Un docu-film de Netflix (méfiance, donc, quand c’est le loup lui-même qui vous met en garde!) révèle les mécanismes cachés derrière les réseaux sociaux. C’est assez terrifiant, même s’il n’est pas question de tomber dans la paranoïa, car le web est un outil fabuleux, il est ce que nous en faisons, et il n’est pas interdit d’être intelligent lorsqu’on l’utilise. On peut prendre le film comme un avertissement, tant que nous avons encore une conscience, et donc avant qu’il ne soit trop tard. Les impressions d’Aldo Maria Valli.

Il s’agit de prendre pleinement conscience que chaque fois que vous utilisez votre smartphone, bien qu’il vous donne un sentiment de gratification et de liberté, de l’autre côté de l’écran, il y a des milliers de personnes au travail qui vous utilisent de telle manière que vous êtes une source de revenus de plus en plus rentable pour eux. Et tout cela implique une manipulation.

The social dilemma. L’obscurité au-delà de l’écran

Aldo Maria Valli
21 septembre 2020
Ma traduction

Il y a quelques soirs, à l’initiative de ma fille Laura, 20 ans, nous nous sommes réunis en famille pour voir The Social Dilemma, le film produit par Netflix qui révèle les mécanismes cachés derrière les réseaux sociaux. Signé par Jeff Orlowski, c’est un document qui suscite de nombreuses questions et réflexions. Au fil des témoignages, j’ai regardé mon smartphone, qui était posé sur le canapé à côté de moi, non plus comme une ressource mais comme un petit monstre hostile et insidieux.

Le film recueille les voix de nombreux spécialistes des réseaux sociaux qui, après avoir travaillé dans le secteur, ont ressenti le devoir moral de mettre en garde contre les manipulations de plus en plus lourdes qui nous concernent tous, nous les usagers. C’est le cas de Tim Kendall, ancien directeur de la monétisation sur Facebook, de Justin Rosenstein, co-inventeur du bouton Like, et de Tristan Harris, ancien employé de Google appelé « la conscience de la Silicon Valley ». Des témoignages qui montrent comment l’industrie des technologies social fonctionne selon un dogme très clair pour les marchés basés sur la publicité : « Si vous ne payez pas, le produit, c’est vous ».

La télévision commerciale fonctionne de la même manière depuis des années, mais les médias sociaux ont appliqué le principe avec une omniprésence sans précédent.

Je n’avais jamais eu l’occasion d’écouter les témoignages d’anciens employés, techniciens et cadres de géants comme Google, Facebook, Instagram, Reddit, Pinterest et je dois dire que même si pendant de nombreuses années j’ai travaillé dans le monde des médias, en essayant souvent d’en souligner les limites et les dangers, face à ces voix je me suis senti, je l’avoue, presque un idiot. C’est une chose de penser que vous savez que les réseaux sociaux, dans une certaine mesure, vous utilisent à leurs fins commerciales, c’en est une autre de l’entendre, avec une foule de détails, de la bouche de Tristan Harris, ex design ethicist chez Google et condisciple à l’université à Stanford de Kevin Systrom, l’un des fondateurs d’Instagram.

« Empêcher les entreprises technologiques de s’emparer de nos esprits » : tel est l’objectif de l’organisation à but non lucratif Time Well Spent fondée par Harris. La mission est claire : après l’ivresse générale due au développement ultra-rapide des réseaux sociaux, il est temps de mettre la main sur la conscience (tant qu’il reste encore quelque chose) et la tâche incombe en premier lieu aux spécialistes : concepteurs de sites, développeurs d’applications, gourous de la publicité en ligne. Nous avons atteint la limite. La manipulation est maintenant telle qu’elle compromet la santé mentale et physique au niveau individuel et la coexistence sociale elle-même.

Catastrophe ? Non, dit Harris. Réalisme, plutôt. Il s’agit de prendre pleinement conscience que chaque fois que vous utilisez votre smartphone, bien qu’il vous donne un sentiment de gratification et de liberté, de l’autre côté de l’écran, il y a des milliers de personnes au travail qui vous utilisent de telle manière que vous êtes une source de revenus de plus en plus rentable pour eux. Et tout cela implique une manipulation.

Le progrès numérique n’est pas mauvais en soi: nous pouvons tous tirer profit des avantages d’être connectés. Nous devons comprendre qu’au point où nous en sommes, une correction de cap décisive est nécessaire, et cela ne peut se faire sur la base d’une logique commerciale, mais uniquement par la conscience morale.

Pendant le confinement, nous avons pu constater à quel point les technologies sont précieuses: avec le smart working, des secteurs productifs et universitaires entiers ont pu continuer à fonctionner malgré les limites imposées par la pandémie. Un équilibre doit être trouvé. C’est très bien de faciliter les liens et les échanges, mais lorsque, par exemple, le scrolling devient compulsif, il nous faut, par la force des choses, commencer à nous demander ce que nous voulons faire de notre temps et de notre vie.

Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement expérimenté pour remarquer que les réseaux sociaux déclenchent des dynamiques similaires à celles des drogues : plaisir, dépendance, accoutumance. Nous en voulons de plus en plus, nous ne pouvons pas nous en passer. Et derrière l’écran, il y a quelqu’un qui compte l’argent qui rentre.

Le film m’a surtout fait réfléchir sur le profil personnel de plus en plus précis que nous tous, par nos choix dans les réseaux sociaux, assurons aux producteurs, nous transformant en cible marketing, non seulement commerciale, mais aussi culturelle et politique.

En termes très simples, les réseaux sociaux nous font ressentir et voir ce que nous voulons ressentir et voir. D’où une augmentation générale de la polarisation (il y a de moins en moins de place pour les positions intermédiaires, pour ceux qui admettent ne pas savoir, pour une confrontation honnête) et donc des conflits. Avec des résultats paradoxaux, car précisément à l’époque où l’on parle tant de politiquement correct et de modération du langage, nous nous trouvons dans une arène où ceux qui l’emportent, ce sont ceux qui élèvent la voix, ceux qui attaquent, ceux qui fomentent, ceux qui fondent leurs arguments non pas sur un raisonnement articulé mais sur des slogans à effet.

Dans le film, une des personnes interrogées dit qu’il est trop tard pour faire rentrer le génie dans la lampe, mais qu’il est peut-être encore possible de faire quelque chose, à partir de nos choix quotidiens, au moins pour augmenter la prise de conscience du degré de dépendance vis-à-vis du marketing et de la propagande.

Je dois ajouter que, surtout en tant que père et grand-père, j’ai été frappé par la corrélation entre l’utilisation des médias sociaux et le comportement autodestructeur des jeunes et des très jeunes. Découvrir que parmi les Américains de dix à vingt-quatre ans, le taux de suicide a augmenté de 57% entre 2007 et 2018 ne peut pas me laisser indifférent. « Il y a de nombreuses raisons de penser que le taux de suicide va encore augmenter cette année, non seulement à cause du Covid-19, mais aussi parce que le stress et l’anxiété semblent imprégner tous les aspects de notre vie », dit Shannon Monnat, codirectrice du Policy, Place and Population Health Lab de l’université de Syracuse.

Le suicide est aujourd’hui la deuxième cause de décès chez les jeunes et il est réaliste de penser que la prolifération des médias sociaux est également à l’origine du phénomène. « Il existe un lien entre l’utilisation des médias sociaux et d’Internet et les tentatives de suicide chez les jeunes », indique une étude récente, intitulée Social Media, Internet use and suicide attempts in adolescents.

Au Royaume-Uni, la Royal Society for Public Health qui a classé les plateformes de médias sociaux ayant le plus d’impact sur la santé mentale, a constaté qu’Instagram, Snapchat, Facebook et Twitter sont ceux qui ont l’effet le plus négatif sur la santé psychologique des jeunes. Et un rapport indique que l’utilisation des médias sociaux est directement liée à une augmentation des symptômes dépressifs chez les adolescents.

Il ne sera pas possible de faire rentrer le génie dans la lampe, mais si le mot responsabilité a encore un sens, nous devons courir nous mettre à l’abri.

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