Dans l’avion vers le Mozambique, le Pape s’est vu remettre par Nicolas Senèze, l’envoyé spécial au Vatican de La Croix, son dernier opus. Une opération de pub qui n’a rien d’anormal en soi, mais qui s’est révélée d’autant plus rentable que le destinataire a commenté en direct, suscitant un « buzz » planétaire. Giuseppe Nardi en parlait déjà deux semaines avant la sortie du livre. Isabelle a traduit son excellente analyse.

Voir aussi dans ces pages sur ce sujet:


« Comment l’Amérique veut changer de pape »

Le nouveau livre de Nicolas Senèze

Giuseppe Nardi
katholishes.info
21 août 2019
Traduit de l’allemand par Isabelle

Avant même que les librairies n’exposent, au début de ce mois de novembre, l’ouvrage d’Austen Ivereigh, Wounded Shepherd (« Le berger blessé »), déjà lancé par une campagne publicitaire, un autre livre de la même veine vient d’être publié.

La parution du nouveau livre de Nicolas Senèze, Comment l’Amérique veut changer de pape, est annoncée pour le 4 septembre. L’ouvrage est édité chez Bayard.

Nicolas Senèze, né en 1973 est, depuis 2016, vaticaniste de La Croix, le quotidien de la Conférence Episcopale de France.  Il a déjà travaillé pour ce journal de 1999 à 2009, après avoir obtenu son diplôme à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille.

Senèze est considéré en France comme un expert de « l’intégrisme catholique », entre autres aussi de la Fraternité Saint-Pie-X. Ce qui est en réalité un biais. Comme Ivereigh, il affirme dans son nouvel ouvrage – dont la date de parution, en tout état de cause, prend de vitesse son collègue anglais – qu’un vaste complot serait en cours pour renverser le pape François.

« Un complot fomenté depuis les USA pour que le pape s’en aille. »

L’ouvrage « reconstitue les manœuvres » qui devraient aboutir à « un nouveau conclave ».

« Derrière les attaques se cache un réseau d’évêques conservateurs et de financiers du mouvement souverainiste » :

Ainsi s’exprime, dans le journal Il Mattino, Franca Giansoldati, une bergoglienne convaincue.

« L’axe du mal » est donc désigné : les USA de Donald Trump, des évêques conservateurs, des financiers et le mouvement souverainiste. À elle seule cette énumération qui rassemble pratiquement toutes les figures des ennemis du Mainstream devrait faire dresser l’oreille. Elle montre bien pourquoi la thèse de l’ouvrage est boiteuse : elle est inventée de toutes pièces.

L’ouvrage procède par suggestions, allusions, sous-entendus et un melting-pot qui n’a qu’un but : inventer des ennemis. Mais il n’avance ni preuves ni faits. En journaliste aguerri, Senèze sait présenter son exposé de manière habile et, par endroits, captivante. Cela impressionnera ceux qui veulent se laisser impressionner.

Senèze dit que son livre représente son travail de vaticaniste, effectué « dans les tranchées » durant ces trois dernières années. Mais en réalité, il se limite à l’année écoulée. Et fait commencer sa chronique du « complot » avec la publication du dossier Vigano le 26 août 2018. Ce « témoignage » de l’ancien nonce aux USA, Mgr Carlo Maria Vigano, qui met directement en cause le pape François dans l’affaire des scandales d’abus sexuels perpétrés par quelques-uns des haut prélats très proches de lui, serait la « déclaration de guerre officielle » contre l’actuel pontificat. A l’époque, l’archevêque Vigano avait réclamé publiquement la démission de François.

Dans les mois qui ont suivi, les attaques seraient devenues de plus en plus fortes. « Elles ont un schéma commun », qui permettrait par déduction d’identifier les milieux qui se cachent derrière elles. Il s’agirait de « différents centres de pouvoir, qui auraient un lien avec Steve Bannon, l’idéologue à qui le Président Trump lui-même a fait confiance ».

De fait, depuis la victoire électorale de Trump, si choquante pour certains milieux, Steve Bannon est une sorte d’incarnation. L’énoncé seul de son nom déclenche chez certains un respect admiratif et chez d’autres un frisson d’épouvante. Les USA sont un chapitre à eux seuls. Sur la base de certaines déclarations de Bannon, d’aucuns espéraient qu’il pourrait rendre possible, en Europe aussi, « le miracle de l’élection de Trump », alors que d’autres redoutaient précisément cela.  En réalité, il ne s’est pas passé grand-chose. Bannon dispose, certes, de contacts mais son influence politique sur la Maison Blanche fut de courte durée. Par ailleurs, il a été vite obligé de constater, après diverses conversations de ce côté-ci de l’Atlantique, que les choses fonctionnent autrement en Europe.

Au-delà de ces conversations et de quelques conférences au cours desquelles il a sûrement prodigué conseils et recommandations, on peine à voir en Europe un « effet Bannon ». Dans l’Union Européenne, son nom est mentionné plutôt comme un « mythe répulsif », exploité par ses adversaires pour avertir de « dangers » et mobiliser leurs propres partisans.

Le problème « politique » de ce pontificat, que Senèze tente de mettre en lumière, ne vient pas du dehors. Le problème est la politisation de ce pontificat expressément voulue par le pape lui-même et dans laquelle il essaie d’entraîner l’Eglise tout entière.

On cherche en vain ce point de vue dans le livre de Senèze. Lui-même et Ivereigh appartiennent, avec leurs ouvrages, à l’élaboration de ce « mythe inversé » mentionné plus haut, avec lequel le pontificat actuel entend s’immuniser contre les critiques justifiées.

Senèze va – avec une légèreté consternante – jusqu’à nommer d’une traite Donald Trump, le nouveau président brésilien Bolsonaro et le ministre de l’intérieur italien Salvini. Cela relève d’un simplisme qui pourrait séduire certains, mais ne laisse pas moins d’inquiéter.

Sous prétexte de parler des ennemis du pape François, le livre projette en réalité finalement sur des opposants réels ou supposés la manière de voir de l’entourage pontifical.

Dans ce contexte, on ne s’étonne donc pas de voir Senèze reprendre la grille d’interprétation du cardinal Kasper. Le « théologien du pape » ou, mieux, de ce pontificat avait défini, voici quelques mois, la ligne que suivent Senèze et Ivereigh :

« Il y a des gens qui n’aiment pas ce pontificat. Ils veulent qu’il s’achève le plus vite possible, pour avoir un nouveau conclave. Ils veulent aussi que cela se fasse en leur faveur, qu’un événement se produise, qui correspond à ce qu’ils pensent ».

L’exposé de Senèze confine au ridicule lorsqu’il voit dans deux textes du pape François toute la cause du refus manifesté par les milieux qu’il a identifiés. Voici sa justification : il y a d’abord l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium, à cause de sa critique de l’économie de marché, et ensuite l’encyclique  Laudato si’, qui déclenche, dit-il, une révolution « par la base » pour déboucher sur un « mouvement planétaire » capable de bouleverser le style de vie occidental et de donner naissance à  une nouvelle conscience environnementale, avec comme objectifs : la fin des émissions de CO2 et des énergies fossiles et un comportement individuel conforme à une vision globale.

Cela aurait poussé l’industrie pétrolière des USA à concevoir le plan « qu’elle a mis sur pied très vite, avec le lobby financier et le lobby américain de l’agriculture ».

Chaque vaticaniste sait, et Senèze naturellement aussi, que les critiques envers le pape François sont fondées sur de tout autres raisons et qu’elles ont une autre origine. Mais son livre en parle très peu et encore d’une manière considérablement déformée. En ce qui concerne les thèmes abordés, ce fut à chaque fois le pape qui a cherché le conflit. Des réactions devraient donc être permises.

Le livre veut attirer l’attention et utilise pour cela une panoplie de clichés, au nombre desquels  une anti-américanisme nouvelle mouture, tel qu’on le trouve bien enraciné dans certains milieux.

Il y aurait une autre manière, plus simple et plus adaptée à l’Eglise, de traiter les critiques internes à l’Eglise : le pape et son entourage devraient peut-être, après six ans et demi, les prendre au sérieux .

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