Voici une réflexion peu banale issue du site américain « The Catholic Thing ». Son auteur, David Carlin, 82 ans, catholique, ex-sénateur démocrate de Rhode Island, est en profond désaccord avec son parti sur les questions dites sociétales. Son regard croisé de vieux sage, qui tente de remonter à la racine du mal (on pense à la « dictature du relativisme » chère à Benoît XVI) sur des sujets de brûlante actualité mais a priori sans lien direct entre eux (covid, racisme…) est inédit – et inattendu si l’on considère sa famille politique d’origine.

Les fruits du subjectivisme

David Carlin (*)
The Catholic Thing
21 août 2020
Ma traduction

Ces derniers mois, deux phénomènes nationaux m’ont laissé perplexe.

En premier lieu, la conviction exprimée par de nombreuses personnes – par celles de gauche bien plus que par celles de droite – que sauver des vies des morts du COVID-19 est si important que nous devrions pratiquement « verrouiller » la vie économique, universitaire, religieuse et la consommation de bière du pays pour atteindre ce but.

Maintenant, je suis personnellement en faveur de sauver des vies, d’autant plus que j’appartiens à une population vulnérable. C’est-à-dire que je suis un vieil homme avec deux ou trois « pathologies sous-jacentes ». Mais sauver la vie de personnes âgées et malades signifie rarement que ces personnes seront à nouveau sur pied, jouant au tennis ou courant des demi-marathons ou travaillant sur des projets d’ingénierie. Non, cela signifie prolonger leur vie d’un an ou deux, ou d’un mois ou deux.

Il n’y a rien de mal à prolonger la vie, même de peu. Moi-même, j’aimerais avoir autant de mois que possible. Mais ces quelques mois supplémentaires valent-ils la peine de mettre des dizaines de millions de personnes au chômage, d’éloigner des dizaines de millions d’enfants des salles de classe et d’empêcher un nombre incalculable de jeunes de s’amuser et de vivre des aventures comme on ne peut le faire que dans sa jeunesse ?

Une longue vie, c’est bien, mais ce n’est pas la seul chose qui soit bien. Le travail, c’est bien. Les salaires, c’est bien. L’école, c’est bien. La socialisation, c’est bien. S’amuser, c’est bien. Et ainsi de suite. Mais ces derniers mois, beaucoup d’Américains semblent avoir pensé que le bien suprême est la longévité.

En second lieu, je suis perplexe devant la croyance répandue selon laquelle le racisme est le plus horrible des péchés, le seul péché vraiment grave. Or, le racisme est mal, mais il y a beaucoup d’autres choses qui le sont aussi. À mon avis, par exemple, l’avortement est mal, tout comme la conduite homosexuelle, tout comme le fait de battre sa petite amie ou sa femme, tout comme le fait de tricher sur ses impôts, tout comme le fait d’abandonner sa progéniture, et bien d’autres choses encore.

Cependant, selon l’opinion publique récente, tous ces autres péchés s’effacent pour devenir presque insignifiants par rapport au péché gigantesque qu’est le racisme. Les personnes (principalement de gauche) qui n’ont aucune objection à l’avortement de masse, à la fornication occasionnelle ou à la sodomie homosexuelle, et qui n’ont que la plus petite objection à ce que les pères abandonnent leur progéniture, sont choquées de voir qu’une statue de Robert E. Lee devrait être exposée en public partout en Amérique.

Si ces personnes pouvaient sauver leur vie en prononçant le « mot en N » (N-word: périphrase pour « negro« , ou « nigger« , qui sont des mots tabous), elles préféreraient mourir – tout comme les premiers chrétiens préféraient le martyre à une pincée d’encens sur l’autel de l’empereur.

Tout cela me semble très étrange, moi qui suis un catholique âgé avec quelques problèmes sous-jacents. Que se passe-t-il?

Depuis de nombreuses décennies, les gauchistes, les progressistes ou les libéraux (quel que soit le nom qu’on leur donne) font la guerre à l’idée que les valeurs, notamment morales, sont objectives. Ils ont été les champions de l’idée inverse, le subjectivisme des valeurs, selon laquelle toutes les valeurs ne sont que des préférences subjectives. Si vous préférez Mozart à la musique rap, c’est votre opinion. Vous y avez droit, étant donné que nous sommes un pays libre. Mais ce n’est rien d’autre que votre opinion, ce n’est pas un fait. Cette eau est humide – c’est un fait. Que Mozart est meilleur que le rap n’est pas un fait: c’est simplement votre préférence personnelle.

Il en va de même pour l’avortement ou l’homosexualité. Des gens plus dans le coup que moi m’ont souvent expliqué : « Quand vous (M. le vieux catholique) dites que l’avortement et la sodomie homosexuelle sont moralement condamnables, tout ce que vous pouvez signifier, c’est que vous désapprouvez l’avortement et la sodomie homosexuelle. Très bien. Vous êtes un homme de la vieille école, et comme d’autres personnes âgées nées avant l’invention des ordinateurs et du Fentanyl, vous n’aimez pas ces choses. Mais nous, nous les aimons. Et il se trouve que nous sommes plus nombreux que vous. Bientôt vous serez mort, et nous serons encore plus nombreux que vous ».

Maintenant, cette personne dans le coup aurait pu me dire : « Vous avez droit à votre opinion. » Mais il/elle ne l’a pas fait. Car alors que j’ai encore le droit d’avoir mon opinion sur Mozart, je n’ai PAS le droit d’avoir mon opinion sur l’homosexualité et l’avortement. Non, le débat sur ces questions est maintenant clos en Amérique. Toute désapprobation de l’homosexualité ou de l’avortement est désormais un mal. C’est sans excuse. Les sages moraux de l’Amérique ont parlé.

Dans une société où toutes les valeurs sont considérées comme subjectives, aucune objective, même certains « subjectivistes des valeurs » ont une prémonition de ce à quoi cela peut mener, et ils tremblent. Cela peut conduire à l’anarchie morale ; cela peut conduire à un permis de tuer, violer, voler, piller, brûler, etc.

« Non », se disent-ils, « il doit y avoir QUELQUES valeurs sur lesquelles nous pouvons tous nous entendre. »

Et donc ils disent que la vie humaine est un bien absolu, et qu’elle doit être protégée contre le COVID-19 même si nous devons faire d’énormes dégâts à notre économie et à nos écoles. Evidemment, leur crédibilité en tant que défenseurs de la vie est sapée par leur soutien au meurtre de bébés à naître.

C’est pourquoi ils disent que le racisme est un mal absolu et que toute trace de celui-ci doit être éradiquée de nos cœurs et de nos esprits, y compris de notre inconscient. Pourtant, ces derniers, notre police antiraciste, restent hypocritement indifférents à deux faits effroyables : un nombre énorme d’enfants noirs grandissent sans père – un facteur majeur qui limite leurs perspectives – et un nombre énorme de bébés noirs sont avortés chaque année.

Depuis une centaine d’années environ, les élites de la pensée libérale enseignent que toutes les valeurs, y compris les valeurs morales, sont simplement subjectives ; mais au cours des dernières décennies, ces enseignements se sont répandus dans les masses. Les élites ne voulaient généralement pas plus qu’une licence pour la liberté sexuelle; elles espéraient que les choses s’arrêteraient là. Les masses, en particulier la couche la plus basse des masses, sont plus logiques. Elles utilisent le subjectivisme moral comme une licence pour le désordre et la criminalité.

Et c’est ainsi que certaines de nos élites commencent à reculer, horrifiées par ce qu’elles ont fait. Maintenant, ils disent des choses comme « La vie est objectivement bonne » et « Le racisme est objectivement mauvais ».

C’est bien. Mais c’est peut-être trop peu, trop tard.


NDT

(*) David R. Carlin Jr. (né en 1938) est un homme politique, professeur de sociologie et de philosophie et auteur.
De 1981 à 1993, il a été chef de la majorité démocrate du Sénat de Rhode Island.
Tout en restant démocrate, il est entièrement en désaccord avec l’idéologie dirigeante du Parti démocrate d’aujourd’hui. Il est fermement opposé à l’avortement et au mariage homosexuel.
Carlin est l’auteur de quatre livres: The Decline and Fall of the Catholic Church in America (2003), Can a Catholic Be a Democrat? (2006), Homosexualism versus Catholicism (2012) et My Dear Bishops: an Open Letter to the American Catholic Bishops (2013). Il a été chroniqueur d’opinion pour deux périodiques catholiques (Commonweal et Our Sunday Visitor) et deux sites catholiques (Crisis et Aleteia).
(en.wikipedia.org)

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