Reprise et commentée par Antonio Socci, une ample et passionnante réflexion sur l’opération d’ingénierie sociale que les « pouvoirs forts » ont pu réaliser à la faveur (si l’on peut dire!) de la pandémie. Agamben, qui est un penseur de gauche (cf. Une question) voit dans l’Italie le laboratoire où une nouvelle technique de gouvernement a été expérimentée. Je me permets de corriger: l’Italie est le PREMIER laboratoire dans l’ordre chronologique, mais c’est le monde entier qui est devenu petit à petit un gigantesque laboratoire.

L’État d’exception et l’Italie cobaye d’un nouveau totalitarisme.

Antonio Socci
« Libero« , 12 juillet 2020
Ma traduction

C’est au moment où Giuseppe Conte annonçait la prolongation de l’état d’urgence qu’est sorti le livre de Giorgio Agamben “A che punto siamo?”, où le philosophe rassemble ses interventions, si controversées, écrites pendant et contre le confinement, et où il avait prévu que l’état d’exception serait prolongé.

Agamben est l’un des philosophes italiens les plus traduits et les plus respectés à l’étranger. En effet, il a été interviewé par plusieurs journaux étrangers et (bien qu’il ait toujours été culturellement « de gauche ») il a été ignoré par nos médias qui ne supportent pas les pensées différentes.

Ce qu’il voudrait nous faire voir c’est « la transformation dont nous sommes témoins » dans la vie politique et sociale, qui « opère à travers l’instauration d’une terreur sanitaire pure et simple et d’une sorte de religion de la santé ».
Le penseur dénonce la transformation de l’état d’exception en une pratique qui deviendra de plus en plus normale, finissant par liquider la démocratie parlementaire bourgeoise telle que nous l’avons connue jusqu’à présent, la transformant en quelque chose d’autre qui n’est pas encore défini.

OBJECTION ET RÉPONSE

Bien sûr, on pourrait dire que la situation créée par le Covid, en février-mars, était alarmante. Selon ses détracteurs, on ne pouvait pas faire autrement : le philosophe oublie le grave danger dont nous étions menacés. Mais la réponse d’Agamben à cette objection fait réfléchir. Tout d’abord – explique-t-il – on a limité sans motif le premier des droits de l’homme: « le droit à la vérité ». Il parle d’une « gigantesque opération de falsification de la vérité ».

On peut objecter qu’il s’agissait peut-être plus de superficialité et d’amateurisme que de falsification. Ou du moins on l’espère. Mais quand Agamben écrit que « les chiffres sur l’épidémie sont fournis de manière générique et sans aucun critère scientifique », que « donner un chiffre de décès sans le rapporter à la mortalité annuelle dans la même période et sans préciser la cause réelle du décès n’a aucun sens », on doit reconnaître que cela pose un réel problème.

Il dit: « on ne tient aucun compte du fait que le patient positif qui est mort d’une crise cardiaque et de toute autre cause est également compté comme décédé du Covid-19 » (et on ne rappelle jamais des chiffres annuels de décès pour les différentes causes et pathologies, qui sont en fait plus élevés que ceux par le Covid).

Il faut ajouter l’absence de vérité sur les origines du virus et le moment de sa propagation (qui est la faute du régime chinois), puis les indications des autorités données puis retournées (par exemple sur les masques), enfin le grand point d’interrogation sur les thérapies et les médicaments. Il y a même eu un manque de vérité sur ce qui a conduit à la réduction des soins de santé ces dernières années.

DIRE LA VÉRITÉ

Pour décider d’une suspension aussi radicale des droits fondamentaux – dit en substance Agamben – les autorités pouvaient et devaient d’abord expliquer exactement, avec une précision et une exactitude extrêmes, tous les termes du problème au peuple et à ses représentants et ce n’est qu’en évaluant la réalité vraie des faits qu’on pouvait ensuite prendre certaines mesures de protection, avec des délais et des modalités démocratiquement délibérés et contrôlés (peut-être même en informant jour après jour sur l’efficacité des différentes thérapies en cours).

En fait, ce ne fut pas le cas. Et qu’on ne dise pas qu’on n’a pas eu le temps, car l’état d’urgence a été décrété par le gouvernement fin janvier et pendant plus d’un mois, pratiquement rien n’a été fait, passant d’une importante sous-estimation à une soudaine alarme apocalyptique.

EXPÉRIENCE DE MASSE

Dans la généralité de l’alarme, il y a eu ensuite une panique collective qui a rendu tout acceptable (« la propagation de la terreur sanitaire nécessitait un appareil médiatique unanime et sans faille« ).

Ainsi – explique Agamben – il a été possible de vérifier qu’en raison de la peur de la mort « les hommes semblent prêts à accepter des limitations de la liberté qu’ils n’avaient jamais rêvé de pouvoir tolérer, ni pendant les deux guerres mondiales ni sous des dictatures totalitaires ».

Cet état d’exception, selon le philosophe, « restera dans les mémoires comme la plus longue suspension de la légalité de l’histoire du pays, mise en œuvre sans que les citoyens ni, surtout, les institutions députées n’aient rien eu à objecter ».

Agamben porte un jugement très sévère sur ce qui s’est passé (pour les historiens futurs, « cette période apparaîtra comme l’un des moments les plus honteux de l’histoire italienne ») et est encore plus sévère sur « ceux qui l’ont guidé et gouverné comme des irresponsables sans aucun scrupule éthique ». Cela va peut-être trop loin, on pourrait penser qu’il y a eu éventuellement de l’improvisation et un manque de sensibilité démocratique et de sens des institutions, mais laissons à la postérité le difficile jugement: l’aspect le plus important de la réflexion d’Agamben est ailleurs.

Il affirme qu' »après l’exemple chinois, l’Italie a été pour l’Occident le laboratoire où la nouvelle technique de gouvernement a été expérimentée dans sa forme la plus extrême« .

LA LIQUIDATION DE LA DÉMOCRATIE

Le fait même qu’un totalitarisme ait été le modèle est emblématique, selon Agamben, qui écrit ensuite: « Si les pouvoirs qui gouvernent le monde ont décidé de prendre le prétexte d’une pandémie – peu importe à ce stade si elle est vraie ou simulée – pour transformer de fond en comble les paradigmes de leur gouvernance des hommes et des choses, cela signifie que ces modèles étaient à leurs yeux en déclin progressif, inexorable et n’étaient plus adaptés aux nouvelles exigences« .

Nous pouvons ne pas être d’accord, mais il est clair depuis des années que le libéralisme n’est plus synonyme de libéral-démocratie, que le mercatisme et le grand pouvoir financier qui domine les États ont dévasté l’économie réelle, le tissu productif industriel de l’Occident et la bourgeoisie, cette classe moyenne qui avait toujours été le pilier des démocraties.

Et il est clair depuis des années que le mercantilisme (propagé par la plupart des médias sous toutes ses formes: notamment celle de l’Europe de Maastricht) déteste de plus en plus les démocraties, les parlements, la souveraineté populaire et les États-nations qui représentent autant d’obstacles à sa domination incontestée.

En Italie, il est clair depuis des années que le Parlement et les électeurs comptent de moins en moins et que de plus en plus de gens essaient de nous mettre sous contrôle, de nous commander par personne interposée et qu’au nom des liens extérieurs, ils finiront par nous gouverner totalement depuis Berlin et Bruxelles (ou depuis les Bourses). Il y a donc matière à réflexion.

EFFET SINISTRE

Enfin, il faut signaler deux pensées d’Agamben. La première : « la biosécurité s’est révélée capable de présenter l’arrêt absolu de toute activité politique et de toute relation sociale comme la forme la plus élevée de participation civique. On a ainsi pu constater le paradoxe des organisations de gauche, traditionnellement utilisées pour revendiquer des droits et dénoncer des violations de la constitution, accepter sans réserve des limitations de libertés décidées par des décrets ministériels sans aucune légalité et que même le fascisme n’avait jamais rêvé de pouvoir imposer ».

On peut se demander ce qu’ils auraient fait si c’était le centre-droit qui avait décidé de ces mesures.

La deuxième réflexion : « La pandémie a montré sans aucun doute possible que le citoyen est réduit à sa seule existence biologique. De cette façon, il se rapproche de la figure du réfugié presque au point de la confondre avec elle ».

TRUMP ET LA GAUCHE

On a demandé au philosophe de gauche s’il était gêné par le fait que des dirigeants de droite comme Trump et Bolsonaro étaient les plus critiques à l’égard du confinement à la manière chinoise.

Réponse : « Là encore, on peut mesurer le degré de confusion dans lequel la situation d’urgence a plongé les esprits de ceux qui devraient rester lucides, ainsi que la mesure dans laquelle l’opposition entre la droite et la gauche s’est complètement vidée de tout contenu politique réel. Une vérité reste telle, qu’elle soit dite à gauche ou qu’elle soit dite à droite ».

Mots Clés :
Share This