Je propose à mes lecteurs, pour prendre un peu de hauteur en ces moments difficiles que nous vivons, ce très bel article d’Andrea Gagliarducci qui a eu la magnifique idée de relire les méditations du cardinal Ratzinger lors de la Via Crucis de 2005, au Colisée, juste avant la mort de Jean-Paul II et sa propre élection. Particulièrement actuels pour poser un regard chrétien sur ce que nous vivons. On n’en avait retenu que la fameuse phrase sur la « saleté » dans l’Eglise, reliée par la suite aux affaires de pédophilie. Mais il y avait bien autre chose…

En 2014, j’avais repris moi aussi, mais sans commentaires, les différentes stations de ce Chemin de Croix spécial, et je les ai mises en lien dans ma traduction de l’article d’Andrea Gagliarducci.

Joseph Ratzinger, la communication de la Croix

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
25 mars 2020
Ma traduction

Il y a aujourd’hui un anniversaire qui passe presque inaperçu, mais qui a une signification particulière. Il y a quinze ans, le 25 mars 2005, le chemin de croix se déroulait avec les méditations de Joseph Ratzinger. C’était le dernier avec le pape Jean-Paul II. Il devait mourir le 2 avril, et le 19 avril Joseph Ratzinger allait être élu comme son successeur sous le nom de Benoît XVI.

Ce Chemin de croix, à mon avis, marque un avant et un après dans la communication du Vatican. Parce que ce Chemin de croix est l’un des témoignages les plus flagrants que, trop souvent, on réduit tout à un titre, suivant certaines catégories d’interprétation, sans vraiment chercher à comprendre le contexte, l’histoire, la complexité de ce qui est dit.

C’est un problème général, dans l’information religieuse, dont j’ai parlé à plusieurs reprises : on utilise des catégories politiques pour comprendre les thèmes spirituels. Et on utilise des catégories laïques pour encadrer les papes dans des schémas préétablis. C’est également vrai pour le pape François [ndt: il faut dire qu’il y met du sien, contrairement à Benoît XVI: il s’inscrit délibérément dans un cadre politique] et cela s’est vu en particulier avec les anticipations sur Querida Amazonia. Mais c’est surtout vrai pour Benoît XVI.

Et cela, parce qu’aucun des raisonnements humains ne s’applique vraiment à la pensée de Benoît XVI. Il suffit de lire ses écrits théologiques pour le comprendre. Il y a une direction, dans la pensée de Joseph Ratzinger, qui est donnée dès le moment où il a choisi de faire sa thèse de doctorat sur Saint Bonaventure, (L’idée de Révélation et la théologie de l’histoire de Bonaventure). Car saint Bonaventure parlait d’un itinerarium mentis in Deum, l’itinéraire de l’homme vers Dieu. Et tout, dans Benoît XVI, vise à regarder vers Dieu, à regarder vers le haut.

C’était le cas des méditations du Chemin de croix de 2005. Des méditations qui ont presque toujours été enfermées simplement dans celle de la Neuvième Station, où Joseph Ratzinger parlait de la « saleté » dans l’Église.

Ratzinger écrivait en effet:

« Combien de saleté, dans l’Église, et précisément chez ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir complètement ! Quelle orgueil, quelle autosuffisance ! Comme nous respectons peu le sacrement de la Réconciliation, dans lequel il nous attend, pour nous relever de nos chutes! Tout cela est présent dans sa passion ».

Il y avait, dans cette phrase, un poids dramatique, un fort mea culpa, l’image d’une Église en ruines et aussi la confirmation de tous les préjugés sur l’Église que tout le monde voulait avoir. Mais ce n’était pas le but de cette phrase. Il ne s’agissait pas seulement d’une attaque contre la pédophilie dans l’Église. C’était quelque chose de plus grand. Il y avait la recherche d’un sens au mal dans l’Église. Le mal qui vient du refus de Dieu, du refus de croire.

Mais combien peuvent dire qu’ils ont lu le texte dans son intégralité? Combien peuvent dire qu’ils ont essayé de comprendre ce que Ratzinger avait à nous dire avec ce texte ?

Ce n’est pas seulement un problème de communication. Les médias ont besoin d’un titre, ils ont besoin d’une histoire. Mais faire de l’information religieuse, faire du vaticanisme, nécessite aussi un quid en plus. Cela nécessite la capacité de regarder la petite histoire avec le sens de l’Histoire du monde. Il n’y a pas de sauts historiques, il n’y a pas de périodes qui commencent ici et maintenant: tout est lié. Et, pour le théologien, il n’y a pas de contingence. Les contingences font partie d’un plan plus vaste, elles sont des points d’interrogation dans un chemin qui conduit à chercher le visage de Dieu, à le comprendre. Il n’y a pas de foi sans raison. C’est ainsi que les raisons de la foi doivent être comprises.

Il vaut la peine d’aller relire ce Chemin de croix dans son intégralité, pour comprendre ce que Benoît XVI a vraiment voulu dire. A partir de la prière initiale, qui dit déjà tout. La ligne directrice est celle du « grain de blé qui, en mourant, porte beaucoup de fruits », et c’est ainsi que « le Seigneur interprète son parcours terrestre », à tel point que « le Chemin de croix devient un chemin qui conduit au mystère eucharistique », dans lequel « la piété populaire et la piété sacramentelle de l’Église se confondent ».

Et ce n’est pas tout. Ratzinger souligne le risque d’une « compréhension purement sentimentale » du Chemin de croix, mais cela ne suffit pas. Le sentiment ne doit pas être exclu, et les Pères de l’Eglise le savent déjà, qui disent que les païens ont comme premier vice le « manque de cœur ». Mais il faut d’abord avoir la foi.

Tout le parcours du Chemin de croix de Joseph Ratzinger est un parcours qui mène au cœur de la foi, pour comprendre pourquoi Jésus a fait ce qu’il a fait. On peut y voir les reflets d’aujourd’hui, mais ils ne concernent pas seulement la saleté dans l’Église. Il y a la référence au drame de l’avortement, aux nouvelles idéologies (l’expression « dictature du relativisme » va devenir célèbre), à l’incapacité de regarder la rédemption à travers les yeux de Dieu.

Retracer ce Chemin de croix est utile pour comprendre les grands défis d’aujourd’hui.

Dans la Station I, Ratzinger rappelle que Jésus a été condamné à mort parce que « la peur du regard des autres a étouffé la voix de la conscience », et cela se produit « tout au long de l’histoire ». Des innocents « ont été maltraités, condamnés et tués », et aussi nous avons « préféré le succès à la vérité, notre réputation à la justice ».

Car, explique-t-il dans la Station II, « le prix de la justice est la souffrance dans ce monde », et la prière [qui est faite ici] est donc de « savoir accepter la croix », de « suivre le chemin de l’amour et, en obéissant à ses exigences » pour atteindre la vraie joie. Il y a déjà le martyre de chaque chrétien dans ces mots. Mais un martyre qui n’est pas seulement de sang. C’est aussi un témoignage quotidien, pour le meilleur ou pour le pire.

Mais les chrétiens ne sont pas seuls. Dans la Station III, Ratzinger rappelle que Jésus est venu « à la rencontre de ceux qui, à cause de notre orgueil, tombent à terre ». Et c’est l’orgueil « de penser que nous avons la capacité de produire l’homme qui a fait en sorte que les hommes soient devenus une sorte de marchandise, pouvant s’acheter et se vendre, tel un réservoir de matériaux pour nos expérimentations, grâce auxquelles nous espérons vaincre la mort par nous-mêmes, alors qu’en vérité, nous ne faisons rien d’autre qu’humilier toujours plus profondément la dignité de l’homme« .

Le pape François parle souvent de la culture du déchet (scarto). Mais c’est là, dans cette fierté de l’homme, dans cet hybris, que se trouvent les raisons de cette culture. C’est à partir de là qu’il faut agir pour éradiquer cette culture du déchet.

La Station IV est un hommage à Marie, qui a « le courage de servir », et la Station V présente la demande d’apprendre à « aider notre prochain qui souffre, même si cet appel devrait être en contradiction avec nos plans et nos sympathies ». D’abord notre prochain, en somme, parce que c’est ainsi que nous sommes sur le chemin avec le Christ.

Mais il faut chercher le Christ. Ainsi, à la Station VI , Ratzinger prie Dieu de nous donner « l’inquiétude du cœur qui cherche ton visage » et de nous protéger « de l’obscurité du cœur qui ne voit que la surface des choses ».

La prière poursuit:

« Donne-nous la sincérité et la pureté qui nous rendent capables de voir ta présence dans le monde. Quand nous n’avons pas la capacité de faire de grandes choses, donne-nous le courage d’une humble bonté. Imprime ton visage dans nos cœurs, afin que nous puissions te rencontrer et montrer au monde ton image ».

On ne peut pas être chrétien si on ne cherche pas Dieu. La foi n’est pas quelque chose d’irrationnel, mais c’est quelque chose à vivre et à comprendre.


À la Station VII, Ratzinger prie pour que « à la place d’un cœur de pierre », Dieu nous donne « un cœur de chair », et il demande à Dieu de  » ne pas laisser le mur du matérialisme devenir insurmontable. Fais-nous percevoir à nouveau ta présence. Rends-nous sobres et attentifs pour pouvoir résister aux forces du mal et aide-nous à reconnaître les besoins intérieurs et extérieurs des autres, à les soutenir. Relève-nous, afin que nous puissions relever les autres. Donne-nous l’espérance au milieu de toute obscurité, afin que nous puissions devenir porteurs d’espérance pour le monde ».

Et c’est là que commence un autre grand thème. La banalisation du mal. Le mal devient banal parce que l’on ne cherche pas le visage de Dieu. Dans la Station VIII, Ratzinger note, en s’adressant à Dieu:

« Appelle-nous à sortir de la banalisation du mal dans laquelle nous nous complaisons, de manière à pouvoir continuer notre vie tranquille. Montre-nous la gravité de notre responsabilité, le danger d’être trouvés coupables et stériles au jour du Jugement ».

Donc, Ratzinger prie: « Aide-nous à ne pas nous contenter de marcher à côté de toi, ou d’offrir seulement des paroles de compassion ». La compassion ne suffit pas. ce qu’il faut, c’est vivre la foi.

On arrive ainsi à la fameuse Station IX , celle de la saleté dans l’Eglise. Une saleté qui concerne les hommes de Dieu qui ne se comportent pas comme des hommes de Dieu. Pas des cas particuliers, même s’ils étaient certainement concernés. C’est plutôt ce qui arrive, toujours, lorsque l’homme de Dieu perd Dieu de vue.

A partir de là, on assiste à un crescendo.


Station X:

« Donne-nous un profond respect de l’homme à tous les stades de son existence et dans toutes les situations où nous le rencontrons ».

Station XI:

« Aide-nous à ne pas fuir devant ce que nous sommes appelés à accomplir. Aide-nous à nous laisser lier étroitement à toi. Aide-nous à démasquer la fausse liberté qui veut nous éloigner de toi. Aide-nous à accepter ta liberté liée et à trouver, dans ce lien étroit avec toi, la vraie liberté ».

Puis la Station XII, la mort de Jésus. Et c’est là que se trouve la clé fondamentale de toute la pensée de Benoît XVI. « Jésus lui-même n’avait pas accepté le titre de Messie, car il pouvait évoquer une idée erronée et purement humaine du pouvoir et du salut », écrit Ratzinger. C’est là le problème. Voir l’Église avec les logiques humaines. C’est le thème central de tous les écrits, de toutes les interventions de Benoît XVI. On ne peut pas lire l’Église avec des yeux humains, car Jésus n’est pas un Messie selon des critères humains. Il ne devient Messie, que lorsqu’il meurt, car « dans sa chute, il est monté ».

Et ainsi, dans la Station XIII, il y a l’amère constatation :

« Comme il nous semble souvent que tu dors! Et comme nous pouvons facilement nous éloigner, nous les hommes, et nous dire à nous-mêmes: Dieu est mort ».

C’est un homme désespéré, celui qui se tient devant Dieu. Parce que c’est un homme qui ne peut pas se suffire à lui-même.

Mais à la Station XIV, il y a l’espérance :

« Jésus – écrit Joseph Ratzinger – est le grain de blé qui meurt. Du grain de blé mort commence la grande multiplication du pain qui dure jusqu’à la fin du monde: il est le pain de vie capable de nourrir l’humanité entière à un degré surabondant et de lui donner une nourriture vitale: le Verbe éternel de Dieu, qui s’est fait chair et aussi pain, pour nous, par la croix et la résurrection. Au-dessus de la sépulture de Jésus brille le mystère de l’Eucharistie ».

Il y a beaucoup de thèmes dans ce Chemin de croix, et ils ne concernent pas la souillure dans l’Église. Ils sont tous liés à la nécessité de chercher Dieu. Ce que Ratzinger souligne est un problème culturel. Un problème profondément culturel, mais qui est aussi un problème de foi. Pourquoi croyons-nous? Connaissons-nous vraiment les raisons de notre foi? Sommes-nous vraiment capables de donner les raisons de notre espoir?

Il est évident que la réponse est non. Nous n’en sommes pas capables parce que nous sommes humains, perfectibles. « Humain, trop humain », dirait Nietsche. Mais c’est là que l’histoire du salut entre en jeu. Et c’est là qu’il faut aller pour comprendre. Il est nécessaire d’étudier, de comprendre, de vivre.

Nous ne savons pas donner les raisons de notre foi, et nous ne savons même pas comment la raconter. Quand quelqu’un la communique, il n’est pas compris, ou plutôt il est réduit à des schémas préconçus.

C’est là que se situe le problème. C’est un problème culturel, un problème de fond. On ne résout rien si on ne connaît pas les raisons profondes des problèmes. La piété populaire est un palliatif, mais elle n’est pas suffisante. La piété populaire a fonctionné parce qu’elle s’est nourrie de la vie, de l’histoire et de la foi. La piété populaire a fonctionné parce que chaque paysan, au Moyen Age, entrait dans l’église et lisait les histoires de la Bible dans les grandes verrières des cathédrales gothiques, et en tirait exemple. Et il ne savait ni lire ni écrire.

Nous, qui savons lire et écrire, ne savons plus comment comprendre cette Biblia Pauperum. Nous vivons la foi comme quelque chose de détaché de notre vie, et pour cette raison nous analysons les conséquences sans comprendre les causes.

Il y a quinze ans, Ratzinger nous mettait en garde contre tout cela, et inaugurait alors un chemin qui a été communiqué jusqu’à la dernière minute du pontificat. Mais aujourd’hui encore, nous insistons pour ne pas le voir. Parce que nous insistons pour ne pas voir la croix pour ce qu’elle est.

Il nous faut donc revenir à l’introduction de ce Chemin de croix, qui se termine par cette prière :

« Libére-nous de la peur de la croix, de la peur face à la dérision des autres, de la peur que notre vie puisse nous échapper si nous ne saisissons pas tout ce qu’elle nous offre. Aide-nous à démasquer les tentations qui promettent la vie, mais dont les offres, en fin de compte, ne nous laissent que vides et déçus. Aide-nous à ne pas prendre la vie, mais à la donner. Aide-nous, en nous accompagnant sur le chemin du grain de blé, à trouver, dans la ‘perte de la vie’, le chemin de l’amour, le chemin qui nous donne vraiment la vie, la vie en abondance ».

C’est une prière très actuelle. Le véritable problème est d’ordre culturel. Seule la culture issue de la foi peut aider à « démasquer les tentations qui promettent la vie ». Et c’est cette culture qui fait défaut. Dans la communication religieuse, dans la société, voire, dans de nombreux cas, chez les hommes d’Eglise eux-mêmes. Ce manque de contexte nous a amenés à ne pas comprendre le message direct du Chemin de croix en 2005. Et c’est à nous, aujourd’hui, de ne pas en faire une des nombreuses prophéties non entendues.

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