Le journaliste allemand Guido Horst, rédacteur en chef du mensuel « Vatican Magazine » revisite quelques moments-clés de la vie de Benoît XVI (à partir de la douloureuse épreuve de la thèse d’habilitation, qui s’est révélée être une opportunité plus qu’un handicap) à travers la monumentale biographie de Peter Seewald « Ein Leben ». Une vie exposée en toute transparence , tranchant ainsi résolument avec les zones d’ombre qui entourent la biographie de son successeur.

(*) C’est sans doute un clin d’œil: Le Rapport Ratzinger est le titre original du célèbre (et, à l’époque, explosif) livre d’entretiens du cardinal préfet de la CDF avec Vittorio Messori en 1985, traduit en français sous le titre « Entretiens sur la foi ».

Le rapport-Ratzinger: la biographie de Benoît par Peter Seewald

Guido Horst
de.catholicnewsagency.com
4 mai 2020
Traduction d’Isabelle

Jeune professeur au Domberg (Grand séminaire) de Freising, Joseph Ratzinger a vu ses cheveux blanchir presque en une seule nuit. Il avait alors 29 ans. Quelques mois auparavant, au début du mois de novembre 1954, il avait repris, comme suppléant, une chaire de dogmatique au séminaire de Freising – et il avait à peu près l’âge de ses étudiants. En juillet 1953, à l’université de Munich, il avait, avec brio, défendu sa thèse, chaleureusement applaudie, sur « Peuple et maison de Dieu dans l’ecclésiologie de saint Augustin » ; cela avait ouvert au fils du gendarme de Marktl am Inn la porte d’une carrière académique qui devait faire de lui un des plus grands théologiens du vingtième siècle.
Mais tout cela n’arriva que plus tard.
D’abord, le jeune Ratzinger, qui, depuis 1951, après son temps de formation sacerdotale, avait exercé la charge de vicaire à München-Bogenhausen, avait reçu, dans l’exercice de sa pratique pastorale, un « véritable choc au contact de la réalité » : il se rendit compte que l’Eglise institutionnelle était certes encore là, mais que le monde réel s’en était déjà fort éloigné. C’est à Bogenhausen qu’il prit les notes qui devaient déboucher sur son article prophétique de 1958 sur les nouveaux païens dans l’Eglise. Il y parla, pour la première fois, de la « démondanisation » (Entweltlichung) de l’Eglise, qu’il jugeait urgente et nécessaire.
Cependant, arrivé à Freising, il est encouragé par son professeur de théologie Gottlieb Söhngen, à rédiger une thèse d’habilitation sur « La théologie de l’histoire de saint Bonaventure », – un projet dans lequel Ratzinger se lance avec enthousiasme. Et c’est ainsi qu’arriva ce sinistre samedi saint de 1956 où un membre du jury de sa thèse, Michael Schmaus lui notifia qu’il devait refuser son texte, qui, disait-il, ne satisfaisait, ni pour la forme ni pour le fond, aux standards scientifiques.
Devant Ratzinger s’ouvrit un abîme ; sa carrière scientifique semblait terminée avant même d’avoir commencé. Quelques mois plus tard, l’étoile montante de la théologie n’avait plus un seul cheveu noir. Une masse de cheveux blancs couronne désormais sa tête au visage si jeune.

Celui qui prend en mains l’imposante biographie de Peter Seewald, intitulée « Benedikt XVI. Ein Leben » (l’ouvrage compte un peu plus de 1100 pages), pourrait être tenté de lire d’abord les chapitres sur les années du pontificat de Joseph Ratzinger ou sur l’époque en cours où il est pape émérite. Surtout, si le lecteur a vécu ce temps de près: Seewald connaît-il vraiment les détails? Son livre n’est-il pas une retouche après-coup apportée à l’image du pontificat allemand? Une imposante couche d’or brillant sur la vie d’une personne âgée de 93 ans, à qui quelqu’un doit encore consacrer un grand monument littéraire? Benoît a eu droit lui aussi à l’encensement rhétorique. Dans les moments où il était sous le feu des critiques, ses partisans ne ménageaient pas les superlatifs.

Rien de tout cela chez Seewald. Et, pour la lecture de la biographie, il n’y a qu’un seul conseil à donner: commencer tout au début, par la jeunesse et l’enfance pour s’apercevoir très vite que Seewald, – qui a déjà publié deux livres d’entretiens avec le cardinal Ratzinger : « Le sel de la terre » (1995) et « Dieu et le monde» (2001), – n’a pas tracé, à grossiers coups de pinceau, l’image de la vie de cet homme, mais qu’il en a plutôt composé, avec de nombreux petits éléments, une mosaïque. Et voici devant nous, non seulement l’homme réservé, timide et parfaitement spiritualisé, qui, dans la tempête, se retire dans la tour d’ivoire de sa théologie, mais aussi quelqu’un qui sait obstinément poursuivre sa route.

Au projet manqué d’habilitation, Joseph Ratzinger a remédié lui-même. Il avait sombré dans une dépression profonde, d’autant plus qu’il avait fait venir ses parents dans la nouvelle maison du Domberg à Freising. Solliciter, au terme d’une carrière académique à peine commencée, un poste de vicaire, aurait signifié devoir renvoyer ses parents, et peut-être aussi sa sœur.
Mais, par une subite « inspiration », Ratzinger remarqua que le correcteur Schmaus n’avait indiqué que peu de remarques dans la dernière partie de sa thèse. Aussi présenta-t-il cette dernière partie, retravaillée, comme nouvelle thèse d’habilitation. Et le pari réussit: la faculté donna son feu vert. Plus rien ne s’opposait à une nomination comme professeur extraordinaire de dogmatique et de théologie fondamentale à l’Ecole supérieure de théologie et de philosophie de Freising.
« J’avais très vite obtenu mon doctorat », racontera plus tard, Ratzinger, déjà avancé en âge, en évoquant au cours d’un entretien avec Seewald la crise de la thèse d’habilitation. « Si j’avais obtenu aussi vite mon habilitation, j’aurais eu un sentiment trop vif de mes capacités et cela aurait été une assurance déplacée. Et ainsi, j’ai été humilié. Cela fait du bien de reconnaître une fois encore toute sa pauvreté, de reconnaître que l’on n’est pas un grand héros, mais un petit candidat au bord de l’abîme et qui doit se réconcilier avec ce qu’il fait. Dans cette mesure, logiquement, j’avais besoin d’une humiliation, et, dans ce sens, c’est juste qu’elle me soit tombée dessus. » 

Dans la biographie de Seewald, on est arrivé maintenant à la page 325. Après 14 années passées au Domberg – comme séminariste, doctorant, enseignant – le jeune professeur, qui a 32 ans, déménage à Bonn.
Tout Ratzinger est là désormais; sa pensée ne changera plus, elle ne fera que se déployer au fil de sa carrière de théologien, évêque, cardinal et pape.

Lorsque Ratzinger quitte Bonn pour entrer, grâce au cardinal de Cologne Joseph Frings, dans le cercle des théologiens conciliaires et finalement des experts du concile Vatican II, on le considère comme moderne, disons même progressiste. Des gens comme Schmaus le tiennent pour un hérétique. Ratzinger a dépassé la théologie néoscolastique et, grâce aux Pères de l’Eglise, à Augustin et à Bonaventure, il a appris à penser la théologie, , d’une manière entièrement nouvelle, en prise avec notre époque. Il a lu Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar et Romano Guardini et, dans l’œuvre de Hermann Hesse, reconnu la quête existentielle de la grande et mystérieuse vérité dans un temps de déchirement. C’est pourquoi ces 325 premières pages de la biographie sont si importantes ; Seewald les a racontées avec un grand souci du détail, sans négliger les drames qui se nouent durant ces années : époque nazie, guerre, effondrement, faute et expiation, et puis le nouveau départ au milieu des ruines.

Pour Seewald, il y a trois discours par lesquels Ratzinger/Benoît XVI a posé des balises.
D’abord, le discours de Gênes, – prononcé, il est vrai, par le cardinal Frings, mais dont il fut très vite clair qu’il avait été écrit par son conseiller théologique Ratzinger.
L’homélie du cardinal pour l’ouverture du conclave de 2005.
Et le discours par lequel Benoît XVI annonçait sa renonciation au ministère pontifical.

A Gênes, en novembre 1961, Ratzinger ne réussit rien moins que de présenter enfin une structure concrète et réfléchie pour les travaux du concile, annoncé déjà en janvier 1959. Jean XXIII en fut tellement enthousiasmé qu’il dit personnellement au cardinal Frings : « Vous avez dit tout ce que je pensais et voulais dire, sans pouvoir le dire moi-même. » Quand Frings lui révéla qu’il n’avait pas écrit le texte lui-même, le pape se contenta de lui répondre qu’il était important d’avoir de bons conseillers.

Les deux autres textes-jalons de Joseph Ratzinger/Benoît XVI sont bien connus.
Avec raison Seewald remarque que le doyen du sacré collège, lors de la « Missa pro eligendo Romano pontifice », le 16 avril 2005, était tellement épuisé qu’il devait s’interrompre souvent ; il commença son homélie d’une voix faible, mais en fut d’autant plus impressionnant : « Plus Ratzinger se faisait petit, plus grandissait son rayonnement. Sa chevelure d’un blanc immaculé, le feu apparemment irrépressible de son engagement, la solennité avec laquelle il célébrait –même s’il dut s’interrompre deux à trois fois au cours de la cérémonie –, lui donnaient un accent tout à fait unique d’humanité et d’authenticité. Son image brillait d’une manière de plus en plus irrésistible dans le regard des cardinaux. Et on peut supposer que plusieurs, en pensée, le revêtaient déjà de la soutane blanche pour se faire une idée de la manière dont il la porterait. »

Et enfin, l’annonce de la renonciation le 11 février 2013, annonce qui devait devenir, pour l’histoire récente de la papauté, une ligne de partage des eaux.

Les chapitres que Seewald consacre au conclave de 2005 et aux semaines qui précèdent la renonciation se lisent comme de la pure adrénaline. Dans la mesure même où le fils de l’Eglise venu de Bavière parvient à Rome aux plus hautes charges que les ministres de Dieu aient à attribuer ici-bas, il échappe d’une certaine manière à son biographe bavarois. Plus qu’ailleurs, Seewald cite, dans les derniers chapitres, la presse quotidienne, rapporte des morceaux choisis de l’écho médiatique que suscite le pape allemand, aligne des appréciations différentes . Son informateur principal lui-même, Joseph Ratzinger, doit s’abstenir, si grand est le danger qu’un pape dise des choses sur lesquelles il doit en réalité se taire. Beaucoup des dernières questions posées au pape émérite sont restées sans réponse ; elles conduisent, comme Benoît l’écrit, « naturellement très loin dans la situation actuelle de l’Eglise ».

Il n’empêche, avec la biographie de Seewald, une chose est absolument claire : la vie de Joseph Ratzinger/Benoît XVI est devant nous comme un livre ouvert. Pas seulement la littérature que l’adolescent a lue, les courants intellectuels qui ont marqué le jeune théologien ou les figures qui l’ont façonné. En réalité, on sait aussi ce que Joseph Ratzinger a fait depuis son enfance, pratiquement au jour le jour. Puissions-nous dire cela aussi du pape régnant ! Chez Jorge Mario Bergoglio, il y a eu des années pendant lesquelles après son mandat de provincial il disparut de la circulation. Que sait-on de la psychothérapie à laquelle il recourut pendant ces années ? A qui François téléphone-t-il aujourd’hui sans relâche depuis Sainte-Marthe ? Quels étaient ses contacts avec la « Guardia de Hierro », l’organisation de la jeunesse peroniste dont le Père Bergoglio était l’accompagnateur spirituel ? Quelle est la littérature (théologique) qui l’a formé et qu’il a simplement lue ?

Pour un biographe, Joseph Ratzinger/Benoît XVI est un coup de chance, même si cette biographie qui couvre tout un siècle, est, comme Seewald l’a déclaré au Tagespost, une « tâche éreintante » qui vous « pousse au bout de vos forces ».

Mots Clés :
Share This