Marco Tosatti propose quelques pépites extraites du court essai sur Benoît XVI paru ces jours-ci en Italie sous le titre « Le dernier pape d’Occident » dont nous avons déjà parlé (Le dernier pape d’Occident).

Décidément, ce sont des jours-faste pour ceux qui aiment Benoît XVI, avec la sortie simultanée de deux livres (au moins!!) qui lui sont consacrés: il n’a pas cessé de fasciner des gens, quoi qu’en dise ses détracteurs; il n’a eu que le malheur d’être incompris par la plupart de ses contemporains, démoli par les médias et haï par le système, qui le redoutait (peut-être parce que ledit système l’avait trop bien compris: François, lui, ne fait pas peur au système, qui sait qu’il n’a rien à en redouter, et qui ne l’apprécie que pour cela)

Benoît XVI arrive au Collège des Bernardins pour y prononcer son mémorable discours, véritable hymne à la culture européenne (12 septembre 2008)

Il est absolument vrai que quelqu’un qui entre dans une maison pour la première fois remarque plus de choses, et souvent mieux, que la personne qui l’a habitée toute sa vie ; et surtout, elle peut apporter un regard nouveau, frais et profond sur la réalité de la personne qui y vit. C’est le cas d’un livre que nous venons de finir de lire, sur le pape Benoît XVI, au siècle Joseph Ratzinger. Il a été écrit par Giulio Meotti, un prestigieux collègue de Il Foglio qui n’a certainement pas besoin d’être présenté. Il a écrit aux éditions LiberiLibri ce livre de 108 pages, précédée d’une préface de John Waters, journaliste et essayiste irlandais.

C’est un livre qui raconte des choses que nous avons vécues, et spécialement ceux qui suivent ce domaine au quotidien; mais il les voit sous un angle différent, et les éclaire d’un éclairage tranchant, qui met à nu de nombreuses réalités comme jamais auparavant.

Lisez par exemple ce passage, consacré au Grand Refus (ndt: Gran Rifiuto, allusion à Dante, qui dans le livre de l’Enfer, qualifie ainsi la démission de Célestin V. On se rappelle que Benoît XVI avait déposé son pallium sur la relique du saint Pape en 2009: Le pallium de Benoît XVI pour saint-Pierre Célestin)

C’est aussi le sens de sa démission, la régression papale, la renuntiatio de ce vieil homme fragile et fatigué dans un abandon volontaire d’une scène planétaire dévorante, au profit d’une retraite solitaire et méditative: l’effondrement du catholicisme en Occident. La démission non seulement d’un pape, mais aussi de l’Europe qui l’avait produit. C’est lors d’une réunion de canonisation des martyrs d’Otrante, où plus de huit cents chrétiens avaient été massacrés par les Turcs en 1480 pour avoir refusé de se convertir à l’Islam, que le pape a annoncé sa démission le 11 février 2013. Un martyre du relativisme.

Et puis lisez ceci, au moment où Benoît XVI fait savoir – de manière discrète, comme étouffée – qu’il y en a qui voudraient le faire taire :

Dans le climat de conformisme qui prévaut, qui a fait litière des idées et des valeurs, il semble à la plupart des gens que Ratzinger soit un ennemi du bien. Mais c’est nous qui n’avons pas réalisé que le bien, pour reprendre Philippe Muray, était devenu un « empire ». Et que ce pape était devenu son grand dissident à interner, à réduire au silence.

Un des éléments qui court comme un fil rouge tout au long du livre, et qui est la clé de lecture de l’œuvre de Joseph, cardinal Ratzinger d’abord, puis Benoît XVI, est l’incompatibilité de son génie avec les puissances qui gouvernent le monde occidental. Meotti cite Finkielkraut, qui dit de Ratzinger :

Excommunié par la pensée majoritaire […] ce que nous pourrions appeler les préceptes médiatiques de la congrégation pour la propagation des doctrines du politiquement correct a décidé que ce pape ne convenait pas au monde. Il n’était pas, disaient-ils, assez progressiste. A la place de Benoît XVI, ils auraient souhaité sans plus attendre l’élection de Zapatero 1er .

On aurait envie de citer tout le livre, lorsque on rencontre des passages comme celui-ci :

Il avait tout prévu. C’est pourquoi sa présence était si intolérable. Comme quand il a dit que l’Eglise était pleine de « saleté » en son sein. Chaque mot qu’il prononçait était cohérent, irréfutable, laissait abasourdi. Il a dénoncé l’anorexie qui met en péril l’avenir de l’Occident, sur les plans démographique, culturel et moral. Il a attaqué: « On dirait presque que les intellectuels ont honte de parler, de porter des jugements moraux, d’écouter les passions et les peurs, qu’ils considèrent culturellement inappropriées ou inélégantes pour traiter de façon aseptique des catégories telles que le sacrifice, l’élévation spirituelle, le lien avec les héritages reçus ». Son génie était une menace pour le vaste programme de la post-modernité, la barbarie liquide et douce des sociétés post-culturelles, et sa démission fut un grand soulagement pour beaucoup, trop, y compris au sein de l’Église.

Malheureusement, comme le souligne John Waters dans sa préface,

l’un des nombreux paradoxes du fait d’être pape dans le monde contemporain est que l’on doit parler à travers un mégaphone contrôlé par ses propres ennemis. Ratzinger n’a rencontré pratiquement aucune équité de la part de la presse, qui a toujours essayé de le dépeindre selon le scénario pré-convenu. L’ « histoire » de Benoît depuis le début, donc, était celle d’une régression par rapport à l’époque de Jean-Paul II. Ratzinger avait passé sa vie à se tourner vers cette culture dont la malveillance était devenue un élément central. La plupart des journalistes, surtout ceux catholiques, sont hostiles à l’Église. Étant essentiellement les promoteurs de la mentalité « progressiste », ils essaient inévitablement d’utiliser leurs positions pour façonner les événements de manière calculée afin de promouvoir ce que l’on appelle une vision des choses plus « libérale » et « progressiste ». Ratzinger était à l’opposé de ce que ce récit suggérait: une voix sur les marges, tout en parlant depuis le centre. Le projet principal de Benoît XVI était la récupération de la culture occidentale et un concept intégré de la raison. C’était un homme qui ne pouvait être enfermé dans aucune catégorie, un paradoxe vivant. Il était peut-être le lecteur le plus intelligent du modernisme, celui qui comprenait l’impulsion post-moderne mieux que beaucoup de ses adhérents ».

Tout au long du livre plane une conviction qu’il est malheureusement difficile de ne pas partager, pour peu qu’on observe la réalité que nous vivons: et c’est que nous glissons tranquillement vers le suicide de la civilisation occidentale.

Ratzinger était la voix prophétique de l’anxiété humaine et d’un avenir sombre. Aujourd’hui, même si son corps est fragile, il reste la voix de Dieu la plus éloquente au monde, peut-être la seule qui survit à cette vérité contre-intuitive.

Le désert avance, affirmait Nietzsche à la fin du XIXe siècle dans l’épuisement nihiliste des valeurs occidentales. Ratzinger lui aussi dira que nous sommes confrontés à une « désertification spirituelle ». Jean Mercier [journaliste à « La Vie », souvent rencontré dans ces pages durant le pontificat acctif de Benoît XVI, mort en 2018] avait raison quand il qualifia la génération de Ratzinger de « génération du désert ». En 2011, deux ans avant sa démission du trône papal, Benoît XVI dénonçait

un fort courant de pensée laïciste qui veut marginaliser Dieu de la vie des gens et de la société, en planifiant et en essayant de créer un « paradis » sans Lui. Mais l’expérience enseigne que le monde sans Dieu devient un « enfer ».

Et si ce mouvement sur le plan incliné vers la disparition de notre civilisation se poursuit sans réaction,

l’Occident ne sera pas en mesure de se défendre. En cette période d’égarement, y comprise au sein de l’Église, beaucoup ont le sentiment que Ratzinger est ce « dernier pape de l’Occident » prophétisé par Nietzsche. Ratzinger a dit prophétiquement:

On a continuellement trouvé un subterfuge pour pouvoir se défiler. Mais il est presque impossible d’échapper à la peur d’être progressivement poussé dans le vide et que vienne le moment où nous n’aurons plus rien à défendre et où nous ne pourrons plus rien derrière quoi nous retrancher.

Des mots terribles écrits avec quarante ans d’anticipation sur la réalité, commente Meotti. Qui toutefois conclut sur une mince lueur d’espoir :

Ratzinger a contribué à garantir que quelque chose de reconnaissable comme « christianisme » survive au chaos contemporain. Il nous a donné les instruments pour surmonter la crise et reconstruire quelque chose qui ressemble à ce que nous appelions autrefois fièrement « l’Occident ». Ce n’est pas peu, pour un homme seul.

Et l’héritage, l’engagement et le but qu’il donne au « pusillus grex » (petit troupeau, ndt) auquel le christianisme est réduit, est celui-là:

Les croyants chrétiens devraient se concevoir comme une minorité créative et contribuer à ce que l’Europe retrouve le meilleur de son héritage et soit ainsi au service de l’humanité tout entière.

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