui non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu sont nés.
14 Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous, (et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle qu'un fils unique tient de son Père) tout plein de grâce et de vérité.


(2) Voir ici.