Magnifique réflexion de Marcello Veneziani sur la bêtise la plus insupportable, qui n’est pas la « bêtise » des simples, mais celle des gens qui se croient intelligents (la proportion des imbéciles n’est-elle pas sensiblement constante dans tous les milieux?). En ce moment, on a le sentiment que les idiots qui se croient intelligents, bénéficiant du formidable levier des médias (pour s’informer) et des réseaux sociaux (pour s’exprimer) sont omniprésents et constituent l’écrasante majorité de l’humanité. Mais n’oublions pas qu’on n’est pas forcément idiot/intelligent à 100% du temps, et qu’on peut très bien alterner les deux états dans des proportions temporelles variables, et même être considérés comme des idiots par d’autres, qui pensent différemment.

A droite, Jean Lefebvre dans le rôle du bredin, dans un film de 1967 superbement dialogué par le génial Michel Audiard, d’après le roman éponyme de René Fallet, « Un idiot à Paris« 
Ici, le plus idiot des deux n’est pas celui qu’on pense…

La stupidité a fait des progrès

Marcello Veneziani
La Verità, 29 novembre 2020
Ma traduction

Pire que la bêtise, il n’y a que la bêtise qui se prétend intelligente. La simple bêtise ou la bêtise des simples, on peut finalement la supporter, elle peut faire naître dans certains cas de l’attendrissement et même de la sympathie. Mais la bêtise complexe ou la bêtise des vaniteux, qui croient représenter l’esprit du monde, le sens correct de l’histoire, est insupportable. Paraphrasant Ortega y Gasset , le stupide, se sentant dans l’air du temps, proclame le droit à la stupidité et l’impose partout.

Je ne citais pas Ortega par hasard car il se demandait pourquoi aucun philosophe n’avait consacré une étude, un essai à la stupidité. Un lettré comme Robert Musil l’a fait, et plus récemment, un brillant économiste, comme Carlo M. Cipolla, mais il n’y a pas de théorie philosophique de la stupidité.

Le paradoxe est que la philosophie et la bêtise ont la même matrice : l’étonnement. Platon et Aristote nous disent, en effet, que la philosophie naît de l’émerveillement, de l’étonnement d’être dans le monde et de savoir. Mais la racine de la stupidité vient aussi de l’étonnement, le stupide est, comme le philosophe, celui qui est étonné. La différence est que chez le philosophe, l’étonnement est à l’origine de la connaissance, tandis que chez le stupide, la connaissance est à l’origine de l’étonnement. Le philosophe va de l’étonnement à la réflexion, le stupide reste coincé dans l’étonnement… Chez le philosophe, la connaissance est un processus, chez le stupide, c’est un contact. Le point d’union entre le philosophe et le stupide est l’enfant en herbe qui est dans les deux.

Nous parlions de « la stupidité intelligente ». Deux penseurs traditionalistes comme Fritif Schuon et Julius Evola ont écrit sur ce sujet et un catholique comme Georges Bernanos s’en est pris aux « imbéciles intellectuels ». Ils faisaient référence à cette « fermeture de l’esprit », comme l’a dit Allan Bloom, qui frappe précisément ceux qui prétendent détenir le monopole du savoir, les intellectuels sachants et supposants; ou les experts qui savent tout sur leur sujet particulier mais rien de la réalité et des complexes imbrications; c’est « la barbarie de la spécialisation » (Ortega encore) sans vision du monde.

Il est nécessaire d’actualiser l’anthropologie quand on parle de stupidité. Le stupide est traditionnellement le naïf, le fou, qui rit facilement (risus abondat in ore stultorum, mais le rire abonde aussi dans la bouche des dieux). Ou le fou de guerre, qui avait perdu la tête à la guerre. On l’a également qualifié de crétin, un gallicisme issu du patois provençal, en faisant référence au pauvre chrétien, pieux et ignorant. Mais pour saint Anselme, le fou, l’insipiens, était l’athée dans sa dispute avec Gaunilon. Le chrétien pur est par contre l’Idiot pour Dostoïevski.

On considérait comme stupide l’innocent qui venait de la campagne en ville ou de la province dans le grand centre, qui descendait des montagnes ou des vallées, et déjà son dialecte, sa façon de s’habiller, son regard, dénotaient son « ingénuité ». Partageant les Italiens entre les rusés et les fous, Prezzolini était indulgent avec les fous, trompés et opprimés par les rusés. Dans la comédie à l’italienne, le conte national se joue sur la double corde de la ruse/stupidité.

Les idiots sont considérés comme la majorité, et il y a cent ans, Albert Einstein se moquait des idiots en raison de leur nombre infini d’une part, et de leur stupidité illimitée d’autre part. Mais l’éducation de masse, les progrès scientifiques et technologiques, la démocratie n’ont pas effacé, ni réduit la stupidité ; ils l’ont seulement modifiée génétiquement et dotée d’instruments plus sophistiqués. Un siècle s’est écoulé et la stupidité a fait des progrès. Cent ans d’idiotie, pour paraphraser Marquez… La stupidité passive est devenue active, et produit donc plus de dégâts. C’est devenu de la stupidité technologique, hitech, la stupidité en haute définition. Elle est allée au pouvoir, elle a inventé son propre canon et son lexique, le politiquement correct, qui est le résultat de l’intersection entre l’idéologie et la stupidité, l’intolérance et l’imbécillité.

Du vieux prototype de l’idiot – le villageois, le campagnard, fermé dans son petit monde – au nouveau prototype, « l’idiot global » qui voyage, connaît les langues, est peut-être un « natif numérique », surfant sur le web ; mais il pense en idiot, étymologiquement, c’est-à-dire qui est fermé dans l’enceinte restreinte de son privé, de son présent et de sa familiarité avec les moyens techniques. Il sait comment entrer en contact avec le monde en temps réel, mais il n’a rien à communiquer. Pure stupidité. Imbécile est celui qui a besoin du baculum, du bâton, pour se tenir debout. Le bâton de l’idiot global est son smartphone ou sa tablette, sans lesquels il se sent perdu.

Nous avons tourné autour de la stupidité, mais sans la définir. Comme il s’agit d’une carence, essayons de la définir à l’envers, en partant de son contraire. Si l’intelligence est la capacité de lire à l’intérieur des choses (intus legere), de les connecter et de les transcender, si elle est l’excès du possible sur le réel, la stupidité est l’incapacité de lire à l’intérieur des choses, de les connecter et de les transcender, c’est la prévalence du stéréotype rigide sur la réalité et les possibilités. La folie, au contraire, est la prévalence de l’impossible sur le réel, établissant des liens qui ne correspondent pas à la réalité.

Et pourtant, une chose est finalement admise : les imbéciles ne sont pas une race, un groupe ethnique à part entière. L’aile de la stupidité effleure parfois même les esprits les plus aigus, note Baudelaire ; parfois le génie est un imbécile discontinu, excelle dans un domaine ou dans l’intuition mais est stupide dans le reste des choses, généralement les pratiques. Nous sommes tous un peu stupides, bien qu’à des degrés différents. Qui par intermittence, qui en prévalence, qui en permanence. Il s’agit d’établir la modicité de la quantité et la brièveté de l’arrêt.

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