Au-delà des Alpes, le Pape émérite est l’objet d’une notable et constante activité éditoriale, sans parler des multiples Symposium organisés autour de sa pensée. Dommage que cette notoriété ne traverse pas les Alpes. Cette fois, c’est le dernier livre d’Antonio Socci, qui se réclame de son enseignement, dénonçant les dérives de la finance et renvoyant dos à dos le libéralisme et le marxisme (*) La Verità propose en avant-première un chapitre, intitulé « Un no global di nome Ratzinger »
Merci à Anna, qui m’a transmis l’article, réservé aux abonnés.
(*) Que vont dire les « papistes » enragés qui gravitent autour du Pape régnant, et qui voient dans les « ennemis » de François d’irréductibles « ultra »-libéraux » financés par les gros intérêts internationaux? et les « tradis » qui accusent Benoît XVI d’être un suppôt du mondialisme et un agent zélé du gouvernement mondial?
Pensée forte
L’Antéchrist existe et c’est un mondialiste.
Le dernier rempart est le génie de Ratzinger.
Antonio Socci/La Verità
3 décembre 2019
Ma traduction
Le nouveau livre d’Antonio Socci est un voyage – sous la conduite de Benoît XVI – entre Carl Schmitt, les papes et les mystiques sur les traces de l’ennemi. Une entité non seulement métaphysique mais aussi politique qui a quelque chose à voir avec l’économie et avec l’Église.
Nous publions le chapitre « Un no global di nome Ratzinger » du nouveau livre d’Antonio Socci, « Il dio Mercato, la Chiesa e l’Anticristo » (Rizzoli), en librairie dès aujourd’hui. Le texte enquête sur le pouvoir de l’Antichrist : pas (seulement) un dilemme théologique, mais une « figure qui exerce le pouvoir politique sur toute l’humanité comme souverain mondial ». Quelle clé de lecture sur l’époque contemporaine offrent les textes, les visions et les doctrines de l’Antéchrist? Le livre tente un début de réponse fascinant qui ne néglige pas l’économie, les organes supranationaux, les derniers pontificats. Et il identifie dans Benoît XVI le dernier grand katéchon, le pouvoir qui retarde l’avènement de l’Antichrist, approfondissant aussi la question de sa démission.
Le passage proposé illustre, dans le Magistère de Ratzinger, le lien philosophique paradoxal mais profond entre libéralisme et marxisme, uni par le déterminisme, envers l’homme et l’histoire. Une philosophie également contraire à la pensée chrétienne.
Habituellement, on impute à Adam Smith l’idée fondamentale de la théorie économique contemporaine: la main dite « invisible » du marché. Mais en réalité, sa doctrine était beaucoup plus complexe et celle qui domine aujourd’hui le mainstream, ou plutôt l’interprétation ultra-libérale que les modernes lui ont donnée.
Mais tout d’abord, je voudrais souligner que le concept même qui est contenu dans l’expression « main invisible » du marché est une sécularisation mondaine évidente de la notion catholique de Providence. C’est Adam Smith lui-même qui suggère cette superposition, mais en réalité il s’agit d’une déformation gnostique du concept de Providence.
Dans la pratique, cette théorie, que traditionnellement nous faisons remonter à Smith, célèbre – pour ainsi dire – le « miracle du marché ». Le prétendu « miracle » consiste en ceci: l’opérateur économique qui, dans un marché de libre concurrence, agit exclusivement à la recherche de ses propres intérêts, produit automatiquement l’efficacité, l’ordre, le développement et la prospérité de tous. Par conséquent, la conséquence involontaire nécessaire de l’égoïsme individuel est le bien commun, la prospérité générale.
Pour cette raison, dit cette doctrine, il est nécessaire d’effacer les liens et les limites à la libre initiative et au libre-échange. L’Etat doit se limiter au minimum, dans quelques secteurs (comme la défense), afin de ne pas entraver le développement du potentiel du marché. Cette centralité absolue du marché ne signifie évidemment pas – expliquent les libéraux – l’absence de règles, ni de cadre juridique. Cela ne signifie pas non plus, en ce qui concerne Smith, [l’absence] de la morale.
Le problème, cependant, n’est pas de voir à quel point ceci est vrai, mais si l’hypothèse fondamentale est juste et vraie. La crise de 2007-2008 montre que la recherche exclusive d’intérêts égoïstes, laissée aussi libre que possible de se déployer dans toute sa puissance, a conduit le monde au bord du gouffre. Le déni de l’histoire est donc tout aussi retentissant que celui dont souffre la théorie marxiste.
La raison en est – précisément – ce que le Cardinal Ratzinger avait déjà identifié en 1985. Le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de l’époque expliquait : « Pour autant que cette conception se fonde sur la liberté du sujet économique individuel et puisse donc en tant que tel être considérée comme libéraliste, elle est néanmoins déterministe dans son essence. Elle présuppose que le libre jeu des forces du marché, avec ces hommes, et de cette manière, pousse dans une seule direction, c’est-à-dire vers l’équilibre entre l’offre et la demande, vers l’efficacité économique et le progrès. Mais dans ce déterminisme – dans lequel l’homme, malgré son apparente liberté, opère en réalité exclusivement selon les règles strictes du marché – est aussi inhérente une autre hypothèse peut-être encore plus déconcertante: que les lois naturelles du marché – si je puis m’exprimer ainsi – sont essentiellement bonnes et conduisent nécessairement au bien, sans dépendre de la morale de l’individu ».
Il s’agit donc d’un « déterminisme » spéculairement [/comme dans un jeu de miroirs] identique à celui de la doctrine marxiste. En effet, notait Ratzinger, par rapport au libre marché capitaliste « l’économie centralisée semble être l’alternative morale, vers laquelle on se tourne avec une confiance presque religieuse et sa forme devient même contenu de la religion. Néanmoins, malgré ce contraste fondamental sur les mécanismes économiques concrets, il y a des points communs dans les principes philosophiques de base. Le premier est le fait que le marxisme est aussi un déterminisme et qu’il promet une libération totale, fruit du déterminisme. (…) Par conséquent, compte tenu de ses fondements, c’est une erreur de penser que le système centralisé est un système moral opposé au système mécaniste de l’économie de marché. Cela devient clair si l’on considère, par exemple, que Lénine adhérait à la thèse de Werner Sombart, selon laquelle dans le marxisme il n’y aurait absolument aucune éthique, mais seulement des normes économiques. Indubitablement, ici, le déterminisme est beaucoup plus radical et profond que dans le libéralisme ».
Nous savons bien quel démenti tragique l’histoire a donné (aussi) à cette idéologie qui se prétendait scientifique. Dans les deux cas, nous nous trouvons dans un horizon idéologique gnostique qui, de façon déterministe, fait dériver le « salut » de l’humanité, c’est-à-dire le bien, l’ordre et le bonheur, d’un mécanisme historique qui élude le besoin d’un choix moral de l’homme et le mystère de l’impondérable, ce qui dépasse les capacités humaines.
Dans les deux cas, il s’agit de constructions idéologiques qui, dérivant du protestantisme, tentent d’échapper à l’aventure dramatique de la liberté humaine et de la grâce (comme c’est le cas dans le catholicisme), en se réfugiant dans un « système » qui garantit le salut, le bonheur, le bien.
Malheureusement, cependant, 1989 pour certains et 2007-2008 pour d’autres représentent les démentis de l’histoire. Comme pape, Benoît XVI, une fois la crise de 2007-2008 éclatée, reviendra sur les thèmes de l’économie, de la finance et de la mondialisation avec le message pour la Journée mondiale de la Paix du 1er janvier 2009: c’est un texte complexe et profond, où le pontife soulignait tous les drames de l’humanité, de celui de la pauvreté et de la guerre à celui des politiques démographiques et sur la vie. C’est pourquoi Benoît XVI fournissait le point d’appui sûr pour redémarrer après les décombres de 1989 et 2007, en fondant les politiques économiques et sociales sur les bons principes: la « loi naturelle ».
Le pape écrivait en effet : « Il faut un ‘code éthique commun’, dont les normes ne sont pas seulement de caractère conventionnel, mais enracinées dans la loi naturelle inscrite par le Créateur dans la conscience de chaque être humain. Chacun de nous, au plus profond de sa conscience, ne ressent-il pas l’appel à apporter sa contribution au bien commun et à la paix sociale? »
Benoît XVI rappelait que son prédécesseur, Jean-Paul II, avait déjà déclaré que la mondialisation « se présente avec une caractéristique marquée d’ambivalence » et doit donc « être gouvernée avec une prudente sagesse. Le fait de prendre en compte en premier lieu les besoins des pauvres de la Terre fait partie de cette forme de sagesse ».
La nécessité de gouverner la mondialisation découle du fait que « la mondialisation seule est incapable de construire la paix et, dans bien des cas, crée des divisions et des conflits ». Par conséquent, aucune « main invisible du marché » ne peut être le salut.
Dans les mêmes semaines de 2008, Giulio Tremonti fit référence à une vieille conférence du Cardinal Ratzinger, en 1985 [ma traduction complète ici: benoit-et-moi.fr/2008]. Il la rappela en prenant la parole lors de l’inauguration de l’année académique de l’Université catholique de Milan, en novembre 2008. La réflexion de Tremonti, alors ministre de l’Économie, sur la crise qui avait explosé aux États-Unis et rebondi en Europe, s’est ensuite développée dans certains de ses livres, mettant sous les feux des projecteurs et sur le banc des accusés « le pouvoir excessif de la finance et surtout celui de la spéculation financière ». Ce « nouveau type de capitalisme » qui dévore l’économie réelle et – au lieu de biens – produit des bulles spéculatives dévastatrices, a été défini par Tremonti même comme « fascisme financier ». C’est « la dictature de l’argent d’aujourd’hui » qui maintient les États à sa merci.
Mais – avec la crise de 2007-2008 – la cause de la catastrophe a-t-elle été comprise? Bien au contraire. L’ex-ministre de l’Économie expliquait qu’en affrontant cette crise, l’Occident a commis « trois erreurs tragiques: il n’a pas compris la différence entre un cycle économique normal et une crise historique; il a payé avec l’argent public la facture des jeux privés; il a échangé de fausses règles avec de vraies règles. Bref, il a accepté passivement la victoire de la finance sur la politique ». De plus, le transfert des « pertes privées » vers les « dettes publiques » n’a même pas conduit à des corrections dans les règles: « Aucune nouvelle règle réelle de financement n’est vraiment entrée en vigueur » et « l’élite financière, qui a gardé les leviers du pouvoir et pour l’instant évité la faillite, administre ses leçons morales et ses échecs aux jeunes, aux peuples, aux gouvernements. Pour finir, n’hésitant pas à recourir à la prise de pouvoir directe ».
Cela dit, la mondialisation vécue dans l’Union européenne est encore plus pénalisante. Tremonti explique: « A la différence des États-Unis d’Amérique et de la Chine, l’Europe est dans la mondialisation, non pas comme sujet actif, mais plutôt comme objet presque totalement passif. Cela réduit fortement ,jusqu’à le comprimer, le degré de souveraineté démocratique. L’Union européenne, avec une population supérieure à celle des Etats-Unis (508 millions contre 321 millions) et un produit intérieur brut en valeur absolue encore supérieur à celui des Etats-Unis (environ 19 milliardsde dollars contre 18 milliards de dollars), a au contraire privilégié le marché mondial et a ainsi sacrifié et soumis les démocraties et les Etats ».
La voie que Tremonti recommande est la même que celle que nous avons modestement suggérée dans ces pages : « Le temps est venu de remettre l’Etat au dessus de la finance et la finance sous l’Etat. Faire cela, en fin de compte, signifie clore un cycle de vingt ans de prévalence de l’intérêt particulier sur l’intérêt général ». Benoît XVI lui-même, dans le message du 1er janvier 2009 que nous avons cité, suggère et prospecte cette voie: « L’histoire du développement économique au XXe siècle nous enseigne que les bonnes politiques de développement sont de la responsabilité des personnes et de la création de synergies positives entre les marchés, la société civile et les États ».
C’est en fait l’histoire des ‘trente glorieuses’ de l’Italie (et de l’Europe), celle qui va de 1945 à 1975 et qui a représenté pour notre pays (comme pour toute l’Europe occidentale) la période la plus extraordinaire de prospérité, de démocratie et de liberté.