Citant (peut-être sans le savoir) Nietzsche, c’est en ces termes que la presse internationale salue la mort du footballeur argentin. Dans son éditorial de la Bussola aujourd’hui, Tommaso Scandroglio analyse le phénomène de déification d’un homme et tente de comprendre ce que les gens cherchent à travers la fabrication d’idoles.

Je ne suis pas fan de football, et bien sûr, je n’ai rien, ou presque (*) contre celui que les médias du monde entier célèbrent aujourd’hui comme un dieu, dans une orgie de louanges qu’on retrouve chaque fois que meurt une idole planétaire de rock, d’ailleurs (curieux, non?) uniquement lorsqu’elle a connu une « descente aux enfers », sexe, drogue, alcool et engagement à l’extrême-gauche (pensons à Jim Morrisson, David Bowie, Michal Jackson, Prince, et tant d’autres). Selon la formule consacrée, il est désormais devant son créateur, et tout ce qu’on peut dire, c’est « qu’il repose en paix ».

(*) Maradona avait eu des mots très insultants (et très grossiers) pour Benoît XVI (alors qu’il a une très bonne relation avec son compatriote qui occupe actuellement le Siège de Pierre, qui l’a reçu et embrassé) lors de l’affaire déclenchée à la suite des propos du Pape sur le préservatif dans l’avion qui le menait en Afrique, en 2009. Les médias s’étaient fait un plaisir méchant à s’en faire l’écho. Ce n’est ni l’endroit ni surtout le moment pour les reproduire, et le mieux qu’on puisse faire, c’est de les oublier.

Maradona, icône d’une société sans idéaux

Tommaso Scandroglio
La NBQ
26 novembre 2020
Ma traduction

Génie dans le ballon, désastre dans la vie. Diego Armando Maradona est devenu un mythe précisément à cause de la tension entre ses qualités sportives inégalées et les vices, les addictions et la dégradation de sa vie privée. Il est l’icône de notre époque : quand les valeurs s’éclipsent, surgissent les idoles.

La mano de Dios (**) a fait cesser de battre le cœur d’Armando Maradona après 60 printemps. L’iconographie qui s’était cristallisée au fil du temps autour de sa figure est dichotomique et perdure même après sa mort : un génie dans le football, un désastre dans la vie ; talentueux sur le terrain, plein de vices en dehors du terrain ; dans le football, personne comme lui ne dominait le ballon de cuir, dans son existence il était dominé par la cocaïne, l’alcool, la nourriture et un caractère irascible ; un exemple inégalé dans le sport, un exemple à ne pas imiter si l’on regarde la vie privée ; un seul amour dans le sport ; mille « amours » quand il ne jouait pas : un divorce et trois autres femmes dont certains enfants sont nés, sans parler d’un nombre indéterminé, semble-t-il, de descendants non reconnus.

Maradona est, c’est banal de le dire, une icône de notre temps. Aujourd’hui, plus que jamais, les gens ont besoin d’idoles en qui espérer, à qui s’accrocher parce qu’elles incarnent le succès, le talent et l’excellence qui leur font défaut. Peut-être que lorsque les valeurs, les idéaux, les raisons ultimes de vivre et de mourir sont éclipsées, des idoles surgissent. Dans le sport comme dans le cinéma, dans la musique comme dans les réseaux sociaux (voir les influenceurs), dans les affaires (pensez aux différents PDG de la Silicon Valley, un nom avant tout : Steve Jobs) comme dans les batailles idéologiques (voir Greta Thunberg).

L’idole doit-elle être parfaite ? Non, malheur, si c’est le cas. L’icône vivante doit être comme la Lune : une face lumineuse dans laquelle brillent ses excellences, où resplendissent ses qualités inégalées. Et une face cachée et sombre où s’agitent les pires spectres, où l’idole rampe, mange la poussière, se dégrade jusqu’à être blessée. C’est la tension entre ces deux pôles opposés qui engendre la vie dramatique de l’idole, que les gens aiment tant. Ces deux visages antithétiques se complètent pour dessiner le profil du héros, qui est finalement le héros romantique : il est si divin – pour l’Equipe, le quotidien français de sport, la mort de Maradona est « la mort d’un Dieu » – parce qu’il est si humain, mais humain dans sa pire dimension. Plus il descend dans la souillure d’une vie indigne, plus brille l’étoile du talent.

L’ex-champion du monde avec l’équipe nationale argentine Jorge Valdano a commenté ainsi la mort du pibe de oro: « Pauvre vieux Diego. Nous avons continué à lui dire pendant de nombreuses années ‘Tu es un dieu’, « Tu es une étoile’, et nous avons oublié de lui dire la chose la plus importante: ‘Tu es un homme' ». La force du mythe se nourrit en réalité de la faiblesse de l’homme. Les artistes maudits – et Maradona était l’un d’entre eux – n’auraient pas été des génies sans la fragilité qui a miné toute leur existence.

Maradona était une icône parce que le génie du football se mêlait à une incapacité absolue à gouverner sa vie. Nous voulons dire que le héros, dans la sensibilité collective d’aujourd’hui, est tel précisément parce que le prix à payer pour exceller est de tout sacrifier sur l’autel du succès : vie privée, affection, santé, argent, etc.. Tout comme Faust a vendu son âme à Méphistophélès en échange de la connaissance et de la jeunesse éternelle. Au mythe, on pardonne tout car nous sommes convaincus que pour exceller, il faut vivre sur la limite, voire au-delà de la limite. On pense que l’indiscipline de la vie, pour laquelle Maradona, à un certain moment de sa vie, est devenu célèbre plus que pour ses succès sportifs, est l’effet inéluctable de vies surhumaines, d’existences si rares dans leur génie qu’elles se placent au-delà du bien et du mal. Maradona a dissipé son âme dans les excès car – ainsi raisonne l’imagination collective -, le poids encombrant du génie ne pouvait que déséquilibrer toute son existence.

Alors l’addiction aux drogues et à l’alcool, le poids excessif qui avait déformé le physique de l’athlète d’autrefois, les altercations furieuses avec les paparazzis et les rixes, même avec les fans, n’affectent pas le mythe, mais le créent, car ce sont des éléments nécessaires de sa nature. Ceux qui ont des dons peu communs sont frappés par la malédiction d’être en dehors du cercle commun de l’existence, avec les avantages et les inconvénients que cela implique. Le médiocre est celui qui marche au milieu de la route de l’existence et se tient donc bien loin des limites, des excès de celle-ci. Le génie, par définition, n’est pas un médiocre et vit constamment sur le fil du rasoir, à l’extrême limite du possible.

Un requiem, enfin, pour le numéro 10 de chaque époque qui se trouve à présent face à Celui qui combine la perfection avec l’ordre, deux termes qui pour Dieguito ont toujours été inconciliables.

(**) Explication ici

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