Antonio Socci revient sur la victoire de Boris Johnson et le oui au Brexit qui va avec. Il raille les pronostics ineptes des médias et dénonce une gauche coupée de la réalité, qui ne parvient pas à traduire dans les urnes sa prétendue capacité à mobiliser « la rue » (enfin, une certaine « rue » promue si ce n’est convoquée par les médias complices). Dernier épisode en date, les « Sardines », c’est-à-dire les anti-gilets jaunes – version transalpine et actualisée des « indignados » du printemps 2011. Toute ressemblance avec la France n’est bien sûr absolument pas fortuite.

Une « rue » des médias, à Londres

A Londres comme à Rome, à gauche, rues pleines et urnes vides

Antonio Socci
Libero, 15 décembre 2019
Ma traduction

La relecture des journaux italiens de ces derniers mois, qui saluaient les manifestations londoniennes contre le Brexit, suscite l’hilarité. Selon la plupart de nos journaux et politiciens de gauche, il était clair que les Britanniques ne voulaient plus quitter l’Union européenne.
Le 23 mars, ils célébraient triomphalement « un million dans les rues contre Brexit ». (titre du Corriere della sera). La semaine suivante, « Avvenire » avait pour titre : « Anglais au bord d’une crise de Brexit: ‘Restons dans l’UE, et basta‘ ».
En août, mobilisation contre la suspension du Parlement. « Il Sole 24 ore » parlait de « protestations dans toute la Grande-Bretagne » et annonçait: « Brexit, manifestations dans 30 villes contre Johnson ».
Le 19 octobre dernier, rebelote. Repubblica proclamait: « Londres, un million en cortège contre le Brexit: ‘La Grande-Bretagne a changé d’avis, refaisons le référendum’ « .
Selon le récit dominant, le peuple britannique ne voulait plus du Brexit, le vote au référendum avait été déformé par les fake news et de toute façon il fallait revoter, ou il était clair que les citoyens du Royaume-Uni s’étaient repentis. La rue pleine de manifestants européistes – selon eux – en était la preuve.

Puis vint le 12 décembre et le réveil brutal: massivement, les Britanniques ont crié leur ferme volonté de quitter l’UE. Ils ont chanté dans l’urne leur « Bella Ciao » à Bruxelles, sans si ni mais. C’était le plus retentissant des démentis à ceux qui les représentaient comme repentis du vote référendaire.
Pour les journaux italiens, pour les commentateurs et les politiciens de gauche, ce fut le énième choc. Ils n’en ratent pas une: la même chose s’est produite avec le référendum sur le Brexit et avec les élections présidentielles américaines remportées par Trump.
Mais sur ces journaux on ne lit jamais d’autocritique. Jamais ils ne se demandent pourquoi ils décrivent un monde qui s’avère ensuite complètement différent de la réalité. Ils ne se demandent jamais pourquoi ils se désintéressent autant la réalité vraie.
Et puis, le mirage des rues est, pour la gauche, une sorte d’auto-tromperie volontaire qui produit la narration d’une Italie qui n’existe pas, sinon dans leur imagination fertile. Malgré les années qui passent, il semble que la gauche commette toujours la même erreur: croire en sa propre propagande.
Pietro Nenni le comprit (1) après le 18 avril 1948, quand le Front populaire subit sa colossale défaite. Le diagnostic amer de Nenni fut: « Rues remplies et urnes vides ».

Depuis lors beaucoup de temps s’est écoulé, mais la gauche, au cours des décennies, semble être restée celle de la mobilisation permanente, de la lutte continue (…) des disciples de Greta, des Sardines.

En dehors de leur rue – où ils sont contents d’être quelques milliers (d’ailleurs, on a l’impression que ce sont les mêmes qui parcourent toutes les rues) – il y a des millions d’Italiens, qui travaillent, qui ont du mal à y arriver, qui font vivre leur famille et ce pauvre pays et qui ne croient pas aux mobilisés permanents et qui ne votent pas pour eux (ou ne veulent plus voter pour eux).
Si bien que les urnes sanctionnent ponctuellement la défaite de la gauche qui avait rempli les rues. En Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis comme en Italie.
A ce stade, les « démocrates sincères » s’en prennent même au suffrage universel et vont jusqu’à définir le vote qui ne leur plaît pas comme « un excès de démocratie ».
Le peuple qui les a rejetés devient immédiatement suspect de populisme, de xénophobie, de fascisme ou du moins – à leurs yeux – c’est un peuple qui se fait rouler par les démagogues, les fake news, les Russes et Dieu sait quoi encore.
L’électeur moyen est qualifié d’incompétent. Les gens ordinaires sont jaugés de haut en bas par les « engagés », et sont qualifiés d’ « indifférents »: récemment, les mobilisés permanents étaient en extase devant l’invective de Gramsci « Je déteste les indifférents ».

Aujourd’hui, ils continuent à nourrir les mêmes rancœurs mais le mot « haine » n’est plus prononçable parce qu’ils ont décidé de l’utiliser comme chef d’accusation contre Salvini et les « souverainistes », et ils se représentent comme imprégnés d’amour de la tête aux pieds.
Les Sardines, en particulier, sont représentées par les médias comme débordant de bons sentiments. Parce que la caractéristique de ce type de rue est de vivre en symbiose avec les médias et le Palais, de se nourrir mutuellement, de se refléter mutuellement. En fait, ce sont des rues applaudies par le pouvoir et célébrées par les médias de l’establishment.
Ce n’est pas le cas – par exemple – des gilets jaunes sur lesquels les médias italiens et les politiciens de la zone PD sont très durs. Hier, Diego Fusaro (jeune philosophe italien qu’on pourrait dire proche de la mouvance brun-rouge) a dit: « Alors que les gilets jaunes en France exigent des salaires plus élevés et sont impitoyablement matraqués, Greta Thunberg, avec ses protestations amies du pouvoir, est nommée ‘Personne de l’année’ par le Time. Cela laisse songeur ».
Il y a en effet les bonnes et les mauvaises rues.
Les « bonnes » sont celles dont les médias font une telle propagande que l’on peut presque les définir comme « convoqués » par les médias eux-mêmes. Ce sont les rues applaudies par le Palais, soutenues et aimées par l’élite.
Les secondes rues, les « mauvaises », expriment un malaise du peuple, font entendre les problèmes des gens du peuple, ce sont des rues d’opposition et elles sont le plus souvent ignorées par les médias ou – s’ils ne peuvent les ignorer – de toute façon critiquées.

Par exemple, la campagne électorale de Salvini en Ombrie a été impressionnante : dans chaque ville ou petite ville, une mer de gens se sont retrouvés pour l’écouter. Sans convocation des médias et sans reportages journalistiques ultérieurs. Comme nous l’avons constaté au vu des résultats des élections, c’était une foule impatiente de changer.
Le Pd, Zingaretti (2) et cie ne pouvaient rien espérer de tel, pas même en Emilie-Romagne et c’est ainsi – pour éviter la répétition du cas de l’Ombrie à Bologne – qu’est sorti comme par hasard l’invention des Sardines. Qui permet au Pd de reprendre la place sans apparaître.

La question qui suscite la manifestation des Sardines hier, à Rome, est la suivante: s’ils sont si nombreux contre Salvini et les souverainistes, pourquoi la gauche veut-elle à tout prix empêcher les élections? Pourquoi ne veulent-ils pas que les italiens se prononcent?


NDT

(1) Pietro Nenni (1891-1980). Homme politique italien, membre du Parti Socialiste dont il fut secrétaire.
(2) Nicola Zingaretti (né en 1965). Homme politique italien, membre du Parti démocrate. Il est président de la région Latium depuis 2013 et secrétaire du Parti démocrate depuis 2019.

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