Extrait de la magnifique préface du livre L’ultimo Papa d’Occidente? de Giulio Meotti. C’est aussi l’occasion de saluer la multiplication de portraits de Benoît XVI de ces jours-ci, autour de la biographie de Peter Seewald , mais pas seulement (Gagliarducci, Scrosatti, etc.): avec le recul ils essaient de comprendre l’homme, sa conception du pontificat, y compris émérite, sa lutte implacable contre la dictature du relativisme. Dans ce dernier livre, ce qui ressort, c’est le statut de dissident, de « résistant ». Et de prophète. Bref, un géant de la pensée d’aujourd’hui (et pas seulement religieuse, ce serait une erreur de le cantonner aux sacristies).


Ratzinger dans les ruines de la civilisation occidentale

Benoît XVI, un dissident comme Soljenitsyne.
L’effondrement de sa propre Église, le Nouveau Monde, l’Europe post-européenne, un Islam revigoré, le nihilisme rampant, les chocs de 68 et l’insurrection néo-marxiste. Histoire d’un pape dans le livre de Giulio Meotti

Voici un extrait de la préface du journaliste irlandais John Waters au livre de Giulio Meotti « Le dernier pape de l’Ouest ».

*

https://www.ilfoglio.it/chiesa/2020/05/11/news/ratzinger-nelle-rovine-della-civilta-occidentale-317524/

Dans une série de discours radiophoniques en 1969, alors qu’il était jeune professeur de théologie à Ratisbonne, Joseph Ratzinger avait parlé de l’avenir de l’Église comme de quelque chose de marginal, avec moins de membres et d’églises, ignorée, humiliée et sans importance sociale, à commencer par son chef [cf. La prophétie oubliée de Ratzinger, ndt]. Il avait prévu que cette Eglise survivrait et deviendrait plus forte et plus vivace, mais qu’au cours de son chemin, elle serait confrontée à de nombreuses épreuves. C’était une période de fermentation sans précédent dans l’Église et dans la société européenne, après le Concile Vatican II, dans le sillage des révoltes étudiantes de 1968.

Dans la dernière de ces cinq conférences, transmise le jour de Noël 1969, Ratzinger confia que l’Eglise traversait une époque similaire à la Révolution française ou au Siècle des Lumières. Il comparait cette phase historique à l’emprisonnement du pape Pie VI, enlevé par les troupes françaises et jeté en prison, où il mourut en 1799. « Nous sommes », disait-il alors, « à un tournant de l’évolution de l’humanité ». L’Église, prévenait-il, est confrontée à un ennemi similaire, tout aussi déterminé à la détruire, à confisquer ses biens et à criminaliser les prêtres et les religieuses. « Un moment », avait-il dit, « par rapport auquel le passage du Moyen-Âge aux temps modernes semble presque insignifiant ».

Bien que sa détermination à ramener l’Église à ses fondements ne fasse aucun doute, le pape Jean-Paul II avait été une figure très charismatique dont le moralisme sans compromis était en grande partie compensé par son image populiste et sa condition de grand voyageur. Bien que la plupart des commentateurs des affaires ecclésiastiques aient rejeté son message, ils en ont accueilli le populisme, célébré le charisme et l’ont embrassé comme une vieille rock star dont le dogmatisme occasionnel pouvait être négligé en raison de son succès au box-office.

Le pape Benoît XVI présentait une proposition différente. Le fait qu’il était considéré comme le plus brillant théologien de son temps a refroidi les commentateurs. Homme réservé et aimable, il ne leur offrait rien du potentiel de rock star de son prédécesseur. En vérité, les journalistes le considéraient comme le pire de tous les papes possibles: traditionaliste, il s’exprimait avec des phrases longues et complexes, il rejetait complètement leur vision du monde. La nouvelle narration était, à sa manière, aussi utile aux commentateurs que les voyages épiques de Jean-Paul II. Pour les médias, Ratzinger était le « Panzer-cardinal« , le « policier du Pape », le « rottweiler de Dieu », l’ennemi implacable du « progrès ». Selon l’analyse des médias, Benoît était un réactionnaire, un obscurantiste. Mais ce qui a émergé, malgré les scribes, c’est ce qui était déjà implicite dans ses majestueux écrits plusieurs décennies auparavant: un intellect suprême, un homme qui, dans la vie, avait regardé l’humanité osciller entre le grand bien et le plus grand mal, et qui avait cherché dans son témoignage et sa mission à concilier ces observations avec les vérités dont il avait hérité.

Ratzinger avait passé sa vie à s’adresser à cette culture dont la malveillance était devenue un élément central. La plupart des journalistes, surtout les catholiques, sont hostiles à l’Église. Étant essentiellement les promoteurs de la mentalité « progressiste », ils essaient inévitablement d’utiliser leurs positions pour façonner les événements de manière calculée afin de promouvoir ce que l’on appelle une vision des choses plus « libérale » et « progressiste ».

Ratzinger était à l’opposé de ce que ce récit suggérait: une voix en marge, tout en parlant du centre. Le projet principal de Benoît XVI était la récupération de la culture occidentale et un concept intégré de la raison. C’était un homme qui ne pouvait être enfermé dans aucune catégorie, un paradoxe vivant. Il était peut-être le lecteur le plus intelligent du modernisme, celui qui comprenait mieux l’impulsion post-moderne que beaucoup de ceux qui y adhéraients.

Alors que les idéologies du projet de « liberté » des années soixante se fracassaient sur les rochers de la réalité; alors que les promoteurs de ces idéologies commençaient à percevoir qu’ils n’avaient, au fond, aucune réponse aux dilemmes fondamentaux de l’humanité; alors que nous penchions vers ce qui apparaissait plus clairement comme le suicide de la civilisation occidentale, Ratzinger continuait à murmurer silencieusement les pensées les plus urgentes et les plus scintillantes sur les raisons de tout cela et sur ce que nous devions faire pour rétablir les choses.

Loin d’être l’ogre de la mythologie médiatique, Benoît XVI s’est révélé comme une voix totalement nouvelle dans la culture moderne, parlant avec une clarté et une profondeur immenses de l’humanité dans un monde qui cherche à vivre sans le Christ. Ses mots aussi tranchants que la glace ont pénétré les paradoxes de la réalité en en extrayant les secrets, comme un poète. Ce qui était en jeu était une préoccupation très laïque: le mécanisme même de propulsion de l’espèce humaine.

Dans un certain sens, Joseph Ratzinger a été l’équivalent ecclésiastique de Václav Havel et d’Alexandre Soljenitsyne, un dissident des orthodoxies dominantes, interdit pour sa narration de la vérité. Ratzinger était un autre type de dissident: les autres, poussés à la clandestinité par des régimes dont la tyrannie était devenue incontestable, sont devenus, au moins pour un certain temps, des héros sans équivoque pour leurs peuples et leurs époques. Ratzinger était la voix prophétique de l’anxiété humaine et d’un avenir sombre.

Wojtyla était la fenêtre à travers laquelle nous regardions pour voir à quoi Dieu pouvait ressembler. Ratzinger était le pompier qui grimpait sur la corniche du désespoir pour faire decendre le sceptique.

Dans ce livre bien documenté, L’ultimo Papa d’Occidente? Giulio Meotti raconte le pape Benoît était au milieu d’une civilisation en pleine désintégration et qui autrefois était le joyau du monde. Il diagnostique les conditions externes et les pathologies qui allaient accélérer ce processus. Meotti décrit Ratzinger face à l’effondrement de sa propre Église depuis 1969, au « Nouveau Monde » idéologique inauguré par les Nations unies, à l’adieu sans larmes de l’Europe au catholicisme, à l’avènement d’une « Europe post-européenne », à la crise du relativisme avec ses tentacules autour de la culture occidentale, à l’explosion d’un Islam revigoré, aux répliques du séisme de 1968, à l’insurrection néomarxiste dans les domaines les plus intimes de l’existence humaine.

Au fil du temps, nous pouvons voir de plus en plus clairement la précision du diagnostic de Václav Havel selon lequel la tyrannie soviétique n’était rien de plus qu’une « image miroir convexe » du capitalisme occidental. Ratzinger s’inquiétait de la possibilité que l’Occident tombe dans une nouvelle période sombre provenant des laboratoires scientifiques, des médias mensongers, de la perversion de l’enseignement universitaire, de la corruption de la démocratie parlementaire, de la croissance insidieuse de l’influence idéologique des Nations unies – tous ces piliers de la « dictature du relativisme » contre lesquels ce petit homme vêtu de blanc avait lutté pendant un demi-siècle.

Joseph Ratzinger a été, comme le décrit Meotti, un colosse qui a finalement été « vaincu » dans ses efforts pour sauver la civilisation occidentale, mais qui a laissé derrière lui les codes qui peuvent encore permettre à l’humanité de remettre les choses en ordre. Il a vu l’effondrement et l’a décrit avec une clarté que personne d’autre n’avait atteinte, et il a également précisé l’antidote. Après s’être offert comme bouclier vivant contre la sécularisation, le relativisme, l’islamisation et le nihilisme rampant, il s’est finalement senti contraint de se retirer, le danger approchant de son pire point. Il a voyagé dans toute l’Europe pour essayer d’arrêter l’effondrement, mais sans succès. C’est l’histoire racontée par le L’ultimo Papa d’Occidente? … Le temps nous dira si ce fut une tragédie ou s’il s’en est fallu de peu.


Il Foglio a également publié un court extrait de l’ouvrage de Meotti:

Le Pape qui éclaire le visage dans l’ombre de l’Europe


Giulio Meotti
www.ilfoglio.it
11 mai 2020
Ma traduction

S’exprimant au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg le 29 avril 1979, Joseph Ratzinger a dit: « Les sociétés occidentales d’aujourd’hui me semblent déjà largement des sociétés post-européennes ». Les attaques que le futur Pontife allait recevoir ont démontré l’importance que le christianisme jouait encore dans la conscience occidentale. Dans la phase de plus grande splendeur de l’Occident européen, Ratzinger, qui avait toujours eu le courage de remuer des eaux dormantes, percevait les ombres d’un crépuscule imminent. Sa lampe a éclairé, au moins un instant, la face cachée du Vieux Continent.

« Ratzinger est le dernier pape à l’aise dans l’histoire intellectuelle européenne » a écrit Alan Posener. Pour le réalisateur de First Things R. R. Reno, Ratzinger est « le dernier de la génération héroïque » qui a permis au catholicisme de se joindre à l’humanisme moderne pour reconstruire l’Europe après les horreurs de la guerre et contre la menace du marxisme soviétique, la génération des Adenauer et De Gasperi. « Benoît XVI était inquiet pour l’Europe, c’est ici qu’a commencé le mouvement suicidaire en Occident qui s’intensifie aujourd’hui. L’Europe est le continent malade, nous sommes à son chevet », a expliqué le médiéviste de la Sorbonne Rémi Brague.

En 1990, à Speyer, Ratzinger avait parlé de « Zivilisation des Todes« , une « civilisation de la mort ». En 2011, deux ans avant de démissionner du trône papal, il dénonça « un fort courant de pensée laïciste qui veut marginaliser Dieu de la vie des gens et de la société, en planifiant et en essayant de créer un ‘paradis’ sans Lui. Mais l’expérience nous apprend que le monde sans Dieu devient un enfer ». Ratzinger évoqua une « éclipse de Dieu », comme si l’humanisme européen se prolongeait dans le nihilisme et la répudiation dédaigneuse du monde au nom de l’utopie, de la société « libérée » (…) Tout le pontificat de Ratzinger a été une défense de la civilisation occidentale ou, plus simplement, de l’Occident. Mais il n’y a pas un seul défi dont Ratzinger soit apparemment sorti victorieux, comme si le nihilisme devait être la seule destinée de l’Occident, comme si la séduction était si démesurée qu’elle ne pouvait trouver de satisfaction que dans l’anéantissement. Des lois qui sapent le droit naturel sont approuvées jusque dans les bastions catholiques européens, l’Europe est partout un désert de décombres post-chrétiens, personne n’ose plus remettre en cause l’Islam et la « dictature du relativisme » s’est soudée au marché.

Comme chef de l’ex-Saint-Office, puis comme pape, Ratzinger a vu approuver les mariages gays dans les trois pays les plus marqués par l’identité catholique en Europe: l’Espagne, la France et l’Irlande. Le petit homme vêtu de blanc qui se détachait comme un géant de la pensée a été vaincu. C’est l’accomplissement catastrophique de tout un cycle historique, appelé « Occident », est arrivé à l’épreuve de force finale avec lui-même. Aux yeux des sécularistes d’Europe et d’Amérique du Nord, Ratzinger était le dernier obstacle face à ce qu’il avait lui-même appelé la « dictature du relativisme ». D’autres pontifes viendront, peut-être populaires, peut-être fils des périphéries du monde, peut-être d’Europe, mais ils risquent d’être post-européens et post-occidentaux, car l’Europe qui a produit Ratzinger est en train de mourir. Ratzinger a contribué à ce que quelque chose de reconnaissable comme « christianisme » ait survécu au chaos contemporain. Il nous a donné les outils pour surmonter la crise et reconstruire quelque chose qui ressemble à ce que nous appelions autrefois fièrement « l’Occident ». Ce n’est pas peu pour un seul homme. Mais Ratzinger a aussi été la grande « victime » de cette dictature du relativisme qui est son grand cheval de bataille, comme si l’attaque continue de la culture contemporaine avait contribué à l’érosion de ses forces physiques et morales. Le temps nous dira si – grâce aux cinquante ans de dynamite intellectuelle qu’il a placée sous l’édifice imprenable de la post-modernité – Ratzinger était ce clown que personne n’a cru tandis qu’il criait « au feu » ou si, au contraire, il n’était pas un nouveau Benoît [de Nurcie] capable de sauver la civilisation du grand incendie.

Share This